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Tarif standard : 7 • Tarif étudiant, chômeur, faibles revenus : 5 • Tarif de soutien : 10 N o 16 AVRIL-MAI-JUIN 2017 DOSSIER x HOMMAGE À JEAN-PIERRE KAHANE SCIENCE x FAILLES ET FRAGILITÉ DU MONDE NUMÉRIQUE par Francis Velain ENVIRONNEMENT ET SOCIÉTÉ x LA CHINE EN TRANSITION ÉNERGÉTIQUE par Dominique Bari SES DERNIERS TEXTES DANS L'HUMANITÉ , LA REVUE DU PROJET , PROGRESSISTES TRAVAIL x DROIT DU TRAVAIL : DERNIÈRE ÉTAPE DU DÉMANTÈLEMENT? par Léa Bruido et Jérome Guardiola

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No 16 AVRIL-MAI-JUIN 2017

DOSSIER x

HOMMAGE À JEAN-PIERRE KAHANE

SCIENCE xFAILLES ET FRAGILITÉDU MONDE NUMÉRIQUEpar Francis Velain

ENVIRONNEMENTET SOCIÉTÉ xLA CHINE ENTRANSITIONÉNERGÉTIQUEpar Dominique Bari

SES DERNIERS TEXTES DANS L'HUMANITÉ, LA REVUE DU PROJET , PROGRESSISTES

TRAVAIL xDROIT DU TRAVAIL : DERNIÈRE ÉTAPE DU DÉMANTÈLEMENT?par Léa Bruido et Jérome Guardiola

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SOMMAIRE2 AVRIL-MAI-JUIN 2017

Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2017

ÉDITO Démocratie d’intervention Jean-François Bolzinger ............................................................................................................. 3

DOSSIER HOMMAGE À JEAN-PIERRE KAHANEÉDITO Merci Jean-Pierre ! Evariste Sanchez-Palencia ...................................................................................................................... 4

À la mémoire d’un homme Les paroles de Pierre Laurent, Ivan Lavallée, Catherine Bréchignac, Cédric Villani, Françoise Varouchas ......... 8

Disparition. Jean-Pierre Kahane, militant du progrès Pierre Chaillan .............................................................................................12

« La science pour lutter contre les obscurantismes » Entretien Jean-Pierre Kahane - Anna Musso ...................................................12

Éloge de la simplicité Jean-Pierre Kahane ...........................................................................................................................................17

Les progressistes parlent et écrivent en français Jean-Pierre Kahane ............................................................................................ 20

Paul Langevin, physicien inspiré et figure légendaire Jean-Pierre Kahane ................................................................................... 22

Paul Langevin et le mouvement brownien Jean-Pierre Kahane ...................................................................................................... 24

Quelques mots... Amar Bellal .............................................................................................................................................................. 26

La place de la science dans la société Jean-Pierre Kahane ...........................................................................................................26

Vingt-cinq points d’interrogation Jean-Pierre Kahane ...................................................................................................................... 32

Le capital ou la vie de tous les êtres humains Jean-Pierre Kahane ................................................................................................ 35

BRÈVES....................................................................................................................................................................................... 36

SCIENCE ET TECHNOLOGIESÉCURITÉ Failles et fragilité du monde numérique Francis Verlain ................................................................................................. 38

ÉNERGIE Au cœur des mutations et des transitions Alain Beltran et Patrice Carré ............................................................................. 41

TRAVAIL, ENTREPRISE & INDUSTRIELÉGISLATION Droit du travail : dernière étape du démantèlement ? Léa Bruido et Jérome Guardiola ............................................ 44

RECHERCHE Les États-Unis tournent le dos à l’innovation : un suicide économiqueAdaptation par Geoffrey Bodenhausen et Jean-Pierre Kahane ...................................................................................................................... 47

ENVIRONNEMENT & SOCIÉTÉTERRITOIRES Nouvelles ruralités, une question d’avenir André Cheinet ............................................................................................ 50

PATRIMOINE Une réserve géologique… Pourquoi ? Claude Rousset ................................................................................................. 52

ÉCOLOGIE La Chine en transition énergétique Dominique Bari ......................................................................................................... 54

LIVRES ........................................................................................................................................................................................ 56

ÉVÉNEMENT Un ami à l’honneur Geoffrey Bodenhausen ...................................................................................................................... 58

Les sciences et les techniques au féminin : Katia Krafft ............................................................................................................. 60

Progressistes (Trimestriel du PCF) • Tél. 01 40 40 11 59 • Directeur honoraire : † Jean-Pierre Kahane • Directeur de la publication : Jean-François Bolzinger• Directeur de la rédaction : Ivan Lavallée • Directeur de la diffusion : Alain Tournebise • Rédacteur en chef : Amar Bellal • Rédacteurs en chef adjoints : AurélieBiancarelli-Lopes, Sébastien Elka • Coordinatrice de rédaction : Fanny Chartier • Responsable des rubriques : Ivan Lavallée, Anne Rivière, Jean-Claude Cheinet,Malou Jacob, Brèves : Emmanuel Berland • Vidéos et documentaires : Celia Sanchez • Livres : Delphine Miquel • Politique : Shirley Wirden • Jeux et stratégies :Taylan Coskun • Comptabilité et abonnements : Françoise Varoucas • Rédacteur-réviseur : Jaime Prat-Corona Comité de rédaction : Jean-Noël Aqua, GeoffreyBodenhausen, Léa Bruido, Jean-Claude Cauvin, Bruno Chaudret, Marie-Françoise Courel, Simon Descargues, Marion Fontaine, Gabriel Laumosne, Michel Limousin,George Matti, Simone Mazauric, Hugo Pompougnac, Hervé Radureau, Evariste Sanchez-Palencia, Pierre Serra, Lise Toussaint, Françoise Varoucas • Conception gra-phique et maquette : Frédo Coyère • Expert associé : Luc Foulquier • Édité par : l’association Paul-Langevin (6, avenue Mathurin-Moreau 75 167 Paris Cedex 19)• No CPPAP : 0917 G 93175 • Imprimeur : Public imprim (12, rue Pierre-Timbaud BP 553 69 637 Vénissieux Cedex).

Conseil de rédaction : Président : Ivan Lavallée • Membres : Hervé Bramy, Marc Brynhole, Bruno Chaudret, Xavier Compain, Yves Dimicoli, Jean-Luc Gibelin, ValérieGoncalves, Jacky Hénin, Marie-José Kotlicki, Yann Le Pollotec, Nicolas Marchand, Anne Mesliand, Alain Obadia, Marine Roussillon, Francis Wurtz, Igor Zamichiei.

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AVRIL-MAI-JUIN 2017 Progressistes

ÉDITORIAL

e capitalisme français vient de se donnerles moyens politiques d’un maintien et d’undéveloppement de son pouvoir en réussis-

sant, avec l’élection de Macron, un hold-up démo-cratique et l’enclenchement d’une dynamiquepropre à tirer le maximum de la mondialisationet de la révolution numérique.

En jouant sur l’irruption de la jeunesse et en ras-semblant tous les artisans et partisans d’un libé-ralisme économique et sociétal, Emmanuel Macrons’est drapé des habits de la modernité. Les diri-geants de l’économie règnent maintenant en maî-tres sur la politique et sont décidés à apporter leursréponses : le monde, l’Europe, les mutations neseraient plus des contraintes mais des domainesd’action où notre pays doit être offensif et pleine-ment acteur.

Ce modèle « Wall Street » place l’entreprise – etnon l’humain – au centre de la société, la loi commeon le voit avec la réforme du Code du travail, deve-nant supplétive. Il est fondé sur une dynamiqued’inégalités, d’exploitation et de domination de99 % de la population, dont il faut empêcher l’unité.

La révolution numérique inaugure le développe-ment de l’empowerment, du « pouvoir d’agir »avec de nouvelles formes de mises en réseaux, decommun, de lien social avec des individus quiaspirent à jouer de cette liberté et veulent êtrecitoyens.

Le développement du capitalisme globalisé et ladémocratie sont antinomiques. Les souveraine-tés populaires sont niées. La démocratie est bafouéedans les entreprises comme dans l’ensemble dela société.Pour empêcher que cette révolution numériquene favorise la démocratie et mette en cause son

pouvoir, la classe dominante multiplie les loisliberticides ainsi que le contrôle d’Internet et desréseaux sociaux.

Une autre forme de démocratie frappe à la porte,non seulement délégataire ou participative, maiségalement d’intervention avec des citoyens acteurs,à partir de la pleine expression de leur qualifica-tion et de leur individualité. Repenser le collectifà partir de ces impératifs est une urgence pourtoute force de transformation de la société.

Des potentialités de processus révolutionnaire ontémergé en France au travers du mouvement contrela loi « travail » en ouvrant une conjugaison entreréseaux numériques et terrain, travailleurs et citoyens,rue et entreprises, jeunes et actifs : pétition numé-rique, grèves et manifestations, Nuit debout… Ellesn’ont pas trouvé de débouchés politiques lors desrécentes élections présidentielles et législatives.

La conscience d’une classe du travail refaçonnéepar la révolution numérique ne se décrète pas etn’est pas qu’un exercice de communication. Saformation demande des forces de gauche ne cher-chant pas à rassembler autour d’elles mais se met-tant au service du rassemblement de l’ensembledes travailleurs et des citoyens.

L’objectif est d’orchestrer sous des formes renou-velées une dynamique de résistance faite de contes-tation et de propositions alternatives permanentes.

Pour l’atteindre, Jean-Pierre Kahane, nous lèguesa réflexion profonde, pertinente, exigente.

Progressistes continuera dans cet esprit à décryp-ter dans les enjeux de la science, du travail etde l’environnement tous éléments utiles à cecombat. n

JEAN-FRANÇOIS BOLZINGER

DIRECTEUR DE PROGRESSISTES

Démocratied’intervention

L

Nous venons d’apprendre le décès d’Henri Malberg,soutien de la première heure de notre revue. Nous voulons ici exprimer toutes nos plus sincèrescondoléances à sa famille et à ses proches. Nous lui rendrons hommage dans notre prochainnuméro en retraçant le parcours de l’homme de pro-grès et de convictions qu’il était.

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Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2017

C ette troisième édition sera aussi l’occasion de quelqueschangements. Cette année, nous serons accueillis par lafédération de la Loire-Atlantique du Parti communiste

français. Poisson et fruits de mer remplaceront le cassoulet tou-lousain. Nous remercions encore une fois l’engagement des mili-tants communistes de la Haute-Garonne qui ont permis la réus-site de nos deux premiers repas. Nous remercions également, paravance, les militants communistes de la Loire-Atlantique.Pour permettre à tous de venir dans les meilleures conditionspossibles, l’accueil, la visibilité et l’accès au restaurant serontaméliorés. Un système de navettes faisant l’aller-retour entre lemétro, le RER et le restaurant est à l’étude.

Ce repas de soutien sera également l’occasion de lancer une cam-pagne d’abonnements à notre revue de manière à favoriser sadiffusion et à pérenniser un modèle économique basé sur le béné-volat et la libre circulation des écrits.Enfin, nous voulons faire de ce repas un temps fort de la rentréepolitique de septembre 2017. Nous avons besoin d’aide pour cela.Nous invitons tous ceux qui voudraient nous aider dans la construc-tion de cet événement à le faire savoir en s’inscrivant à l’adressesuivante : [email protected]

SIMON DESCARGUESIl est également possible de s’inscrire dès aujourd’hui au repas à cette même adresse ([email protected]).

Repas de la revue Progressistes :

l’appel de l’Océan !La troisième édition du repas de soutien de notre revue se déroulera de nouveau à la Fête de l’Humanité le jeudi 14 septembre 2017 à partir 19 heures.Après la réussite de nos deux premières éditions, nous espérons accueillir un nombregrandissant de participants, car il nous semble que cette année notre repas estappelé à prendre une dimension particulière.

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ATTENTION, CETTE ANNÉE, AU STAND DE LA LOIRE-ATLANTIQUE !

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JUILLET-AOÛT-SEPTEMBRE 2016 Progressistes

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COMMANDEZ LES ANCIENS NUMÉROS DE PROGRESSISTES

N°15 PÉTROLE, JUSQU'À QUAND?Grand oublié des débats sur l’énergie. Cenuméro revient sur les enjeux économiques,écologiques et géopolitiques actuels et àvenir autour de l’extraction du pétrole. Àlire aussi, « La science économique est-elle expérimentale ? » par Alain Tournebise,« D’autres choix politiques pour retrouverun haut niveau de sécurité ferroviaire » parDaniel Sanchis, ou encore « Loi “travail” :quand le Web rencontre la rue » par SophieBinet.

N°14 INDUSTRIE PEURS ET PRÉCAUTIONFace aux peurs et à la désindustrialisation,comment lier sûreté et développement indus-triels ? Ce numéro montre que des conver-gences existent pour repenser la gestionde l’industrie afin qu’elle soit propre, sûreet utile. On lira aussi : « Scénarios 100%renouvelable, que valent-ils ? », « Jumelageentre syndicats français et cubains », etencore « L’ intérim, un essor spectaculaire-ment contradictoire ».

N°13 JEUNESSE, REGARD SUR LE PROGRÈSDonner la parole à des étudiants commu-nistes de toute la France sur des sujets aussidivers et fondamentaux que l’écologie, lestransports, l’énergie, l’industrie, l’agroali-mentaire ou encore la révolution numérique.Dans ce numéro, on lira également « Linky,mythes et réalités sur un compteur élec-trique » de Valérie Goncalves, « Faut-il débat-tre des terroristes ou du terrorisme? » parNicolas Martin ou encore un article sur lesjeux d’échecs par Taylan Coskun.

No 12 LE TRAVAIL À L’HEURE DU NUMÉRIQUEAprès un éloge de la simplicité dû à Jean-Pierre Kahane, ce numéro complète le no 5et prolonge la réflexion sur la révolutionnumérique dans la société, et plus particu-lièrement dans l’organisation du travail. Ildonne la parole à des experts et syndica-listes confrontés aux remises en cause desconquêtes sociales. Vous y trouverez lesrubriques habituelles, un article sur ce quinous lie aux vers de terre, un texte d’ÉdouardBrézin sur les ondes gravitationnelles…

No 11 LE PROGRÈS AU FÉMININLes femmes dans le monde du travail etdans les métiers de la science, sous l’an-gle des combats féministes qui contribuentau projet d’émancipation humaine. Vousy trouverez des textes d’Hélène Langevin,de Catherine Vidal, Maryse Dumas, LaurenceCohen, Caroline Bardot… Dans ce numéro,une rubrique spéciale « Après la COP21 »et le point de vue de Sébastien Balibar,membre de l’Académie des sciences, ainsiqu’une contribution de Nicolas Gauvrit surles biais en psychologie.

No 10 UN PÔLE PUBLIC DU MÉDICAMENTAprès le gâchis industriel de l’entrepriseSanofi, sortir les médicaments du marchéet développer une filière industrielle s’im-pose. Ce dossier aborde aussi la néces-saire maîtrise publique du stockage de don-nées (big data) dans ce secteur. Il met enlumière les liens entre révolution numé-rique et nouvelles industrialisations, sousla plume de Marie-José Kotlicki, mais éga-lement la problématique du stockage desdéchets nucléaires grâce à Francis Sorin.

No 9 COP21 (LES VRAIS DÉFIS)Humanité, planète, communisme et écolo-gie, même combat. Il va falloir prendre desmesures drastiques pour limiter le réchauf-fement climatique, mais il est lié au systèmede production et d’échange qui l’a créé. Quelssont les leviers sur lesquels agir? On lira aussidans ce numéro « La lutte contre le change-ment climatique passe par la bataille pourl’égalité » ; « L’écologie, une discipline scien-tifique et un métier », d’Alain Pagano un arti-cle de Sophie Binet « Ouvrir le débat en grandavec le monde du travail » et aussi « Raceset racisme » d’Axel Khan.

No 8 AGRICULTURESIl va s’agir de nourrir 11 milliards d’hu-mains. L’agriculture est au cœur de la ques-tion écologique. Nourrir les humains oufaire du profit ? Quelles conséquences ?De grands noms, comme Michel Griffonou Aurélie Trouvé, avancent des points devue novateurs. On lira aussi : « “Big pharma”et logiques financières », « Pour une poli-tique industrielle européenne : le cas del’énergie », et encore « Du “devoir de mau-vaise humeur” à la “défense du bien public” »par Yves Bréchet, de l’Académie des sciences.

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AVRIL-MAI-JUIN 2017 Progressistes

7DOSSIER

AVRIL-MAI-JUIN 2017 Progressistes

PAR EVARISTE SANCHEZ-PALENCIA*,

ouvent défini comme « mathématicien », Jean-Pierre Kahaneétait un humaniste, un homme des Lumières, ou, tout sim-plement, un homme de lumière. Tout ce qui était humain

lui était proche, la science, bien sûr, mais également l’histoire, laphilosophie, et surtout la politique, instrument incomparable dela construction du futur.Humaniste de très haut niveau, mu par une foi indéfectible en lefutur, sa pensée dominait le temps et l’espace. À propos de telincident particulier, il renvoyait à un dialogue de Platon ; en par-lant de mathématiques ou de philosophie, il commentait un faitde la vie quotidienne. Mais sa pensée était très loin d’être un purexercice intellectuel, elle aboutissait toujours à la pratique, auconcret, à l’utile. Il avait un faible pour le grand mathématicienJoseph Fourier, dont il parlait et qu’il citait comme s’il s’agissaitd’un collègue rencontré la veille. Comme celle de Fourier, sa pen-sée prenait ses racines et retournait toujours au concret, à la viequi nous entoure, pour la faire devenir meilleure.Grand organisateur et grand fédérateur, toujours soucieux de fairedonner à chacun le meilleur de lui-même, il n’écrasait jamaisautrui de sa supériorité intellectuelle. Toujours bienveillant, iltrouvait le côté positif de toute chose, tout en étant parfaitementlucide et nullement conformiste.Je n’ai été proche de lui que ces dernières années, mais quelquesentretiens avaient suffi pour créer des liens sincères et solides.Jean-Pierre Kahane ne faisait pas de miracles, et ne résolvait pasles problèmes insolubles, mais, après un entretien avec lui, on nevoyait plus le sujet de la même façon, il y avait une issue, un ren-voi à une autre chose, une chose qui valait la peine d’être faite. Iln’y a pas très longtemps, à l’issue d’un entretien sur des affairesassez concrètes de routine, il m’avait surpris en me disant : « Maisil faudra bien s’occuper enfin de ce que va devenir le Bangladeshavec la montée du niveau de la mer suite au réchauffement ! » Ilm’avait fait penser à Élisée Reclus, un autre grand scientifique ethumaniste révolutionnaire, qui disait, déjà en 1905, dans sa monu-

mentale œuvre posthume l’Homme et la Terre (reédition LaDécouverte, 1989, textes choisis et introduction de B. Giblin) : « Il faut tenir compte de l’inter-évolution de tous les peuples.Aujourd’hui, tous les peuples entrent dans la danse. Il n’y a plus dequestion de progrès que pour la terre entière » (t. I, p. 37) et « Laprospérité des uns amène la déchéance des autres. Là est le côté trèsdouloureux de notre demie-civilisation, si vantée, demi-civilisa-tion puisqu’elle ne profite pas à tous » (t. VI, p. 533).C’est entendu, tout ce qui est humain nous sera proche, nousœuvrerons pour que notre demi-civilisation devienne une civi-lisation, nous penserons à la montée des eaux issue du réchauf-fement climatique et aux mouvements migratoires qu’elleengendrera.Merci Élisée ! Merci Jean-Pierre !

EVARISTE SANCHEZ-PALENCIA,mathématicien, membre de l’Académie des sciences

HOMMAGE À JEAN-PIERRE KAHANE

Jean-Pierre Kahane, directeur et cofondateur de notre revue est décédé le 21 juin 2017.

Nous avons tenu à lui rendre hommage en publiant une sélection de ses derniers textes parusdans la presse. Dans un prochain numéro, nous reviendrons sur sa vie, ses convictions, ses com-bats militants, en particulier contre l’obscurantisme, et aussi son apport au monde des sciences.

L’équipe de Progressistes tient à nouveau à exprimer toute sa sympathie à la famille et aux amisde Jean-Pierre.

MERCI JEAN PIERRE !

S

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Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2017

DOSSIER HOMMAGE À JEAN-PIERRE KAHANE8

récent « Éloge de la simplicité », qu’ila publié dans la revue Progressistes.Il a contribué de façon importanteà la prise en compte par son parti detous les enjeux liés aux progrès dessciences, de la recherche, du déve-loppement du savoir, dans les années1980 avec René Le Guen, au sein dela direction nationale du PCF et,récemment, en collaborant à la nais-sance de la revue Progressistes.Il était sensible au fait que plus lesconnaissances sont grandes, plus lessciences progressent, plus le partage

et la démocratie sur l’utilisation quiest faite de ces savoirs et progrès sontnécessaires. « Le progrès des sciencesest déjà impressionnant, sachons letransformer en un progrès d’avenirpour toute l’humanité »…Quellephrase pourrait mieux le définir quecelle ci ? Jean-Pierre avait le « commun » àcœur. Scientifique émérite, il était

en même temps un politique au plusbeau sens du terme.C’est cela sans doute qui faisait delui un homme au savoir immense,qui ne pouvait être comparé qu’à samodestie, à sa simplicité, à sonhumour aussi.Le Parti communiste perd un hommequi aura marqué son histoire, laFrance perd l’un de ses plus grandsscientifiques et humanistes des XXe

et XXIe siècles, je perds un camaradeet un ami : mais son œuvre, sonapport, sa méthode et ses valeursresteront comme autant de balisessur le chemin si complexe qui mèneau progrès de l’humanité entière. LeParti communiste saura rendre hom-mage à son œuvre scientifique etpolitique dans une grande soirée àl’automne. n

À LA MÉMOIRE D’UN HOMMELa disparition brutale de Jean-Pierre Kahane a suscité de nombreuses réactions de la part de personnalitésdu monde politique et scientifique, et a connu un large écho dans la presse française, de l'Humanité au Figaro,en passant par Le Monde. Apparaissent ainsi sa stature d’humaniste et l'empreinte qu'il laisse derrière lui.Lors de ses funérailles au cimetière du Père-Lachaise le vendredi 30 juin 2017, Pierre Laurent, secrétairenational du PCF, Ivan Lavallée, directeur de Progressistes, Catherine Bréchignac, physicienne, Secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences ainsi que Cédric Villani, mathématicien, entre autres, lui ont rendu hommage. Françoise Varouchas, membre du comité de rédaction de Progressistes nous fait le récit de sa dernière conversation téléphonique avec Jean-Pierre.

PIERRE LAURENTC’est avec une immense émotionque je veux rendre hommage à Jean-Pierre Kahane, à un homme hum-ble tout autant qu’immense, un deces grands hommes que le Parti com-muniste s’honore d’avoir eu dans sesrangs. Un homme des Lumières, quifait honneur à la France, au savoir,à la science, qui fait honneur à lapolitique à laquelle il souhaitaitapporter de la raison. Et la politique,ces temps-ci, a tellement besoin deraison !Mathématicien et communiste, com-muniste et académicien, c’est enmilitant que Jean-Pierre Kahane cher-chait et enseignait, c’est en cher-cheur et en enseignant qu’il militait.« Enseigner, partager, cela faisait par-tie de mes devoirs. Les mathématiquesdoivent constituer un entraînementde l’esprit. Il est très important de lesenseigner de façon accessible, ludique,intéressante. »Pour Jean-Pierre Kahane « la vulga-risation, le partage des connaissances,fait partie de la mission scientifique ».L’enseignement des mathématiquesn’était pas pour lui un exercice derigueur, mais, reprenant l’expressionde Condorcet, un exercice pour « déve-lopper l’imagination sans l’égarer ».« Il faut voir des mathématiques en rêve pour bien les apprendre »,insistait-il.Son attachement au communisme,au Parti communiste, était égal à sonattachement à la lutte contre l’obs-curantisme, qui consiste, selon lui,« à trouver des réponses courtes etsimplistes à des questions difficiles ».Loin de tout simplisme, Jean-Pierresavait allier simplicité et profondeurde l’analyse. Pour mieux « revenir àl’essentiel », comme il aimait à le dire,comme il l’a écrit dans son article

«Son attachement au communisme, au Particommuniste, était égal à son attachement a la luttecontre l’obscurantisme. »

IVAN LAVALLÉEJe viens vous parler au nom de toutel’équipe en deuil de la revueProgressistes du Parti communiste,cette revue à laquelle il tenait tant etdont il était le directeur. Cette revuevenait reprendre le fil rompud’Avancées scientifiques et techniques,qui avait cessé de paraître depuisplus d’une dizaine d’années et à

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laquelle Jean-Pierre participait auxcôtés de René Le Guen. Mais per-mettez-moi quand même une touchepersonnelle.Mon amitié avec Jean-Pierre s’estscellée en 2002, avec la présence deLe Pen au second tour de l’électionprésidentielle. J’étais alors effaré dumanque de réflexion de mon orga-nisation sur l’impact de ce qu’onappelait encore les NTIC sur la société.J’ai écrit alors en deux mois un ouvrage,Cyber Révolution, qui tentait de poserces questions en termes marxistes,et comme il me fallait quand mêmeun regard extérieur dont les quali-tés scientifiques soient incontesta-bles… J’ai donc envoyé mon tapus-crit à Jean-Pierre, qui en a vu de suitel’intérêt et a tenu à en faire la pré-face. Je n’en demandais pas tant.Pourquoi je vous raconte ça ? Ça aété le ciment de notre amitié ; notrecomplicité est née un peu plus tard,avec l’aventure de Progressistes.Notre camarade Amar Bellal a eul’idée de réactiver ce front de luttepar trop délaissé en lançant la revueProgressistes. Il a contacté Jean-Pierre,qui lui a bien expliqué qu’il ne feraitpas grand-chose mais qui nous adonné sa bénédiction. Bien entendu,nous savions à quoi nous en tenir :il a été présent à toutes les réunionsde rédaction, posant les bonnes ques-tions, faisant les bonnes suggestions,nous ouvrant son carnet d’adresses,écrivant chaque fois qu’il le pouvait,et bien sûr avec cette pertinence etbienveillance que quiconque l’acôtoyé lui connaissait.

Jean-Pierre s’inquiétait beaucoup dela pérennité de la revue, et de sonrayonnement, d’autant plus aujourd’huiavec l’accélération du développementdes forces productives. Il était pro-fondément convaincu, et c’était lepoint fort de notre complicité, de lathèse de Marx qui veut que, in fine,l’histoire de l’humanité, c’est l’his-

toire de ses forces productives et quece qui distingue une société d’uneautre, c’est la façon dont les marchan-dises y sont produites et échangées.Las des discours moralisateurs enbien ou en mal qui cèdent en fait àl’idéologie dominante.La libération humaine, le commu-nisme pour lequel il luttait, néces-sitait pour lui la maîtrise des forcesde la nature au service de tous. C’étaitpour lui le rôle de Progressistes de

CATHERINE BRÉCHIGNACJean-Pierre,

Vous avez été élu à l’Académie dessciences correspondant en 1982, puismembre en 1998. En vous cooptant,l’Académie n’a pas uniquement reçuun mathématicien de renomméemondiale, elle a aussi choisi un hommeouvert aux autres disciplines, per-pétuellement curieux, un véritablehumaniste.Dans les nombreux comités, réu-nions, séances, votre présence étaitforte, vos interventions imperturba-blement rigoureuses y étaient atten-dues pour faire avancer les débats.Vous étiez une figure de notre com-pagnie. Le siècle que vous avez tra-versé vous a rendu conscient despossibilités et des dérives de la science.Ancré sur les valeurs d’éthique et deprogrès, vous étiez un membre actifdu comité « science éthique et société »ainsi que de celui « des pays en déve-loppement ». Votre filiation au siècle des Lumièresa fait de vous le président idéal pournotre comité d’Alembert, suivantavec soin la progression de l’éditionde ses œuvres complètes et la miseen place de l’édition numérique del’Encyclopédie, dont la récente pré-

sentation vous avait enthousiasmé.Fortement impliqué dans l’action denotre académie concernant la trans-mission du savoir, vous saviez cap-tiver des salles entières de lycéensou d’étudiants en leur racontantLavoisier ou en les faisant découvrirla beauté des mathématiques.Votre goût pour l’histoire des sciencesvous a incité à en faire un outil pourcapter la curiosité du public. Votregourmandise intellectuelle avait unecapacité d’entraînement. Je vousentends encore me dire, il y a un peuplus de deux ans : « Ne pensez-vouspas que nous pourrions avoir uneséance sur les gnomons ? » Les séancesdu mardi étaient programmées pourl’année. Je vous ai alors proposé deparler des gnomons en fin d’après-midi, entre 5 et 7 heures. Votre visages’est illuminé d’un sourire. Et c’estainsi, grâce à vous et, je crois, grâceaussi à l’une de vos petites-filles quivous avait soufflé l’idée, que nousavons depuis ces cycles sur l’histoiredes sciences, ouverts à tous : les « 5 à 7 de l’Académie des sciences ».Mardi dernier, nous avons eu uneséance entre nous, dite « comitésecret ». Nous avons tous ressenti lepoids de votre absence. n

contribuer à cette prise de conscience,d’abord auprès de ses camarades,mais aussi beaucoup plus largement,étant entendu qu’au-delà des éti-quettes accolées aux uns, aux uneset aux autres on pouvait faire un boutde chemin avec ces unes, ces uns etces autres et leur donner accès auxcolonnes de la revue.L’aventure de Progressistes continue,nous tiendrons ce front de lutte.Adieu, camarade de lutte et d’espoir.n

« La libération humaine, lecommunisme pour lequel il luttait,nécessitait pour lui la maîtrise des forces de la nature au servicede tous. C’était pour lui le rôle deProgressistes de contribuer à cette prise de conscience. »

« Je vous entends encore me dire, il y a un peu plus de deux ans : “Ne pensez-vouspas que nous pourrions avoir une séance sur les gnomons? ”Les séances du mardi étaientprogrammées pour l’année. Je vous ai alors proposé de parlerdes gnomons en fin d’aprés-midi,entre 5 et 7 heures. Votre visages’est illuminé d’un sourire. »

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DOSSIER10 HOMMAGE À JEAN-PIERRE KAHANE

CÉDRIC VILLANIJean-Pierre,

C’est avec tristesse et fierté que jeprends la parole pour honorer tamémoire, au nom de l’Institut Henri-Poincaré, au nom de toute la sectionmathématique de l’Académie dessciences et en mon nom propre.Notre première rencontre, c’était ily a vingt-cinq ans, à Nice, dans uncolloque en l’honneur de JeanDieudonné, où tu donnais sur lemouvement brownien un lumineuxexposé, représentatif de deux de tesgrandes amours : l’analyse harmo-nique et l’histoire des sciences.Figure emblématique, durant plu-sieurs décennies, de l’analyse har-monique française, tu fis preuve,dans la lignée des Wiener ou Zygmund,d’une extraordinaire inventivité enla matière. Avec Katznelson en par-ticulier, tu découvris des résultatsbrillants et profonds : par exemple,les coefficients de Fourier d’une fonc-tion continue ne sont pas mieux, engénéral, que carré-intégrables.Un autre exemple de beau résultatest la démonstration que les trajec-toires du mouvement brownien sontpleines de points lents, des pointsoù le mouvement « reprend son souf-fle », comme l’a dit ton élève YvesMeyer. Au passage, cet élève fut sourcepour toi d’une fierté sans bornesquand il reçut, il y a quelques mois,le prix Abel, récompense suprêmepour un mathématicien.Et des découvertes marquantes, il yen eut tant d’autres ! Les inégalitésde Khintchine-Kahane, le théorèmede Gleason-Kahane-Zelazko, le théo-rème de Helson-Kahane-Katznelson-Rudin…De beaux résultats, de belles fleursmathématiques : dans un superbearticle sur le plaisir des mathéma-tiques, tu te décrivais toi-mêmecomme un jardinier. Et bien peuconnaissaient le grand jardin mathé-matique aussi bien que toi. « Maréflexion sur les mathématiques,disais-tu, n’est pas venue de la pra-tique de la recherche, mais de cellede l’enseignement ; j’ai été heureuxquand j’ai pu la nourrir de lecturesde textes anciens et d’entretiens avecdes collègues chercheurs. » Oui ! Entémoignent les éloges sur ton géné-reux style d’enseignement, tes inter-ventions à l’Académie des sciences,

ou encore ton magistral texte de syn-thèse, inégalé, sur la genèse de l’ana-lyse de Fourier.Pour toi, ce partage devait aller au-delà du cercle des scientifiques. Tuprônais l’implication des mathéma-ticiens dans la vie publique, et tum’avais dit ton enthousiasme à mevoir invité à la Fête de l’Humanitéen septembre dernier. Au cours del’entretien mené par la journalisteAnna Musso, je pouvais voir ta grandesilhouette, se tenant assise, un peuà part de la foule enthousiaste, obser-vant ma prestation avec un sourirebienveillant et paternel.

Ton engagement communiste, né dela volonté de « changer le monde »,comme tu le disais, ne t’a jamaisabandonné. D’ailleurs, mon tout der-nier souvenir de toi est politique.

Durant la campagne législative, tuétais venu tout exprès de Grenoblepour assister au débat auquel je par-ticipais à l’université Paris-Sud. Toncommentaire, généreux mais radi-cal, sur une question de fiscalité mon-tra que ton désir de changement étaitdemeuré intact, tout comme ta viva-cité d’esprit.C’est un honneur pour moi que d’avoirreçu ton amitié, et ta perte est unchagrin personnel, autant qu’un cha-grin pour toute la communautémathématique française, qui nour-rissait pour toi au plus haut pointadmiration, respect et affection. n

FRANÇOISE VAROUCHASParis, jeudi 23 juin 2017

Samedi 17 juin, quelques minutesaprès 20 heures, Jean-Pierre Kahanem’a appelée. Je lui avais téléphonéjeudi matin, le 15 juin, pour lui par-ler de notre revue. J’avais dû mecontenter de lui laisser quelques

mots sur son répondeur : mon mes-sage commençait par lui demanderde ses nouvelles, et samedi soir montéléphone a sonné.« Bonjour Françoise. Ici Jean-PierreKahane. Je vais bien, comme vousm’entendez. Je vous appelle depuis leservice des soins intensifs de l’hôpi-tal Cochin. C’est bien moi qui vousappelle, je viens de récupérer montéléphone et d’entendre votre mes-sage. Je suis très bien recousu ; on sur-veille encore un peu mon cœur à causede la pile. Je suis tombé vendredi matinchez mon kiné. » Je n’ai pas bien com-pris ce qu’il avait heurté (j’appren-drai plus tard qu’il s’agissait d’unradiateur), mais je ne l’ai pas inter-rompu. « Donc j’ai tout de suite ététrès bien secouru, transporté, recousu,et maintenant je vais très bien, commevous pouvez entendre. »J’écoutais sa voix, ce qu’il me disait.J’en étais abasourdie, je ne saisissaispas bien: chute, hôpital, soins inten-sifs…, j’ignorais tout de cet accident.

«C’est un honneur pour moi que d’avoirreçu ton amitié, et ta perte est un chagrinpersonnel, autant qu’un chagrin pour toutela communauté mathématique française,qui nourrissait pour toi au plus haut pointadmiration, respect et affection. »

Ma dernière conversation avec Jean-Pierre

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Sa voix donc, posée, calme, était tel-lement naturelle, avec son timbre,celui que l’on connaît bien. Commeil m’a parlé de blessure à la tête, jepensais beaucoup que son élocu-tion aurait pu être affectée, du moinsà cause de problèmes de dents. Maisje peux affirmer que sa voix n’étaitpas du tout déformée, j’ai perçu àpeine un léger soupçon de lenteur.Après m’avoir donné de ses nou-velles, il a enchaîné tout de suite :« Que vouliez-vous me demander ? »Je lui ai alors parlé d’un article surJoseph Fourier pour Progressistes,notre revue, en lui rappelant que jel’avais écouté le 17 mai à l’InstitutHenri-Poincaré, où il nous avait parléde l’ensemble des travaux du mathé-maticien mort en 1830 et de la por-tée de sa carrière en tous domaines.Dans ce cadre, le séminaire d’épis-témologie de M. Serfati, il nous avaitfait l’analyse détaillée d’un calcul deFourier figurant sur un manuscritrécemment retrouvé, et nous avaitinformés d’un travail en cours deregroupement de l’œuvre de Fourier,restée trop éparpillée. Comme j’avaiscru que ce travail devait aboutir en2018, pour le 250e anniversaire de lanaissance de Fourier, il m’a détrom-pée : « C’est un travail immense, quiprendra encore beaucoup de temps »,m’a-t-il dit.Écrire sur Fourier pour la revueProgressistes, c’était évident qu’il levoulait bien : « Vous me préciserez leformat et le nombre de caractères »,et d’ajouter : « On pourrait aussidemander à Jean Dhombres. Mais ilconnaît tellement de choses… ce seraitpeut-être un peu long pour un arti-cle de la revue. » Ensuite il a ajouté :« Jeudi soir je suis rentré trop tardchez moi pour participer à la réu-nion téléphonique (que nous avionspour la revue), j’étais, vous savez, àl’École normale pour le colloque enl’honneur d’Hourya Sinaceur. » Il m’aaussi demandé si j’avais assisté à l’AGde l’Union rationaliste dans la jour-née, car il n’avait pas pu les préve-nir de son absence.Puis il est revenu à Progressistes, medisant : « Il faudrait aussi écrire unarticle sur Yves Meyer, qui vient d’avoirle prix Abel à Oslo, on lui a renduhommage à l’Académie. Il faudraittrouver quel cadre pour parler de sonœuvre. Ce n’est pas seulement le fait

d’une décoration, c’est l’ensemble. »À son sujet, il a évoqué une confé-rence de mathématiques qu’il avaitfaite à Tunis en 1954. Yves Meyer,jeune lycéen de quinze ans à l’époque,se trouvait dans l’auditoire, et soixante-trois ans plus tard il se souvenait dusujet que lui-même, conférencier,avait oublié. Il m’a énuméré aussi les premiers prix d’Yves Meyer auconcours général de mathématiques,mais aussi de grec, puis sa premièreplace concours d’entrée à l’Écolenormale supérieure. C’était son habi-

tude : parler toujours chaleureuse-ment des collègues les plus proches,ceux avec qui il travaillait beaucoup.Et la conversation est venue toutnaturellement sur la situation encette veille de second tour des élec-tions législatives : puisque CédricVillani, l’actuel directeur de l’InstitutHenri-Poincaré, était assuré de deve-nir député d’Orsay, il m’a dit: « J’auraibien l’occasion de l’interroger un jourou l’autre, avec un peu de malice, surce qu’il pense de la politique deMacron. » Et comme remarque géné-rale sur la situation, il m’a expliqué :« Elle n’est pas aussi catastrophiquequ’on pourrait le penser, je ne le ver-rai pas, mais vous verrez, quelquesjeunes sont un peu égarés parMélenchon, mais ils vont forcémentréfléchir, revenir, et surtout on n’estplus du tout comme au début desannées 2000 où Marx était mort, défi-nitivement, n’existait plus. On n’estplus du tout dans le même cadre. Vousallez voir, il y a de l’espoir. Au revoir,Françoise. » Là, sur le coup, j’ai entendu un cer-tain appui dans cet au revoir qui m’asaisie, épouvantée un peu, d’autantque les portables se sont tus tout desuite. J’ai à peine prononcé un aurevoir moi-même. Et voilà… j’ai donc pensé à lui en

tâchant de ne pas céder à l’angoisse,en me disant qu’il fallait laisser pas-ser un temps « raisonnable » avantde reprendre des nouvelles. Il m’avaitsi bien donné le change, en insistantsur cette si bonne « réparation » desa tête, mais il y avait aussi les mots« Je ne le verrai pas, mais vous… » quirésonnent encore dans ma tête. Dire que, il y a juste un an, c’était lecolloque en son honneur, pour sesquatre-vingt-dix ans, à Orsay et àl’Institut Henri-Poincaré: je supposeque les communications vont se

retrouver sur le site ouvert par la SMF.J’ai essayé de ne rien oublier, de res-pecter les propos de cette conversa-tion qui maintenant me paraît irréelleet qui me laisse le sentiment d’avoirfait une intrusion dans un momentde très grand calme, de répit au milieude la souffrance physique. Il est vraique cet îlot de conversation si pai-sible pour parler de tout ce qui leconcernait complètement, profon-dément, lui ressemble beaucoup.Je dois dire maintenant qu’il m’atransmis un souvenir lumineux deplus, un peu comme à chaque conver-sation avec lui, et j’éprouve l’impé-rieuse nécessité de transmettre àmon tour ce qu’il m’a dit – même sije crains de déformer ou encore d’ou-blier de petits détails –, car il n’y aaucune raison de garder pour moiseule ce qui aura été notre dernieréchange. Quoi qu’il en soit, ce quinous manquera le plus est la séré-nité et l’intensité, que l’on trouvedans chacun de ses écrits, les mêmesqu’il a continué à communiquer aucours de cette conversation qui duraprès de trois quarts d’heure. n

«Comme remarque générale sur la situation (politique), il m’aexpliqué : “Elle n’est pas aussi catastrophique qu’on pourrait le penser, je ne le verrai pas, mais vous verrez, quelques jeunessont un peu égarés par Mélenchon, mais ils vont forcémentréfléchir, revenir, et surtout on n’est plus du tout comme au débutdes années 2000 où Marx était mort, définitivement, n’existaitplus. On n’est plus du tout dans le même cadre.Vous allez voir, il y a de l’espoir. Au revoir, Françoise.” »

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DOSSIER12 HOMMAGE À JEAN-PIERRE KAHANE

risation générale de l’économie, quimène l’ensemble de l’humanité à lacatastrophe. Ce paradoxe amène cer-

tains à nier le progrès ou à le condam-ner […]. Reprendre au compte ducommunisme à venir la défense et lapromotion de tout ce qui fait avan-cer l’humanité, la curiosité, l’inven-tivité, la solidarité, remettre l’huma-nité sur ses jambes pour avancer,prendre au sérieux le progrès danstoutes ses dimensions pour le béné-fice de tous, c’est une direction danslaquelle il me semble possible et utileque s’engage l’humanité. »C’est ce souci de l’humain et du pro-grès réalisé avec et par les sciences

qui semblait guider les pas en touteconfiance de cet enfant né le 11 décem-bre 1926 à Paris, fils du biochimisteoriginaire de Roumanie Ernest Kahaneet de la chimiste Marcelle Wurtz. Etd’abord, la tragédie de ce siècle entrame de fond : l’élève de première aulycée Henry-IV est arrêté comme juif,à la place de son père, lors d’une rafleà leur domicile. Nous sommes en 1941,c’est le jour anniversaire de ses quinzeans. Interné au camp de Compiègne,il en réchappera. De sa rencontre der-rière les barbelés avec les commu-nistes, il en « retient le courage poli-tique », comme le rapporte HélèneChaubin dans sa notice biographiquepubliée dans le Maitron. Ce courageet cette éducation scientifique forme-ront le creuset d’un parcours fait derecherches en mathématiques de pre-mier plan, de convictions commu-nistes profondes et d’esprit d’ouver-ture et de reconnaissance dans sonengagement de citoyen.

L’académicien des sciences, mathématicien de renommée mondiale, militant communiste, directeur deProgressistes et membre de l’Union rationaliste est décédé à l’âge de quatre-vingt-dix ans.

DISPARITION. JEAN-PIERRE KAHANE,MILITANT DU PROGRÈS

PAR PIERRE CHAILLAN*,

a vie de Jean-Pierre Kahaneest l’histoire du siècle écoulé,celui des avancées sociales et

humaines, celui de la conquête spa-tiale, celui de la libération des peu-ples opprimés, celui de la révolutionnumérique et informationnelle, maisaussi celui des deux guerres mon-diales, celui de Nuit et Brouillard,celui des répressions impérialisteset néocoloniales, celui des espoirsdéçus et de la contre-révolution libé-rale, etc. Ce n’est pas celui de la « finde l’histoire ». Jean-Pierre Kahane lesavait en toute lucidité lorsqu’il disait,encore tout récemment, dans noscolonnes : « Le progrès est une marcheen avant. Mais, sauf en de rares périodeshistoriques, ce n’est pas une marchequi entraîne toute la société, toutel’humanité. Et d’ailleurs, même dansces rares périodes, je pense à laRévolution française, cette marcheest faite de bonds en avant et de reculs. »

« REMETTRE L’HUMANITÉ SUR SES JAMBES »Le membre de l’Académie des sciencespoursuivait dans les pages « Débats& Controverses » de l’Humanité du18 mai : « Voici un paradoxe. Les pro-grès des sciences, les progrès en méde-cine, tous les progrès auxquels nouspouvons penser traduisent et aggra-vent les inégalités dans le monde. Ilspourraient être au bénéfice de tous,ils sont d’abord au service des richeset des puissants. Ils enrichissent lesdétenteurs de capitaux, qu’ils placenten fonction des innovations annon-cées. Ils concourent à la préparationdes guerres et à leur exécution. Ilspourraient dégager de nouvelles pistes,non seulement en science et en santé,mais pour étendre et améliorer la viede tous les êtres humains, pour denouvelles industries, pour améliorerl’environnement, pour répondre auxbesoins présents et à venir. Au lieu decela, ils s’inscrivent dans la financia-

De sa rencontre derrière les barbelésavec les communistes, il en « retient lecourage politique », comme le rapporte HélèneChaubin dans sa notice biographique “ “

« Mathématicien et communiste, communiste et académicien, c’est en militant que Jean-Pierre Kahanecherchait et enseignait, c’est en chercheur et en enseignant qu’il militait », a souligné Pierre Laurent au nomdu Parti communiste français.

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Article le Pierre Chaillan paru dans l’Humanité (vendredi 23 juin 2017).

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« Je suis communiste depuis soixante-dix ans, j’ai adhéré au PCF le jour demes vingt ans. Je venais d’entrer àl’École normale supérieure pour fairedes mathématiques. Mon père étaitcommuniste, j’ai toujours vécu avecces valeurs. J’ai lu le Capital pendantl’Occupation. C’était donc une adhé-sion à la fois affective et réfléchie. Parla suite, j’ai élargi mon horizon, ycompris ma vision des mathéma-tiques, du fait de mon engagementpolitique », témoignait-il dans l’en-tretien réalisé par Anna Musso, publiédans l’Humanité du 12 octobre 2016.

REÇU PREMIER À L’AGRÉGATIONDE MATHÉMATIQUES« Mathématicien et communiste, com-muniste et académicien, c’est en mili-tant que Jean-Pierre Kahane cher-chait et enseignait, c’est en chercheuret en enseignant qu’il militait », sou-ligne Pierre Laurent dans son mes-sage de condoléances. Et le secré-taire national du PCF d’ajouter : « Jeperds un camarade et un ami, laFrance perd un homme des Lumières. »Et c’est donc en 1946, après ses étudessecondaires au lycée Henri-IV, queJean-Pierre Kahane entre à l’Écolenormale supérieure, dans la sectionsciences. Et c’est cette même annéequ’il adhère au Parti communiste.Brillant étudiant, il est reçu en 1949premier à l’agrégation de mathéma-tiques. En 1951, il épouse AgnèsKaczander, fille d’un ingénieur d’ori-gine hongroise, étudiante commu-niste. Le couple aura trois filles.

Attaché de recherche au CNRS, Jean-Pierre Kahane prépare une thèse demathématiques pures, qu’il passeen 1954. Il devient maître de confé-rences cette même année, puis pro-fesseur à la faculté de Montpellier.L’universitaire milite au Syndicatnational de l’enseignement supé-rieur et de la recherche scientifique,qui donne naissance au SNCS et,enfin, au SNESup.Jean-Pierre Kahane voyage pendantcette période de guerre froide enEurope de l’Est, tout en exprimantdes réserves sur le sort réservé auxHongrois en 1956. Mais c’est la guerred’Algérie qui constitue l’enjeu poli-tique principal de la période, avec laformation parmi les universitairesdes comités Maurice Audin. Jean-Pierre Kahane assiste à la soutenancein absentia de la thèse d’Audin à laSorbonne.Dans les années 1960 de forte expan-sion du champ universitaire, le mathé-maticien, nommé professeur à l’uni-versité de Paris Sud-Orsay, devientsecrétaire général du SNESup, entre1962 et 1965. Président de l’univer-sité de Paris Sud-Orsay de 1975 à 1978, il développe l’informationscientifique et technique.

LES SCIENCES POUR LUTTERCONTRE LES OBSCURANTISMESMembre du comité central du PCFde 1979 à 1994, en responsabilité desquestions relevant de la science, dela recherche et des nouvelles tech-nologies, Jean-Pierre Kahane est can-

didat aux élections européennes de1979. À la demande de Jean-PierreChevènement, il prend la présidencede la Mission interministérielle del’information scientifique et tech-nique (MIDIST) entre 1982 et 1985.Il est de ceux qui luttent pour conser-ver le palais de la Découverte. Il œuvredans le domaine de l’édition, de lapublication d’ouvrages de vulgari-sation scientifique. Dans l’Humanité,fin 2016, le mathématicien expliquaitles raisons de l’importance dessciences et de leur diffusion dansnos sociétés pour lutter contre lesobscurantismes. « En sciences, disait-il, l’essentiel est de faire sentir qu’enmettant son esprit en branle sur unproblème, on commence à avoir prisesur une quantité de concepts et deméthodes. […]Les sciences dévelop-pent l’esprit critique. »Enseignant au département de mathé-matiques de Paris Sud-Orsay jusqu’en1994, il est nommé à l’Académie dessciences en 1999. Membre actif del’Union rationaliste, qu’il présideentre 2000 et 2003, directeur-fon-dateur de la revue Progressistes, ilinvoque très souvent Condorcet etles Lumières. « Il puisait dans sonengagement la force du partage : lepartage des savoirs étant indissocia-ble, pour cet esprit rationnel, de celuides pouvoirs », a déclaré Patrick LeHyaric, qui au nom des équipes del’Humanité présente ses condo-léances à sa famille et à ses proches.n

*PIERRE CHAILLAN est journaliste.

Conférence de Jean-Pierre Kahane à l'Institut Fourier, le 24 novembre 2016.

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DOSSIER HOMMAGE À JEAN-PIERRE KAHANE14

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des jeunes et des médias et elle obligeles scientifiques à sortir de leur coquillepour transmettre leur savoir !Aujourd’hui, les chercheurs saventque la vulgarisation, le partage desconnaissances, fait partie de leur mis-sion scientifique. Ce qui n’était pasle cas il y a trente ans : le terme de« vulgarisation » était mal perçu parla communauté scientifique, nouspouvions, à la rigueur, parler de «popu-larisation » des sciences. S’interrogersur les liens entre science et sociétén’était pas une préoccupation pro-fessionnelle. À ma connaissance, c’estla Société européenne de mathéma-tiques, dans les années 1990, qui aété la première à en faire un thèmede congrès. La Fête annuelle de lascience est insuffisante, bien sûr, maiselle ouvre la voie vers une multituded’initiatives qui créent du lien entrescience et citoyens. Je pense aux portes

ouvertes des musées et laboratoires,aux conférences grand public, auxnouveaux livres de vulgarisation scien-tifique, au festival international desjeux de mathématiques à Paris…

A. Musso : L’Académie des scien ces,dont vous faites partie, célèbre son 350e

anniversaire. À cette occasion, 58académies des scien ces du monde ontsigné une décla ration commune pour« exprimer leur détermination à travaillerau sein de la société ». Comment con-sidérez-vous ce texte ?J.-P. Kahane: J’aime le titre de ce mani-feste, «Science et confiance», à contre-courant de l’atmosphère généralequi serait plutôt «Science et méfiance».Dans son article du 6 octobre dansl’Humanité Dimanche, le secrétaireperpétuel de l’Acadé mie des sciences,Catherine Bréchignac, développe les

raisons du divorce entre la société etla science. Par la signature de cettedéclaration commune, les 58 repré-sentants d’académies des sciencesaffirment l’importance des liens entrescience, société et politique et s’en-gagent à les renouer. La dernièrephrase du manifeste en est l’expres-sion: « Les académies des sciences réu-nies renouvellent leur confiance dansl’éducation et dans la capacité de larecherche scientifique à contribuer au progrès de l’humanité. »

A. Musso: Cette déclaration insiste surla lutte contre les « obscurantismes »,est-il particulièrement nécessaire de menerce combat en période électorale?J.-P. Kahane : C’est très important,dans tous les pays et quelle que soitleur situation politique. L’obscu -rantisme est une arme électoralequand la politique disparaît de lapensée commune. On en voit unexemple avec les élections améri-caines. Toute la campagne de Trumpest fondée sur l’obscurantisme! Il ditn’importe quoi, mais toujours enrapport avec des préjugés ou desfausses sciences. D’ailleurs, aux États-Unis, on enseigne toujours le créa-tionnisme dans les écoles… En quoiconsistent les obscurantismes ? Àtrouver des réponses courtes et sim-plistes à des questions difficiles. Ilexiste une bataille mondiale entre

Entretien avec Jean-Pierre Kahane, sur les liens entre science, société et politique, réalisé par la journaliste Anna Musso, parudans l’Humanité (12 octobre 2016).

« LA SCIENCE POUR LUTTER CONTRE LES OBSCURANTISMES »ENTRETIEN RÉALISÉ,PAR ANNA MUSSO,,

échauffement climatique,pénurie de nouveaux antibio-tiques, révolution numérique

galopante, déploiement des bio- et nanotechnologies, dilemmeséthiques… Comment relever les défismajeurs actuels et futurs aux niveauxnational et international lorsquescience, société et politique semblenten divorce? Comment réussir en l’ab-sence d’une volonté publique forteet sous la pression de coupes bud-gétaires ? Comment renouer le dia-logue entre citoyens, chercheurs etdécideurs pour inscrire le progrèsscientifique et technique dans unevoie de progrès pour toute l’huma-nité ? Éclairer le grand public, débat-tre, encourager les scientifiques à sor-tir de leurs laboratoires, coopérerentre les pays et surtout, surtout, sefaire entendre par le monde politiqueet le convaincre d’agir dans unedémarche progressiste… Telles sontquelques-unes des entreprises misesen chantier par l’Académie des sciencespour son 350e anniversaire.Réunis au Louvre, à Paris, une soixan-taine de représentants d’académiesdes sciences du monde entier se sontengagés, dans une déclaration com-mune, à réinvestir l’éducation et àcontribuer au bien-être de l’huma-nité. Une démarche prolongée, sousdiverses formes, par la 25e éditionannuelle de la Fête de la science, des-tinée à favoriser les échanges entrechercheurs et citoyens. Un événe-ment important selon Jean-PierreKahane, qui insiste sur l’urgence detisser de nouveaux liens de confianceentre science et société.

Anna Musso : Que pensez-vous de laFête de la science qui se déroule en cemoment en France ? Ce rendez-vousannuel est-il suffisant pour créer du lienentre scientifiques et citoyens?Jean-Pierre Kahane:La Fête de la scienceest importante pour deux raisons :elle attire l’attention du grand public,

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Aujourd’hui, les chercheurs savent que la vulgarisation, le partage des connaissances, fait partie de leur missionscientifique. “ “

Jean-Pierre Kahane et Anna Musso.

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l’obscurantisme et les Lumières, etl’erreur, plus facile, plus flatteuse,plus diverse, arrive souvent avec unelongueur d’avance dans l’opinion.Or les fausses croyances empêchentla société d’avancer sur des ques-tions urgentes : je pense au réchauf-fement climatique, mis en évidencedès les premiers rapports du GIEC…et dénigré par certains.

A. Musso: Communiste depuis toujours,comment votre parcours militant influe-t-il sur votre conception de l’enseigne-ment des mathématiques et leur rôledans la cité ?J.-P. Kahane : Je suis communistedepuis soixante-dix ans, j’ai adhéréau PCF le jour de mes vingt ans. Jevenais d’entrer à l’École normalesupérieure pour faire des mathéma-tiques. Mon père était communiste,j’ai toujours vécu avec ces valeurs,j’ai lu le Capital pendant l’Occu -pation… C’était donc une adhésionà la fois affective et réfléchie. J’étaisseul de ma promotion à être com-muniste, mais il y avait des cama-rades remarquables dans toutes lesdisciplines et un mouvement syndi-cal fort qui montait. Par la suite, j’aiélargi mon horizon, y compris mavision des mathématiques, du fait demon engagement politique. Enseigner,

partager, cela faisait partie de mesdevoirs. Les mathématiques doiventconstituer un entraînement de l’es-prit. Il est très important de les ensei-gner de façon accessible, ludique,intéressante. Condorcet voulait qu’onles enseigne aux très jeunes enfants.Je cite, de mémoire, l’une de ses bellesformules : « Les chiffres et les lignesparlent plus qu’on ne le croit à leurimagination naissante et c’est unmoyen sûr de l’exercer sans l’égarer. »L’important pour un professeur estd’avoir comme objectif de dévelop-per l’esprit des enfants. Et Condorcetne parle pas de les exercer à la rigueur,il insiste : « développer l’imaginationsans l’égarer ». C’est bien plus créa-tif, joyeux et épanouissant que d’ap-pliquer des règles à la lettre, sous lejoug de la sévérité ou de la punition !Il faut voir des mathématiques enrêve pour bien les apprendre.

A. Musso: Concernant les sciences, sont-elles suffisamment valorisées en France?J.-P. Kahane : En sciences, on ne peutpas, on ne doit pas, chercher à toutapprendre, l’essentiel est de faire sen-tir que, en mettant son esprit en branlesur un problème, on commence àavoir prise sur une quantité de conceptset de méthodes. Paul Bert, théoriciende l’enseignement, s’attachait à l’édu-

cation des sciences dès le primairedans un certain ordre : les sciencesnaturelles, la physique et les mathé-matiques. Pourquoi? Les premièresserviraient aux agriculteurs, la deuxième

aux artisans, les dernières aux com-merçants, et au final à toute la société…Mais la raison fondamentale est qu’enacquérant des notions scientifiques,« les enfants exerceraient la disciplinede l’intelligence »… et seraient doncbeaucoup moins sujets aux supersti -tions et aux préjugés ! Les sciencesdéveloppent l’esprit critique. J’aimeraisque cet idéal des fondateurs de l’en-seignement public refasse surface. Eneffet, à l’heure actuelle, on ne pour-voit pas tous les postes d’enseigne-ment et on emploie des vacataires,des personnels temporaires pas dutout formés. La solution serait le pré-recrutement des enseignants, et un

La Fête de la science à l’Écolepolytechnique, édition 2016.

La Fête annuelle de la science estinsuffisante, bien sûr, mais elle ouvre la voievers une multitude d’initiatives qui créent du lien entre science et citoyens.“ “

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DOSSIER16 HOMMAGE À JEAN-PIERRE KAHANE

objectif à venir serait un prérecrute-ment universel : un salaire étudiantse justifierait parce que c’est une tâchesociale d’acquérir les connaissancesaccumulées et de les transmettre.Concrète ment, le prérecrutementgarantit un salaire pour l’existence,les jeunes sont sûrs d’avoir un métierau sortir de leurs études. Et la garan-tie de l’emploi est le meilleur facteurde mobilité. Ensuite, concernant l’en-seignement, il manque une orienta-tion générale qui résulte du lien entreles sciences et la société. Par exem-ple, en biologie, la boussole serait l’histoire de la biologie et la théorie de l’évolution ; et pour la physique-chimie, la théorie atomique… De façon

générale, il s’agirait pour les ensei-gnants de lier le métier et la consciencesociale afin que professeurs et élèvess’entendent sur des repères et parta-gent une ambition commune.

A. Musso : Justement, quel est le rôle de l’Académie des scien ces vis-à-vis des citoyens et des politiques?J.-P. Kahane: Celui de l’Académie estde maintenir la boussole de larecherche sans cadre ni limite.Actuellement, il faut bien qu’elleprenne le relais du Comité nationalde la recherche scientifique, jeune etreprésentatif, mais tenu en laisse par

les gouvernements récents. Ce n’estpas son rôle his to rique, l’Académiedes sciences a été créée en tantqu’Académie royale des sciences afinde conseiller les autorités pour l’exé-cution de tous les travaux importantsaux XVIIe et XVIIIe siècles.

A. Musso: À l’époque, les scientifiquesétaient donc sollicités et entendus parles politiques?J.-P. Kahane : Oui. Mais ce n’est plusle cas aujourd’hui. À l’origine, lesmonarques n’étaient pas indifférentsau développement scientifique ettechnique. Même Louis XVI s’inté-ressait à la serrurerie… et c’est bience qu’il y avait de meilleur en lui !

A. Musso: Actuellement, la volonté poli-tique et les moyens sont-ils à la hauteurpour mener des travaux scientifiques etcontribuer à des progrès dans la société?J.-P. Kahane : Non, ils ne sont pas suf-fisants. S’il y a des domaines où lesautorités ont fait des efforts, je penseau CERN, le Centre européen derecherche nucléaire, qui a permis desdécouvertes comme celle du bosonde Higgs, il manque une plus fortecoopération entre la science et lescitoyens, souvent peu ou mal infor-més, pour pousser les gouvernementsà fournir les moyens. Et ce ne sontpas des superstructures imposées parle gouvernement, comme la Comue[Communauté des universités et éta-blissements] sur le territoire de Saclayd’Orsay, qui feront avancer la recherchefondamentale : leur conseil d’admi-nistration n’est pas occupé en majo-rité par l’université mais par les écolessoumises à des règles ne leur autori-sant pas une liberté complète derecherche. S’il est utile que les uni-versités aient le souci des applica-tions et travaillent avec les industries,les travaux scientifiques ne peuventni ne doivent être dirigés par le privé.Par exemple, une politique publiquedu médicament est une urgence enface des abus scandaleux qui se pra-tiquent dans les industries pharma-ceutiques. Nous sommes face à desenjeux mondiaux avec le réchauffe-ment climatique, la sécheresse ou lesinondations selon les pays. Si le sujetétait mis à l’étude au plan mondialet entraînait un mouvement interna-tional, ce serait un bon exemple d’unionentre sciences, société et politique. Il

faudra d’énormes moyens pour trai-ter les urgences et y faire face, et lavolonté politique est à créer. Maisl’avenir n’est pas fait uniquement desurgences prévisibles. Le progrès nerésulte pas seulement de la réponseaux questions posées. Le rôle histo-rique de la science est de dégager desvoies nouvelles par une explorationsans fin de tout ce qui nous entoure,sans souci au départ d’applications.Le temps des grandes découvertesn’est pas révolu, heureusement pourl’humanité, et nous avons à lui frayerla voie. Le progrès des sciences estdéjà impressionnant, sachons le trans-former en un progrès d’avenir pourtoute l’humanité. n

Atelier d’observation du Soleil de la revueProgressistes à la Fête de l’Humanité.Des centaines de jeunes peuvent voir les protubérances et les taches solairechaque année… pourvu que le temps le permette.

Le temps des grandes découvertes n’estpas révolu, heureusement pour l’humanité, etnous avons à lui frayer la voie. Le progrès dessciences est déjà impressionnant, sachons letransformer en un progrès d’avenir pour toutel’humanité.

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PAR JEAN-PIERRE KAHANE,

es choses ne sont jamais sim-ples. Il est bon que, depuisplus de trente ans, on insiste

sur la nécessité de les mettre en rela-tion, de les articuler et de tirer dutout autre chose que la juxtapositiondes choses séparées. C’est la vogueet le succès des théories de la com-plexité. Dans la foulée, tout ce quiest simple apparaît simpliste et périmé;le vocabulaire savant met en avantle non-linéaire, le non-différentia-ble, le non-déterministe, et les moyensd’information y font largement écho.Donc il est temps de faire l’étude etl’éloge de la simplicité. Je commenceet j’achèverai par ce que je connaisle mieux, mais je m’en écarterai aussi.

L’EXEMPLE DES MATHÉMATIQUESLa simplicité est l’essence des mathé-matiques, c’est leur force et leur fai-blesse. La simplicité s’incarne dansles définitions. Ainsi, une sphère estdéfinie par son centre et son rayon,rien de plus simple. Mais c’est unesimplicité bien audacieuse : qui ajamais vu le centre d’un ballon sphé-rique? C’est une simplicité bien utile:

les merveilleuses propriétés dessphères en découlent et elles inté-ressent toutes les sciences de la nature,de l’astronomie à la biochimie. C’estla vertu et la force des mathéma-tiques que de dégager le simple etd’en tirer beaucoup. Le processus decréation des concepts est un sujetintéressant. Ils ne sont pas donnésd’avance, ils se dégagent d’une fouled’observations et de résultats, et ilss’imposent par leur généralité et leurpuissance. J’ai vu, au cours de macarrière de mathématicien, desconcepts de grande importance pren-dre forme et s’imposer maintenantcomme points de départ. Ils sontsimples à exprimer, mais ce sont des

produits de l’histoire et ils ont la forced’élixirs fortement distillés ; il fauttravailler pour les digérer.Pourquoi est-ce une faiblesse? DepuisPlaton s’est développée l’idée queles mathématiques sont en prise avecune réalité supérieure, dont notreréalité quotidienne n’est qu’une pâleréplique ou une sorte de réalisationmal fichue.Il est alors tentant d’essayer de réduirela réalité ambiante à cette réalitéidéale. C’est une méprise, je n’ai pasbesoin de m’étendre sur les dégâts.À bien regarder, les abstractions aux-quelles procèdent toutes les sciences

ont ce caractère commun : elles sontdes produits de l’histoire et elles sontsimples. J’insiste: simple ne veut pasdire facile à comprendre. Au contraire:la simplicité est le caractère des bonspoints de départ. Et les bons pointsde départ sont ceux qui permettentde voir loin et d’aller loin.C’est une question fondamentale dansla pédagogie de toutes les sciences:les abstractions sont fondamentales,et elles ne prennent tout leur sensqu’en les nourrissant de tout ce dontelles sont abstraites, et de tout cequ’elles permettent de découvrir.Au surplus, dans les sciences del’homme et de la société, et mêmeen mathématiques, il y a des pointsde vue différents, donc, formelle-ment, des simplifications qui secontredisent.Exemples bien connus: la mé caniquede Newton et celle d’Einstein; la géo-métrie euclidienne et les géométriesnon euclidiennes. Ici le matérialismebon enfant est bienvenu : ce n’estpas la réalité qui s’effrite, c’est notreregard qui en découvre différentsaspects.

L’idée de simplicité, ici visitée et réhabilitée à travers plusieurs exemples : des mathématiques à la biologie,en passant par la physique, et le rôle de la lutte des classes dans l’histoire.

ÉLOGE DE LA SIMPLICITÉ

Simple ne veut pas dire facile àcomprendre. Au contraire : la simplicité est le caractère des bons points de départ. Et les bons points de départ sont ceux quipermettent de voir loin et d’aller loin.“ “

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Texte paru dans Progressistes no 12 (avril-mai-juin 2016).

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DOSSIER18 HOMMAGE À JEAN-PIERRE KAHANE

L’HISTOIRE ET LA LUTTE DES CLASSESJe vais m’aventurer en terrain glis-sant. Voici une assertion simple : lalutte des classes est le moteur del’histoire. Le lecteur de Progressistesreconnaît sans doute l’idée expri-mée par Marx et Engels dans leManifeste du parti communiste. Est-ce une simplification correcte? fausse?dangereuse? une trahison de la naturemême de l’histoire? Tout peut se sou-tenir et a été soutenu. D’ailleurs, il ya vingt ans, Marx était mort, seulsquelques attardés parlaient de la luttedes classes puisque le capitalismeavait gagné la mise… et pour tou-jours. Aujourd’hui Marx revient, maisl’histoire de notre temps apparaîtbien trop complexe pour être ana-lysée à partir du seul moteur de lalutte des classes. Quid de demain ?On voit déjà apparaître comme desévidences la solidarité de classe deceux qui possèdent, outre les moyensde production et d’échange, l’en-semble des systèmes d’informationet de communication. On voit, enFrance même, se développer unejustice de classe au bénéfice de laclasse dominante. La conscience declasse est soigneusement entre tenuedans la classe dominante, elle est enattente de constitution dans l’en-semble des salariés et des exploités.La lutte des classes ne rend pas compteimmédiatement d’autres facteurs nides aléas de l’histoire, mais c’est unbon guide pour les hiérarchiser. C’estun repère solide, quoique mouvant,pour s’orienter dans le monde contem-porain. Du moins en ai-je person-nellement l’expérience.

L’IMPORTANCE DES REPÈRESAprès m’être aventuré en terrain glis-sant, je veux revenir sur ce besoinque nous avons de repères à la foissolides et évolutifs. Les nouvellesconnaissances s’accumulent, cha-cun de nous n’en assimile qu’uneinfime partie. Mais l’humanité dansson ensemble ne doit pas les laisserperdre. Il faut donc qu’elles circu-lent par échange, communication,débat, mise en commun. Et pour queles gens communiquent, il n’est pasbesoin qu’ils aient une teinture detout, mais ils doivent avoir en com-mun quelques grands moyens etquelques grands repères. Les moyens

– la langue, l’écriture, l’informatiqueet les télécommunications – sont enplein bouleversement, et leur appro-priation collective est à l’ordre dujour. Le présent numéro deProgressistes en est la preuve. Quiddes repères ?C’est une question à explorer, mesemble-t-il. On l’esquive quand onparle de programmes d’enseigne-ment. Or tous les programmescontiennent des repères implicites.On organise les connaissan ces defaçon que se crée une culture com-mune, une façon commune de voirles choses.Regardez comment évoluent les pro-grammes d’histoire, de géographie,de français ; ceux d’il y a un siècleavaient leur logique, l’histoire deFrance, la conquête du monde, lestrésors de la langue ; ceux d’au-jourd’hui sont imprégnés des pro-blèmes de notre temps et de leur tur-bulence. Dans tous les domaines dusavoir se sont constituées des disci-plines qui portent sur la réalité desregards différents et structurent la

pensée. En gros, ces disciplines nousfournissent des repères solides. Maisl’accumulation des connaissances atendance à les faire éclater, à atomi-ser les savoirs, et quelquefois à lessupprimer. Nous avons besoin delignes directrices simples, c’est lafonction des repères.

LA BIOLOGIEL’exemple de la biologie s’impose: enun siècle, elle a complètement changéde visage. Mon souvenir d’élève detroisième en 1940 était que le cœurde la biologie était Pasteur et la vac-cination; d’ailleurs, le cours affichaitl’intention, il s’appelait « hygiène ».Quel sera le souvenir des élèves d’au-jourd’hui ? De quelle culture com-mune « SVT » est-il le sigle? La vie, laTerre, la multitude des découvertesdes sciences à leur propos?Il me semble qu’en biologie un repère

central est la théorie de l’évolution.Elle s’articule fortement à toutes lesbranches de la biologie, et en parti-culier à la biologie moléculaire, quil’a remarquablement confirmée. Elleest l’objet d’un combat devant lecréationnisme, qui rend compte detout et n’explique rien. Elle est fon-damentalement simple, même si sonélaboration a été un travail gigan-tesque et qu’elle est – heureusement– incomplète. Elle explique la vie parl’histoire de la vie, cela me paraît êtrele cadre d’une réflexion d’ensemblesur la biologie et la mise en commundes connaissances spécialisées.La transposition aux sciences de laTerre et de l’Univers s’impose. Lagéologie est inséparable de l’histoirede la Terre, et l’astrophysique nousfait voir l’Univers à travers son his-toire. La plongée dans l’histoire dela Terre et dans celle de l’Univers estnon seulement une splendide per-cée scientifique, mais aussi un moyend’acculturation de masse extrême-ment efficace.

LA PHYSIQUEDans le foisonnement des sciencesphysiques, il est bien audacieux deproposer un petit nombre de repères.Je vais pourtant m’y essayer. Je meborne à deux approches, la méca-nique et la théorie atomique. Lamécanique de Newton repose sur lagravitation universelle, qui est à lafois merveilleusement simple et tota-lement incompréhensible. Toujoursest-il qu’elle rend compte du mou-vement des planètes comme de lachute des corps, qu’elle crée la dyna-mique du point matériel et qu’elleentre dans la conscience communeavec, en France, Voltaire et la mar-quise du Châtelet. Ses succès en astro-

Le chou romanesco,un exemple defractale naturelle.

L’accumulation des connaissances a tendance à les faire éclater, à atomiser les savoirs et quelquefois à les supprimer.Nous avons besoin de lignes directricessimples, c’est la fonction des repères.“ “

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nomie sont foudroyants, les mathé-matiques s’en emparent, c’est lemodèle de la pensée scientifique. Etpuis, crac, la dynamique du pointmatériel ne rend pas compte de cequi se passe au niveau des atomes.Grand désarroi : il est impossibled’accéder simultanément à la posi-tion et à la vitesse d’une particule,et cette observation, étayée par unthéorème indiscutable, riche d’ad-mirables développements ultérieursavec la physique quantique, se faitconnaître sous le nom de « relationd’incertitude », alors que rien n’estplus certain. La nature n’obéit pasaux lois que nous lui avons assignées:c’est donc, dit-on, qu’elle est fonda-mentalement indéterministe, et c’est

l’indéterminisme qui entre aujourd’huidans la conscience commune, aumoment où l’on détermine lesconstantes de la physique avec uneprécision inégalée.Sans abandonner la mécanique deNewton, nous avons avec la nais-sance et le développement de la théo-rie atomique un bon contrepoids.C’était une idée de Paul Langevinqu’il fallait l’enseigner très tôt, etnous avons eu en France un grandretard à ce sujet. Or le simple tableaude Mendeleïev, qui présente les élé-ments selon leurs propriétés et leurspoids atomiques, est un excellentpoint de départ pour toute la chi-mie, et même pour la physique quan-tique (ainsi à bien regarder, la rela-

tion e = mc2 se voit sur ce tableau).Dans le domaine atomique et sub-atomique, la mécanique du pointmatériel est inopérante, la nature estplus riche que tous les repères quenous nous donnons pour l’étudier.

RETOUR AUX MATHÉMATIQUES: LE CAS DES FRACTALESJe reviens, pour terminer, aux mathé-matiques. J’ai dit que leur simplicitéétait leur essence, et pour les élèvescomme pour nous, les mathémati-ciens, elles sont au contraire incroya-blement riches et touffues. Elles s’éla-borent sans cesse à partir de ce qu’ellesont déjà construit, comme à partirde tout ce qui leur vient de l’exté-rieur. Je me bornerai à un exemple :la naissance et l’explosion des frac-tales. Le terme et la notion sont dusà Benoît Mandelbrot. Mais les pre-miers exemples ont été, au XIXe siè-cle, des objets étranges, auxquelsMandelbrot a donné de jolis noms :la poussière, le flocon de neige, l’es-calier du diable; certains n’y voyaientque des anomalies sans portée, d’au-tres pressentaient leur rôle à venir.La répétition d’opérations très sim-ples a fait surgir aisément de telsobjets avec les ordinateurs, le « chaosdéterministe » naissait de l’itérationde la transformation non linéaire laplus banale. Le météorologiste Lorenzattirait l’attention sur l’imprévisibi-lité de certains phénomènes natu-rels, l’« effet papillon » sur des tor-nades à venir, et il proposait l’étudede trajectoires apparemment trèscompliquées. Mandelbrot décou-vrait que la nature fournit abondam-ment des exemples d’une géométrienouvelle, intégrant ces anomalies.Et au-delà des exemples s’est consti-tuée une étude, celle de la régularitédes fractales, et un nouveau déter-minisme, celui non plus d’une tra-jectoire mais d’un vaste ensemblede trajectoires. Domestiquée, la notionde fractale devient simple : la frac-tale est un objet qui ne change pasd’aspect quand on le zoome.

La sphère, les fractales, c’est un peucourt pour avoir une vue de la sim-plicité porteuse d’un contenu inté-ressant. Mais mon éloge de la sim-plicité se devait d’apparaître un peusimple. n

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DOSSIER20 HOMMAGE À JEAN-PIERRE KAHANE

Parler ou écrire en français est désormais ringard dans certaines sphères, et l’européisme ambiant, de mau-vais aloi, s’écrit en anglais. Il s’agit d’une question de classe, en sciences l’enjeu est d’importance.

LES PROGRESSISTES PARLENT ET ÉCRIVENT EN FRANÇAIS

PAR JEAN PIERRE KAHANE,

usage du français est un enjeunational et international.Nous nous en tiendrons à

l’aspect national: c’est un enjeu pourla démocratie, qui intéresse directe-ment la pratique scientifique et le travail.

Le français est la langue officielle dela République. Mais on voit l’anglaiss’introduire dans des textes officiels,et il est question de reconnaître leslangues dites « régionales » commeégales au français dans des docu-ments officiels. Ainsi, dans le préam-bule de la Charte européenne deslangues régionales ou minoritaireson trouve : « Considérant que le droitde pratiquer une langue régionale ouminoritaire dans la vie privée etpublique constitue un droit impres-criptible. » En fait c’est le droit de nepas parler français. La SNCF, sociétéanciennement nationale, lance unecampagne de communication bap-tisée « Smiles ». La signification poli-tique est claire : réduire la nation àun cadre inconsistant, dans uneEurope atlantisée et morcelée enrégions niant les frontières natio-nales. La menace est sérieuse.Redresser la barre est une exigencedémocratique.

LE FRANÇAIS FACTEUR DE COHÉSION ET D’ÉMANCIPATIONLe français n’est pas la seule languepratiquée en France, l’arabe en par-ticulier y a sa place, et dans certainesécoles les classes sont une mosaïquede langues de tous les continents. Sil’on n’y veille pas, l’usage du françaisest discriminant parmi les élèves.Mais, si on y veille, c’est au contraireun facteur de cohésion et de succès.La pratique du français ne s’opposepas à celle d’autres langues, aucontraire : on devrait, dans les col-lèges, faire une place plus grande auxautres langues, et pas seulement àl’anglais.

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On peut en dire autant du travail. Pourtravailler et pour lutter, les travailleursont besoin du français comme languecommune, maternelle ou non. Maisc’est la pratique de l’anglais qui joueun rôle discriminatoire: les états-majors

de l’industrie communiquent en anglais,les ingénieurs et les cadres sont ten-tés de les imiter, l’anglais comme languedominante est un élément de domi-nation pour la classe dominante.Que dire de la science ? Dans l’op-tique d’une appropriation collective

LE HONGROIS LANGUE MATHÉMATIQUELipót (Léopold) Fejér est célèbre pour un théorème qu’ila établi en 1900, quand il avait vingt ans, et qui a renou-velé l’étude des séries de Fourier. Il a publié ses travauxdans les revues internationales de l’époque, en allemandet en français, exceptionnellement en anglais ; par exem-ple, son théorème de 1900 a été publié en français auxComptes rendus de l’Académie des sciences. Ses œuvrescomplètes traduites ont été publiées en 1970, et on ydécouvre qu’il a aussi publié en hongrois, sous forme sou-vent plus développée que dans les articles en languesétrangères, la quasi-totalité de sa production scientifique.C’était à dessein, et il s’en est expliqué : les Hongrois, enparticulier les jeunes Hongrois, doivent disposer dans leurlangue de toutes les connaissances nouvelles et du voca-bulaire qui s’y attache. Dans la foulée, les Hongrois ontété pionniers dans l’édition de revues mathématiques pourles jeunes. Cela a eu des effets mesurables : les Hongroisont occupé à partir de 1920 une place en mathématiqueset en physique (prix Nobel et autres grands prix) hors deproportion avec leur effectif numérique.

LE JAPONAIS LANGUE MATHÉMATIQUEKyoshi Itô est un grand nom de la théorie moderne desprobabilités. L’intégrale d’Itô s’avère être un outil indis-pensable dans la résolution des équations différentiellesstochastiques, c’est-à-dire dont les données dépendentdu hasard.De ce fait, le nom d’Itô apparaît constamment dans lesmathématiques financières, avec lesquelles il n’a aucunlien d’intérêt. L’intégrale d’Itô est exposée dans de nom-breux ouvrages qui font figure de classiques du sujet.Mais l’édition des œuvres d’Itô a révélé une source quiétait inconnue hors du Japon : le premier article d’Itô sur

le sujet, écrit en japonais, et traduit en anglais à l’occa-sion de la publication des Œuvres. Cet article est lumi-neux, bien plus facile et agréable à lire que les exposésclassiques. Les Japonais en ont bénéficié avant tout lemonde. On peut penser que l’essor remarquable des pro-babilités au Japon a quelque chose à voir avec cet atout.

UNE HABILITATION À MARSEILLEL’habilitation à diriger des recherches est décernée parles universités françaises sur la base de travaux suivantla thèse de doctorat. Elle est requise pour les positionsde professeurs dans les universités. Les jurys sont com-posés comme ceux des thèses de doctorat, avec desmembres et des rapporteurs, souvent étrangers. En novem-bre 2013, un jeune mathématicien que je connais et quej’apprécie m’a adressé la version écrite de son habilita-tion, avant la soutenance orale. Tout était rédigé enanglais, à commencer par la page de couverture. Nousavons eu un échange de courriels, et il s’est révélé quec’était la demande de l’université : la première versionétait en français. Finalement, l’habilitation a été soute-nue en français, avec une version écrite qui comprenaitla présentation en français et la traduction en anglais.

UNE HABILITATION À PARISIl s’agit d’une habilitation sur un sujet que j’avais travailléautrefois et qui m’intéressait. Toute la présentation s’estpassée en anglais, écrit comme oral. La raison invoquéeétait la présence dans le jury de professeurs asiatiquessupposés ignorer le français. Puis est venue la discus-sion, en anglais d’abord naturellement. Mais quand estvenu le tour des Asiatiques, ils se sont mis à parler enfrançais. La suite s’est passée en français. Le comiquede la situation n’a échappé à personne.

Si l’on n’y veille pas,l’usage du français estdiscriminant parmi les élèves.Mais, si on y veille, c’est au contraire un facteurde cohésion et de succès. La pratique du français nes’oppose pas à celle d’autreslangues, au contraire.

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Article paru dans Progressistes no 6 (octobre-novembre-décembre 2014).

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des connaissances scientifiques, lefrançais a un rôle majeur ; dans l’op-tique d’une subordination de larecherche aux intérêts dominants,l’anglais a un rôle exclusif. L’exclusivitéde l’anglais a tendance à s’affirmeractuellement, et les arguments adhoc ne manquent pas: c’est la languequi permet la communication deschercheurs du monde entier, c’estcelle des plus grandes revues scien-tifiques. On ne peut rester confinéau français ; les jeunes en particu-lier ne peuvent se faire reconnaîtreet apprécier que s’ils communiquentavec leurs pairs dans le monde entier,et là c’est l’anglais qui s’impose commevéhicule.Il est bon pour s’orienter de regarderun peu en arrière. En 1982, le minis-tère de la Recherche et de laTechnologie avait lancé des pro-grammes mobilisateurs, et la mis-sion interministérielle de l’informa-tion scientifique et technique (MIDIST)avait la charge de deux d’entre eux :« La promotion du français languescientifique » et « La diffusion de la

culture scientifique et technique ».Le ministre était Jean-PierreChevènement, et j’étais président dela MIDIST. La culture scientifiques’est répandue, dans toute la Franceet dans tous les domaines, et l’on neparle aujourd’hui de son insuffisanceque parce qu’elle existe et qu’ondevrait mieux faire. Et la langue dediffusion de cette culture est le fran-çais. Mais la pratique du français dansles milieux de la recherche a reculéde façon spectaculaire. Le dernierépisode, cautionné par le ministèrede l’Enseignement supérieur et de laRecherche, est la création des « gra-

duate schools ». Les articles originauxsont maintenant presque tous enanglais dans les sciences de la nature.Certaines grandes écoles recrutantdes enseignants-chercheurs ne leur

demandent des CV qu’en anglais !Il faut aussi regarder ce qui se passedans le monde. Le français est lalangue d’autres peuples que le peu-ple français, et il est largement pra-tiqué. Le journal l’Humanité a publiéle 25 février 2014 un excellent articlesur les perspectives de la francopho-nie, fondé à la fois sur les actions deterrain dont le signataire, Jean-ClaudeMairal, est familier et sur le récentrapport parlementaire « Pour uneambition francophone », accessiblesur http://assemblée-nationale.fr.

Le monde change et va changer. Lesmodes de communication changentla donne pour toutes les langues. Ilest imprudent de ne miser que surl’anglais comme il est imprudent decroire le capitalisme éternel. Déjàaujourd’hui la Chine, naguère mépri-sée, fait figure de grande puissancescientifique, et le volume des publi-cations chinoises, toujours mépri-sées, est considérable… et elles seferont de plus en plus en mandarin.Si l’on ne diversifie pas l’accès auxsources par la pratique de languesvariées, l’avance scientifique des payscapitalistes développés peut s’effon-drer. Pratiquer le français comme unelangue scientifique vivante, c’est aucontraire s’inscrire dans une démarchede reconnaissance de langues dumonde entier dans l’élaboration d’unmonde postcapitaliste. n

L’anglais comme languedominante est un élément de domination pour la classedominante.“ “

Pratiquer le français comme une langue scientifique vivante,c’est s’inscrire dans une démarche de reconnaissance de langues du monde entier dans l’élaboration d’un mondepostcapitaliste.

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Si l’on connaît de renom Paul Langevin (1872-1946), un des plus grands physiciens du XXe siècle, on connaîtmoins l’humaniste engagé qu’il a été. Compagnon de route du Parti communiste, considéré comme un dan-ger sous Vichy, il fut incarcéré par la Gestapo. Jean-Pierre Kahane, entre sciences et histoire, nous éclaire surcette figure marquante.

PAUL LANGEVIN PHYSICIEN INSPIRÉ ET FIGURE LÉGENDAIRE

PAR JEAN PIERRE KAHANE,

UN BRILLANT SCIENTIFIQUED’ORIGINE POPULAIRE

ntre la rue Monge et la rue desÉcoles, à Paris, un joli petitsquare porte le nom de Paul

Langevin. Il y a des lycées Paul-Langevin dans toute la France. On lesait grand physicien, engagé dans lavie sociale aux côtés des travailleurs,et porteur d’idées fortes sur l’huma-nité à venir. Précisons un peu. Songrand-père paternel, né dans leCalvados, fut soldat de Napoléon,puis s’établit comme serrurier àVersailles. Son père fut zouave enAlgérie, puis métreur-vérificateurdans le bâtiment. Sa mère était petite-nièce d’un médecin célèbre. Le ménageeut trois fils, le second fut Paul. Paulétait brillant, mais pas question pourlui d’études classiques.L’École de physique et chimie de laVille de Paris venait d’ouvrir en 1888,et il fut reçu premier ; ce rang fut uneconstante par la suite. Au sortir del’École, il passa la licence, puis leconcours d’entrée à l’École normalesupérieure, en 1894, puis l’agréga-tion de sciences physiques. Il reçutune bourse de la Ville de Paris pourle laboratoire Cavendish de Cambridge,en Angleterre, bien équipé pour l’étudedes rayons X, ce qui fut son premiersujet de recherche. Les rayons X s’ob-servaient par les effets d’ionisationqu’ils produisent dans les gaz. Cetteionisation devint un sujet par lui-même, tant théorique qu’expérimen-tal. L’ionisation de l’atmosphère, parlaquelle s’explique sa conductibilité,amena Langevin à une étrange etfructueuse découverte, celle des « grosions », ou conglomérats de petits ions,qu’on voit à l’œuvre dans la consti-tution des nuages comme dans lestechniques de dépoussiérage qui ontsuivi leur découverte. À l’âge de trenteans, son œuvre de physicien lui valut

la charge d’un cours au Collège deFrance en 1902, puis celle de profes-seur en 1909, en même temps qu’ilenseignait à l’École de physique etchimie. Tant l’enseignement que larecherche, lui furent une passion. Cefut aussi le début d’exposés d’ensem-ble sur la physique contemporainedans des congrès internationaux. Enélectromagnétisme, Langevin théo-risa la magnétisation des corps, quis’exerce soit en sens inverse du champqui la provoque (diamagnétisme),soit dans le même sens (paramagné-tisme). Sa prévision d’un abaisse-ment de température des corps para-magnétiques lorsqu’on supprime lechamp magnétique a été utiliséebeaucoup plus tard en cryogénie pourse rapprocher autant que possibledu zéro absolu.

Langevin est célèbre dans la marinegrâce à l’utilisation d’ultrasons pourdétecter les sous-marins allemandspendant la guerre de 14-18. Pour lesproduire et les analyser au retour,Langevin eut recours au quartz piézo -électrique, dont les propriétés depiézo électricité avaient été établiespar Pierre et Jacques Curie comme

moyen de convertir des ondes hert-ziennes en vibrations mécaniques,et inversement. L’idée était nouvelle,la mise en œuvre était difficile. Langeviny développa toutes les ressources de sa formation d’ingénieur et dephysicien.

RELATIVITÉ ET THÉORIE DES QUANTA Il fut un ardent défenseur d’une expé-rience imaginaire illustrant la théo-rie de la relativité d’Einstein : « lebolide de Langevin ». Un voyageurenfermé dans ce bolide qui s’éloi-gnerait de la Terre à une vitesse prochede celle de la lumière puis reviendraitsur Terre aurait moins vieilli que sesparents et amis restés sur Terre. C’estune illustration de la révolutionconceptuelle introduite par Einsteinen éliminant la notion de tempsabsolu. Avec Einstein, Paul Langevinest à l’origine d’une grande décou-verte, celle de l’énorme réserve d’éner-gie contenue dans les noyaux d’atomes:la célèbre formule e = mc2. Il fut lepremier à s’apercevoir que les bilansd’énergie expliquent que les massesdes noyaux atomiques ne soient pasexactement des multiples de la massedu noyau d’hydrogène. Deux grandes théories allaient renou-veler la physique dans les années1920: la relativité générale et la théo-rie des quanta. Elles nous sont fami-lières aujourd’hui par leurs applica-tions, comme le GPS ou le laser, mêmesi elles ne font pas partie de la culturecommune. Après Einstein, qui en estle créateur, Langevin contribua gran-dement à la première, et la fit connaî-tre en France par ses cours au Collègede France. Il n’a pas participé direc-tement à la seconde, mais il en a suiviattentivement les développements :il savait qu’on ne pouvait pas appli-quer la mécanique classique audomaine atomique, et qu’on ne pou-vait pas assimiler des électrons à despoints matériels. Il a parfaitement

Paul Langevin à Cambridge (1897).

Article paru dans Progressistes no 3 (janvier-février-mars 2014).

«Plus je suis instruit, plus je me senscommuniste. » Paul Langevin (1938). “

“E

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admis qu’on ne pouvait pas préciserà la fois la position et la vitesse d’uneparticule, comme l’énoncent les iné-galités de Heisenberg. Mais il s’estrefusé à en faire une mise en causedu déterminisme, les extraordinairesprécisions que permet la mécaniquequantique dans les mesures et lesprévisions semblent lui donner rai-son. Sa vie durant, Paul Langevin n’acessé d’être physicien. Et c’est commephysicien qu’il a été reconnu par lesinstances internationales, avec tou-tefois un certain retard puisqu’il n’aété élu membre de l’Académie dessciences qu’en 1934.

SON ENGAGEMENTC’est que Paul Langevin n’a pas étéseulement un grand physicien. Il aeu toute sa vie la passion de la jus-tice et de l’émancipation humaine,et il a lié en permanence la penséeet l’action. Cela a commencé quandil était à Cambridge et qu’éclatait l’af-faire Dreyfus. Charles Péguy, cama-rade de promotion à l’École normale,avait pris l’initiative d’une lettre deprotestation contre la condamnationde Dreyfus et celle de Zola à la suitede son article retentissant « J’accuse ».Il écrivit à Langevin pour qu’il la signe,ce qu’il fit aussitôt. Langevin adhéraà la Ligue des droits de l’homme, etce fut jusqu’en 1914 le cadre de sonaction civique. Il prit part à la guerre,mais il sympathisait avec les paci-fistes, Romain Rolland comme Einstein,tous deux établis en Suisse. Après laguerre, son amitié avec Einsteinl’amena à deux initiatives de grandeportée symbolique : l’invitationd’Einstein au Collège de France, quise heurta au chauvinisme ambiantet conduisit des trublions à interrom-pre son cours ; puis une longue visiteà Berlin, qu’une partie de la presse

l’Université libre à l’initiative deJacques Solomon. Son incarcérationà la Santé fut transformée en rési-dence forcée à Troyes. En 1944, lesFTP le firent évader et trouver refugeen Suisse. Son retour à Paris fut triom-phal, et il fut élu conseiller munici-pal de Paris comme communiste. LeParti communiste pouvait s’enor-gueillir à l’époque de l’adhésion d’in-tellectuels parmi les plus brillantsdans tous les domaines. L’adhésionde Paul Langevin avait de multiplesressorts. Il avait déclaré en 1938 « plusje suis instruit, plus je me sens com-muniste ». Il eût été de bon ton desourire de cette déclaration il y a peude temps, et il est bon aujourd’huide la prendre au sérieux.Paul Langevin dans les années 1920avait été au contact de grands sa -vants anglais marxistes, commeJ.B.S. Haldane et surtout J.-D. Bernal.Sur les relations entre les sciences etla société il a beaucoup appris de cesAnglais, de leur approche de l’his-toire et du marxisme. La pensée deLangevin, nourrie de sa connaissancede la physique, s’est enrichie au coursde son existence par le contact avecl’ensemble des problèmes sociaux etl’approche marxiste de ces problèmes.La crise économique de 1939 faisaitécho à ce qu’on appelait abusive-ment « la crise de la physique », maiselle s’accompagnait d’un désarroipolitique et idéologique auquelLangevin sentait le besoin de faireface. C’est le moment où s’est crééel’Union rationaliste, dont il a été l’undes initiateurs, avant d’en devenir leprésident.Des messages qu’il nous a adressés àla fin de sa vie, j’en retiendrai un, parceque je l’ai entendu prononcer par luidans la dernière conférence publiquequ’il a donnée et parce que sa portéen’a fait que croître depuis. C’était le10 mai 1946, sur « la pensée et l’ac-tion », et voici sa conclusion: « Il fautqu’à l’effort de construire la sciencenous joignions celui de la rendre acces-sible, de manière que l’humanité pour-suive sa route en formation serrée, sansavant-garde perdue ni arrière-gardetraînante. » Quelques mois après, le19 décembre, Paul Langevin mourait.Il eut des funérailles nationales. Peude temps après, en 1948, ses cendresfurent transférées au Panthéon aveccelles de Jean Perrin. n

qualifia de trahison. Il avait pris en1920 la défense d’André Marty, marinde la mer Noire condamné au bagnepour s’être opposé à la participationde la flotte française aux opérationsmenées contre la Russie soviétiquenaissante. À partir de là, sa partici-pation à la vie politique s’accentua.Les menaces sur les libertés et sur lapaix faisaient jour et s’aggravèrent.La montée du fascisme en Italie, puisen Allemagne et dans toute l’Europe,amena Langevin à présider le mou-vement créé par Romain Rolland et Henri Barbusse qu’on appelaAmsterdam-Pleyel ; il s’agissait d’unComité mondial permanent contrele fascisme et la guerre intervenantà Genève et auprès des gouverne-ments. En France se créa au débutdes années 1930 le Comité de vigi-lance des intellectuels, dont Langevinfut également l’un des présidents.

L’ADHÉSION AU PCF, LA GUERRE ET L’OCCUPATIONAvant d’adhérer au Parti commu-nisme, Paul Langevin en était un com-pagnon de route actif et fidèle. Aprèsla défense d’André Marty, puis deDimitrov, il avait œuvré de toutes lesmanières au succès du Front popu-laire, il avait combattu les accords deMunich avec les communistes, et ilavait enfin pris la défense des dépu-tés communistes en 1939 quand, àla suite du pacte germano-soviétique,le Parti communiste avait été mishors la loi et ses députés poursuivis.Son élève et gendre, le physicienJacques Solomon, son épouse Hélène,sa bru Luce, étaient des militantscommunistes : Jacques Solomon,résistant dès 1940, fut torturé et misà mort par la Gestapo ; Hélène futdéportée et revint par miracle. Paula vécu dans sa chair la barbarie nazie.Il représentait lui-même un dangerpour Vichy et les autorités d’occupa-tion. Il fut destitué de la direction del’École de physique et chimie. Le30 octobre 1940, il fut arrêté par laGestapo et emprisonné à la prisonde la Santé. Les réactions furent immé-diates : le 8 novembre, une manifes-tation des étudiants communistesdans le Quartier latin ; le 11 novem-bre, le mot d’ordre « Libérez Langevin »dans la manifestation des étudiantssur les Champs-Élysées; et quelquessemaines plus tard, la parution de

« Le bolide deLangevin » : unvoyageur enfermédans ce bolide quis’éloignerait de laTerre à une vitesseproche de celle de la lumière puisreviendrait sur Terreaurait moins vieillique ses parents etamis restés surTerre. C’est uneillustration de la révolutionconceptuelleintroduite parEinstein en éliminantla notion de tempsabsolu.

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Paul Langevin, physicien et homme engagé dans les grands mouvements intellectuels et sociaux du XXe siè-cle, est aussi le mathématicien qui va, dans une note de 1908 à l’Académie des sciences, retrouver par uneméthode simple les équations d’Einstein sur le mouvement brownien. Une histoire curieuse et actuelle à biendes égards.

PAUL LANGEVIN ET LE MOUVEMENT BROWNIENUne histoire de la première équation différentielle stochastique

PAR JEAN-PIERRE KAHANE,

l tire son nom du naturalisteécossais Robert Brown (1773-1858), à cause d’une série d’ar-

ticles parus en 1828. Il s’agit d’ob-servations faites au microscope enjuin, juillet et août 1827 sur des par-ticules de pollen qui, en suspensiondans l’eau, sont agitées d’un mou-vement erratique et perpétuel. Brownn’était pas le premier à observer cemouvement perpétuel dont on pen-sait qu’il était le résultat de la forcevitale des particules. Brown observeen scientifique, en faisant varier lesparamètres, y compris la composi-tion des particules, organiques etinorganiques, et il arrive à la conclu-sion qu’il n’y a en cause aucune forcevitale. L’apport essentiel du bio logisteest d’avoir montré que le phéno-mène n’était pas du ressort de la bio-logie.

DE LA BIOLOGIE À LA PHYSIQUEL’énigme passe à la physique, et plu-sieurs physiciens s’y sont intéressésau cours du siècle. Alors que l’exis-tence des atomes était loin d’êtreétablie, l’hypothèse a été expriméeque ce mouvement pouvait être causépar le choc sur les particules en sus-pension de molécules animées degrandes vitesses. La thermodyna-mique de Boltzmann, expliquant parl’agitation moléculaire la propaga-tion de la chaleur dans les gaz, don-nait un certain crédit à cette hypo-thèse, mais elle se heurtait à uneopposition farouche des anti-atomistes.Une date clé est 1905, l’année « mira-culeuse » de la physique, au coursde laquelle le jeune Albert Einsteinétablit les bases de la théorie de larelativité, découvre la raison de l’ef-fet photoélectrique en revenant à laconception corpusculaire de lamatière, et établit les équations du

mouvement brownien. L’idée decelles-ci était dans l’air ; en mêmetemps qu’Einstein, et indépendam-ment, le Polonais Smoluchowski éta-blissait d’une autre manière des équa-tions voisines. En vérité, Einstein apublié trois articles qui s’enchaînent.Le premier est une invitation auxexpérimentateurs : il s’agit de testersi la théorie cinétique moléculairede la chaleur, énoncée pour les gazpar Boltzmann, s’applique auxliquides ; elle entraîne un mouve-ment de particules en suspensionqui doit être observable. Einstein faitla théorie du mouvement browniensans le connaître. Le deuxième arti-cle dit que l’expérience est faite, c’estle mouvement brownien ; mais denouvelles expériences doivent per-

mettre de mesurer la taille des molé-cules, c’est-à-dire de calculer le nom-bre d’Avogadro, le nombre demolécules réelles dans un mole deliquide (18 g pour l’eau). Le dernierarticle reprend l’étude en partant dumouvement brownien.

UN NOUVEL OUTIL MATHÉMATIQUELes équations d’Einstein et deSmoluchowski sont les mêmes, à unfacteur numérique près. Elles expri-ment un fait curieux : en moyenne,ce ne sont pas les déplacements,mais leurs carrés, qui sont propor-tionnels au temps écoulé. Les dépla-cements à venir sont indépendantsdu passé, et ils suivent une loi deGauss.C’est donc un nouvel objet mathé-matique fourni par la nature.Mais c’est d’abord un merveilleuxchamp d’étude pour les physiciens

expérimentateurs. En France, JeanPerrin réalise le programme d’Einstein,obtient une valeur pour le nombred’Avogadro qui recoupe bien ce qu’onpouvait obtenir par des méthodesplus directes, et décrit de façon élo-quente et lumineuse l’extrême irré-gularité des trajectoires des parti-cules et le fait qu’apparemment ellesn’ont de tangente en aucun point ;« C’est un cas, dit-il, où il est vrai-ment naturel de penser à ces fonc-tions continues sans dérivées que lesmathématiciens ont imaginées, etque l’on regardait à tort comme desimples curiosités mathématiques,puisque l’expérience peut les suggé-rer. » Jean Perrin décrit son travaildans un livre superbe dont on vientde célébrer le centenaire, les Atomes.C’est la validation sans conteste dela théorie atomique – qui cependanta tardé encore cinquante ans à êtreenseignée autrement que commeune « hypothèse » aux candidats auxgrandes écoles scientifiques fran-çaises.

L’objet mathématique, un processusgaussien stationnaire à accroisse-ments indépendants, était là en 1920comme l’expression d’une réalitéphysique. Pouvait-on lui donner uneréalité mathématique, c’est-à-direle construire, valider sa définition eten tirer des résultats démontrés ? Cefut l’œuvre de Norbert Wiener en1923, dans un article monumentalqui se réfère explicitement à la phrasede Jean Perrin que je viens de citer.Norbert Wiener construit donc unefonction continue aléatoire ayant lespropriétés requises, et il l’appelle« the fundamental random function »,la fonction aléatoire fondamentale.Les autres mathématiciens l’appel-lent « processus de Wiener » et lenotent W(t). Comme l’avait devinéPerrin, elle est « presque sûrement »dérivable nulle part.

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Article paru dans Progressistes no 4 (avril-mai-juin 2014).

L’apport essentiel de Brown est d’avoirmontré que le phénomène n’était pas du ressort de la biologie.“

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LA FONCTION B(t)…En France, Paul Lévy s’empare dusujet et en découvre la prodigieuserichesse. Il donne au processus deWiener le nom de « mouvement brow-nien », et c’est désormais le mouve-ment brownien des mathématiciens.Sa notation usuelle devient B(t). Ils’avère au cours du temps qu’il estlié à presque toutes les parties desmathématiques, et que c’est un outilet un objet intéressant et utile dansbeaucoup de sciences et de pra-tiques. C’est une idéalisation nonseulement du mouvement observépar Brown, mais aussi d’une foulede phénomènes, promenades auhasard, cours de la Bourse, niveaudes barrages, etc. Aujourd’hui, quanddes physiciens parlent du mouve-ment brownien, c’est d’abord aumouvement brownien des mathé-maticiens qu’ils pensent. Et, inver-sement, la physique continue à fournir aux mathématiciens des pro -blèmes et des idées sur l’objet mathé-matique en question.On pourrait en dire beaucoup plussur le mouvement brownien et sonhistoire, mais il est temps de regarderla relation que Langevin entretientavec lui.

LA NOTE DE 1908 ET L’ÉQUATION DE LANGEVINL’occasion de la note aux comptesrendus de l’Académie des sciencesde 1908 est l’écart entre les formulesd’Einstein et de Smoluchowski.Langevin reprend les calculs deSmoluchowski, les rectifie et obtientla formule d’Einstein. Puis il déve-loppe sa propre approche, que jepeux exposer ainsi.D’abord, contrairement à l’idéalisa-tion que nous venons de voir avec

Perrin et Wiener, les particules brow-niennes ont une vitesse et une éner-gie qui est la moitié du produit deleur masse par le carré de leur vitesse.En supposant que toutes les parti-cules ont la même masse, leur éner-gie moyenne est la moitié du pro-duit de cette masse par la moyennedes carrés de leurs vitesses. Or lavitesse d’une particule est soumiseà une équation exprimant le théo-rème fondamental de la dynamique:l’accélération est proportionnelle àla force exercée. En négligeant la gra-vité, la force exercée est évidemmentla force de freinage tenant à la vis-cosité du liquide. Mais si l’on s’entient à cette évidence, la vitesse décroîtexponentiellement et le mouvements’arrête très rapidement. Or le mou-vement se poursuit. Il y a donc uneforce additionnelle x, due aux chocsdes molécules du liquide, dont, ditLangevin, « nous savons qu’elle estindifféremment positive et négative,et sa grandeur est telle qu’elle main-tient l’agitation de la particule ».L’équation obtenue en ajoutant x est« l’équation de Langevin ».Il est remarquable qu’avec ce mini-mum d’hypothèses sur x Langevinparvienne, en quelques lignes, à uneformule qui, pour des intervalles detemps pas trop petits (disons, supé-rieurs à 1 microseconde), se ramèneà l’équation d’Einstein.C’est le meilleur exposé que jeconnaisse de la théorie physique dumouvement brownien.

LA MISE EN FORME DE L’ÉQUATIONDE LANGEVIN ET LEDÉVELOPPEMENT DES ÉQUATIONSDIFFÉRENTIELLES STOCHASTIQUESLa mise en forme mathématique estvenue plus tard, en 1942, avec leprobabiliste J.-L. Doob. Ce derniera choisi pour x ce que nous appe-lons le bruit blanc, et qui, formel-lement, est la dérivée du processusde Wiener (qui, on le sait, n’admetpas de dérivée au sens usuel). Souscette forme, l’équation de Langevinest l’archétype des équations diffé-rentielles stochastiques, dont lathéorie et la pratique se sont consi-dérablement développées depuis1942. Intui tivement, il s’agit d’évo-lutions bruitées, dont les solutionssont des fonctions aléatoires ; on entrouve aujourd’hui partout.

L’équation de Langevin, sous la formedonnée par Doob, amène à réfléchirà différents niveaux.1. D’abord, peut-on écrire sa solu-tion ? Oui, et elle s’appelle le proces-sus d’Ornstein-Uhlenbeck. Elle repré-sente la vitesse d’une particulebrownienne.

2. N’y a-t-il pas un cercle vicieux :partir de la vitesse pour établir uneéquation dont la solution est nondérivable, puis partir de cette solu-tion non dérivable pour obtenir uneéquation dont la solution est la vitesse?

3. Non, il y a deux modèles incom-patibles, c’est tout, et chacun joueun rôle dans l’autre. Il y a le proces-sus de Wiener, qu’on appelle un peuabusivement mais de manière com-mode le mouvement brownien, etle processus d’Ornstein-Ulhenbeck,qui représente la vitesse d’une par-ticule brownienne. L’équation deLangevin établit le rapport entre lesdeux dans les deux sens : partir de lavitesse pour établir l’équation dumouvement qui n’a pas de vitesse,et partir du mouvement qui n’a pasde vitesse pour établir l’équationdonnant la vitesse.

4. C’est aussi affaire d’échelle. Onpeut observer le mouvement, maisil est extrêmement difficile d’obser-ver la vitesse : il faut descendre au-dessous de la nanoseconde.

5. C’est au cours des années 1930-1940 que se sont formalisées les idéessur le bruit blanc et les équationsdifférentielles stochastiques. Les arti-cles de cette époque parlent constam-ment de l’équation de Langevin, maisj’en connais un seul qui en donne laréférence. À l’indice des citations, lanote aux comptes rendus de Langevinn’aurait eu aucun impact. Aussi bienest-elle souvent ignorée des auteursqui ont écrit sur Langevin.Il faut dire que Langevin est inépui-sable comme source d’idées et deréflexion. Ce long article était l’oc-casion d’en dévoiler un aspect rela-tivement peu connu. n

Retrouvez Jean-Pierre Kahane sur FranceCulure, dans l’émission Continent Sciencesdu 10 février 2014 : « Le mouvementbrownien et les mathématiques ». En écoute libre.

Au premier plan, Paul Langevin et Albert Einstein, en 1923.

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HOMMAGE À JEAN-PIERRE KAHANE26 DOSSIER

Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2017

L’accès à la science pour tous était une conception révolutionnaire, elle ébranlait les fondements religieux dela cité, elle a valu à Socrate sa condamnation à mort.

PAR JEAN-PIERRE,KAHANE,

cience et sociétéest un thème éter-nel. Cependant

c’est dans les années 1980qu’il a pris forme avecl’ASTS, l’associationscience-technologie-société, dont l’initiateura été René Le Guen. Ainsi, il s’agis-sait au départ d’une vision politiquequi s’inscrivait dans l’accès de lagauche au pouvoir. La culture scien-tifique faisait l’objet d’un programmemobilisateur. Les organismes derecherche se voyaient confier la mis-sion de la répandre. Cependant, dansl’optique des scientifiques, la diffu-sion de la culture scientifique n’en-traînait pas une vision claire de laplace de la science dans la société.Le thème « science et société » dansles congrès scientifiques apparaît àma connaissance au cours des années1990. À l’Académie des sciences, lecomité Science et Société a été crééen 2000. C’est aujourd’hui, en Franceet dans tous les pays du monde, unthème important pour les scienti-fiques : quelle est la place de la science

dans la société ? Il est grand tempsque cela redevienne un thème impor-tant en politique, et en particulierdans la politique communiste.

Que recouvre-t-il au cours des temps ?On fait remonter à Socrate la concep-tion de la science comme objet d’étudepour tous les citoyens. En Méso -potamie et en Égypte, certainesconnaissances avaient été acquises,en particulier en astronomie, maiselles étaient détenues par des spé-cialistes, souvent les prêtres, au mêmetitre que les recettes magiques. L’accèsà la science pour tous était une concep-tion révolutionnaire, elle ébranlaitles fondements religieux de la cité,elle a valu à Socrate sa condamna-tion à mort. L’accès de la science àtous a été une idée forte de laRenaissance, et l’imprimerie y a jouéun rôle essentiel. Cependant, la pra-tique des savants était de conserverpour eux leurs découvertes. Le lienentre découvertes et communica-tion des découvertes date du XVIIe siè-cle, avec la création des académies,et il a été l’un des traits marquantsdu progrès des sciences depuis cetteépoque. Tenue secrète ou largementdiffusée, comment la science inter-agissait-elle avec la société ? J’y revien-drai, mais en gros la science était auservice des puissants, ou de ceux quiaspiraient à la puissance. En Europe,

le progrès des sciences a accompa-gné celui du capitalisme, en Italie auXVIe siècle, en Angleterre au XVIIe, enFrance au XVIIIe, en Allemagne au XIXe

et aux États-Unis au XXe. En mêmetemps, la science apparaissait commeliée aux mouvements d’émancipa-tion des peuples : la Révolution fran-çaise a mobilisé les savants, toutcomme la révolution soviétique.

Que recouvre-t-il actuellement dans l’ensemble du monde ?L’organisation mondiale de la sciencetraduit et aggrave les inégalités entreles peuples. Un rôle dominant estjoué par les États-Unis, qui drainentles chercheurs du monde entier (c’estla signification du brain drain), àtous les niveaux, en leur offrant salaireset conditions de travail, et en cana-lisant la plus grande partie de l’édi-tion et de la documentation scien-tifique. Les grandes bases de donnéessont quasi exclusivement améri-caines. Dans la puissance des États-Unis, il faut compter cette situationde pilote scientifique, qui a peut-êtrela même importance que le privi-lège du dollar et qui est mieux éta-blie. Cependant, des concurrents sefont jour. En Europe, l’« économiede la connaissance », prônée par letraité de Lisbonne, part de l’exem-ple américain pour mettre le déve-loppement scientifique au service

PAR AMAR BELLAL,

n janvier 2011, en tant que res-ponsable à la formation desmilitants pour la fédération

de Paris du PCF, je sollicitai Jean-Pierre Kahane pour qu’il nous parledes rapports entre la science et lasociété. Pour lui adresser ma requête,j’avais dû chercher son adresse élec-tronique : à l’époque, je savais justequ’il était un mathématicien reconnuet membre du PCF.

Dès le lendemain, j’avais sa réponsepositive, et enthousiaste à l’idée des’adresser à la jeune génération. Ilm’adressa peu après, par courriel– le média de nos premiers échanges–, une proposition d’interventionqui se présentait sous la forme péda-gogique d’une série de questionssur le thème « science et société ».Quelques semaines plus tard, j’étaisà ses côtés lors de son intervention,et devant une trentaine de mili-tants, en conclusion, nous avons

convenu de garder contact afin deredynamiser ce front de réflexionau sein du PCF. J’étais loin d’ima-giner que notre rencontre allaitaboutir au lan cement de la revueProgressistes en 2013.

Le texte mentionné a été publié enintégralité par la Revue du projet en2012. Nous le proposons à nos lec-teurs car il illustre une fois de plusles qualités de sa réflexion : ellesvalent exemple. n

QUELQUES MOTS...

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LA PLACE DE LA SCIENCE DANS LA SOCIÉTÉ

La Revue du projet,no 13, janvier 2012

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du capitalisme de façon directe etbrutale ; la traduction en France estla mise au pas du service public dela recherche par une série de mesuresdraconiennes, exposées par ailleurs.La Chine fait un effort considérabledans le domaine scientifique (lefameux classement de Shanghai étaità usage interne, pour aider les uni-versités chinoises à conquérir leurplace dans le monde). En chimie,Shanghai est un pôle important. Dejeunes universités, comme Tsinghua,à Pékin, sont déjà des pépinières dejeunes chercheurs que l’on voit pour-suivre leur formation dans tous lespays développés. La traduction scien-tifique en chinois est très active, etle monopole actuel de l’anglais dansla communication scientifique estmenacé à long terme par l’émer-gence du chinois. On peut égalementpenser à l’Inde et au Brésil commepays scientifiques majeurs à venir.L’important à retenir est que la situa-tion est mouvante et que la formule« vivre et travailler dans son pays »,à laquelle tenait beaucoup René LeGuen, s’impose de plus en plus à l’at-tention. Elle est retenue, par exem-ple, dans le volumineux rapport del’Académie des sciences sur larecherche en Afrique subsaharienne.Les ressources humaines existentdans tous les pays, les besoins exis-tent aussi de la même façon, et enparticulier le besoin massif d’ensei-gner la jeunesse, et l’appel à la sciencese sent plus fortement chez les peu-ples qui pour le moment n’y ont pasaccès que chez les peuples bien nan-tis à cet égard, comme le nôtre.

La science, un atout pour le capitalisme. Comment et pourquoi ?Un petit cours de marxisme seraitici bienvenu. Je me borne à des notionssommaires. Le fondement du profitcapitaliste est l’écart entre la valeurdu produit, qui traduit la quantitéde travail humain nécessaire pourle produire, et le prix de la force detravail mobilisée pour ce faire. Donc,au départ, grosses usines, gros pro-fits. Mais les technologies changentla donne, en permanence. Moyennantdes investissements convenables, laforce de travail nécessaire pour unproduit donné va diminuer, le nom-bre de salariés va diminuer, et aussila valeur du produit, donc aussi le

profit : c’est la baisse tendancielledu taux de profit. Pour se rattraper,il y a simultanément course à l’in-novation, qui assure en principe unprofit immédiat, et une exploitationplus sévère des salariés, ce que nousvoyons clairement en ce moment enEurope. Ainsi, l’innovation, qui figuredans tous les discours officiels, n’estpas seulement une tarte à la crème,c’est une nécessité pour le capita-liste, indépendamment de tout besoinhumain. Le capitaliste actuel n’a plusfigure humaine : c’est un conglomé-rat de grandes fortunes, de grandscommis qui amassent des fortuneset d’actionnaires qui se partagent lesprofits. Mais il est bien caractérisécomme classe, et la conscience declasse est très vive chez lui. Il est atta-ché à la science comme facteur d’in-novation. C’était déjà affiché dansle traité de Maastricht : le but de larecherche scientifique est de four-nir les bases scientifiques de la com-pétition économique. Les moyenssont mis en œuvre en France actuel-lement, et ils peuvent être efficacespour les capitalistes comme désas-treux pour l’avenir du pays. L’avantagede la France est un système derecherche bien charpenté, qui a misdu temps à se construire. Sa destruc-tion n’est pas un but en soi, c’est justela condition pour exploiter le plusefficacement les réserves de capa-cités et de connaissances actuelle-ment disponibles, sans souci de main-tenir l’activité de recherche nécessairepour les renouveler. Humainement,cela passe par une exploitation for-cenée des jeunes, maintenus dansdes situations précaires, au détri-ment de leur existence future, et dufutur même de leur travail.

La science peut être un atout pour la libération des peuples. Comment et pourquoi ?Les peuples sont toujours les prin-cipales victimes de l’ignorance etdes superstitions. Cela seul définitun caractère libérateur à la science.Mais l’argument doit être étayé,parce qu’il n’est pas vrai que la for-mation scientifique assure à sesbénéficiaires un rôle libérateur dansnotre société. Il est important deconcevoir la science comme un biencommun de l’humanité. La pers-pective politique d’ensemble meparaît être l’appropriation collec-tive de tous les biens communs.L’appropriation collective desconnaissances scientifiques meparaît être à l’ordre du jour. Certains,dans le Parti lui-même, l’exprimenten termes de partage. Certes, il estbon de partager les connaissances,et de partager les moyens de les faireprogresser. Mais sans la volonté desintéressés de se les approprier onn’ira pas loin. Les pays en dévelop-pement doivent nous donner à réflé-chir. Leur retard scientifique peutsembler insurmontable, et il ne l’estpas. Une première raison est l’ex-traordinaire besoin d’enseignantsà tous les niveaux. La populationscolaire de l’Afrique au cours desquarante prochaines années va aug-menter de plus de 300 millions, plusque l’augmentation mondiale, ycompris l’Afrique. Cela a déjà crééun appel pour créer des universi-tés, les pourvoir en professeurs,assurer leur qualification, entre-prendre et coordonner desrecherches. Le succès est remarqua-ble en mathématiques, en raison dela collaboration internationale etaussi du fait que la recherche et lacommunication y sont plus facilesà organiser que dans d’autres dis-ciplines. En matière médicale, et derecherche en médecine, l’exemplede Cuba est le plus éloquent. Si l’ap-pétit pour les sciences se maintientdans les pays pauvres et si le braindrain ne les dépouille pas de leursrichesses intellectuelles, ils sont enpasse de conquérir leur place dansle monde des sciences et peut-êtred’y détrôner ceux qui se seront repo-sés sur leurs lauriers et sur la courtevue de l’« économie de la connais-sance » selon Lisbonne. n

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Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2017

Peut-on parler de lascience ? Doit-on parlerdes sciences, au pluriel ?On doit, bien sûr, parlerdes sciences différentes,et de leurs spécificités.On insiste à juste titresur les SHS, sciences del’homme et de la société.Les disciplines scolairesdonnent une image de la diversitédes sciences, d’autant plus qu’enFrance elles sont bien séparées. Quandon pense aux développements lesplus marquants du siècle dernier,c’est à des sciences nouvelles qu’onsonge : la physique quantique, l’as-trophysique, l’informatique, la bio-logie moléculaire. Peut-on dans cesconditions parler de la science ? Oui,à mon avis. Toutes les sciences ontun commun, un certain exercice dela raison, c’est-à-dire de la mémoire,de l’imagination, de l’esprit critique,de l’aptitude à la mise en forme, quel’on peut appeler la méthode scien-tifique sans chercher par là à trop laformaliser. Elles ont en commun,sous des formes diverses, le besoinde communiquer. Ensemble, ellesconstituent un système coordonnéde connaissances, et c’est ce sys-tème, en évolution constante, qu’onpeut appeler la science.Il y a des analogies profondes entrela science et la politique. Il y a biendes politiques, à différents niveaux,pour différents objets, correspon-dant à différents intérêts. Mais lapolitique est une notion générale quia sa valeur, et qu’il nous incombe devaloriser. Ce que Victor Hugo a écritsur la science me paraît parfaitementpertinent, plus même que ce qu’il aécrit sur l’art. La science est impar-faite, toujours en mouvement, ellerecherche mais n’atteint jamais lavérité, elle se construit en se détrui-sant sans cesse, mais, dit Victor Hugo,« vénérons cette servante magnifique ».La politique que nous voudrionsmener, elle aussi, doit être unerecherche permanente, un systèmecoordonné mais sans cesse en mou-vement, au service des peuples pré-sents et à venir.

Dans toute vision large de la poli-tique, il me semble que la science asa place.

Y a-t-il divorce entre la science et lasociété ?La question mérite examen, et d’abordd’être elle-même questionnée. Onne pose pas la question du divorceentre la finance et la société. Pourquoi? C’est que, quels que soient les griefsde chacun à l’égard de la finance, lasociété est actuellement structuréepar elle. Elle inspire la politique, elleest omniprésente dans les médias,elle s’impose comme constitutive dela société où nous vivons. La sciencen’a pas ces privilèges. Et quelle quesoit la sympathie que l’on porte à lascience, et quel que soit le rôle qu’ellejoue dans la conscience communeet dans la vie sociale, elle n’est paspartie constitutive de notre société.Elle n’inspire pas la politique actuelle,elle est absente des médias : la ques-tion du divorce avec la société estdonc pertinente, relativement à lasituation que nous vivons.Après Hiroshima, et devant la menaced’une guerre atomique, la sciencen’était pas mise en cause, et seulsquelques esprits inquiets, les marxistesBernal en Angleterre et Langevin enFrance, mettaient en garde contre leretard de la conscience commune àprendre en compte les ressources etles dangers du développement de laphysique. Dans l’ensemble, la périodeque nous appelons en France lesTrente Glorieuses a été une époquede grande confiance dans la science.Mais le retard n’a pas diminué, il s’estaugmenté au contraire des avancéesscientifiques et de leurs usages aubénéfice du capitalisme. Faute demettre en cause le capitalisme, cer-tains mettent en cause la science. Lacorrection peut venir en partie desscientifiques, de la manière dont lessciences sont enseignées, de la manièrede les présenter, mais l’essentiel dela correction viendra de la politiquesi nous parvenons à en changer lecours. En attendant, l’idée de l’ap-propriation collective des connais-sances scientifiques peut utilementfaire son chemin.

Les travailleurs scientifiques doivent rendre compte de leur activité. À qui etcomment ?

Au cours du XXe siècle, les métiers dela recherche se sont développés etle concept de travailleur scientifiquea été élaboré, d’abord en Angleterresous l’influence des marxistes anglais,puis en France. À la Libération s’estcréée, sous la présidence de FrédéricJoliot-Curie, la Fédération mondialedes travailleurs scientifiques (FMTS),qui regroupait tous les syndicatsconcernés. Les derniers présidentsen ont été des Français, Jean-MarieLegay et André Jaeglé. Le déclin dela FMTS a suivi celui des idéaux démo-cratiques dans les milieux de larecherche comme ailleurs.Les effectifs de la recherche scienti-fique, incluant non seulement leschercheurs à temps plein du secteurpublic et du secteur privé, les ensei-gnants-chercheurs et les ingénieurs-chercheurs, mais leurs collabora-teurs techniques et administratifs,sont maintenant considérables. Onles évalue en France à 300 000 per-sonnes. Ils ont une responsabilitécollective dans les progrès de lascience et de la technologie, dansl’usage des moyens qu’on leur donneet dans l’usage social qui est fait deces progrès. Assumer cette respon-sabilité était dans l’optique de laFMTS.Actuellement apparaît de nouveaul’idée que les travailleurs scienti-fiques doivent rendre compte de leuractivité à l’ensemble des citoyens, etque c’est une composante indispen-sable de la démocratie. C’est la signi-fication de l’apparition du thème« science et société » dans les asso-ciations professionnelles.Les éléments existent pour cela,parce que l’activité de recherchedonne lieu à des comptes rendusdétaillés à tous les niveaux, de l’in-dividu ou de l’équipe de rechercheà l’organisme, en passant par le labo-ratoire. Dans le secteur privé, cesrapports sont généralement gardéssecrets, mais dans le secteur publicils sont accessibles ou devraientl’être. Dans les attributions du Comiténational de la recherche scientifique,constitué de représentants des cher-cheurs du CNRS et des universités,figure un rapport de conjoncture etun rapport de prospective, chargésde guider la politique du gouverne-ment en matière de politique scien-tifique. Lors du colloque national

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sur la recherche et la technologie de1982, l’idée avait été émise d’élargirce comité national pour en faire uneinstance représentative de l’ensem-ble de la recherche. L’évolution a étéen sens opposée, malgré les effortsfaits au début des années 1990 pourrenouveler la rédaction du rapportde conjoncture. C’est l’Académiedes sciences qui a pris la relève, avecles rapports sur la science et la tech-nologie, qui constituent dans leurensemble une source d’informationsur l’état de la science dans beau-coup de domaines. Malgré la qua-lité de ces rapports, ils n’ont rien àvoir avec la démocratie, ni dans leurconception ni, malheureusement,dans leur usage.Au niveau des individus et deséquipes, la volonté existe toujoursde rendre compte de l’activité derecherche : ce n’est pas seulementune question d’éthique profession-nelle, mais une nécessité du métier,pour se faire connaître et reconnaî-tre. Mais la situation actuelle sedégrade profondément, avec unebureaucratie envahissante et untraitement de plus en plus méca-nique des informations. Elle s’ag-grave avec les nouvelles disposi-tions pour établir le suffixe « ex »,pour excellence, dont, je pense, onparlera par ailleurs. Dans l’optiquede la compétition à outrance, l’es-prit de la recherche est compromis.

Qui les évalue et comment ?Cela dépend. Dans la recherche indus-trielle ou militaire règne le secret surles recherches. Les chercheurs nepublient pas : ils sont évalués parleur hiérarchie sur la base des résul-tats obtenus, qu’on voit parfois appa-raître de façon partielle par les bre-vets. L’usage et la pratique des brevetsmériteraient une étude historiqueet actuelle. Ils font partie de la jun-gle capitaliste, et l’évaluation de l’en-semble de la recherche menée dansun pays par le nombre ou même l’im-pact des brevets est faussée par lesintérêts en jeu.Dans la recherche publique, l’éva-luation est fondée sur les commu-nications et les publications. Elle atendance à se fonder sur les publi-cations, et à utiliser les moyens dela bibliométrie, qui épargnent auxévaluateurs le souci de lire eux-mêmes

les articles, en se contentant de consul-ter des critères mécaniques fondéssur les citations, supposées expri-mer l’impact scientifique de ces arti-cles ou de leurs auteurs. La biblio-métrie est aussi une jungle, mais ellese fonde sur des données objectiveset vérifiables. L’obligation moralepour les chercheurs de publier leurstravaux est exprimée par la formuleanglo-saxonne publish or perish !(publie ou péris !).Chaque rapport sur la bibliométrie,et l’Académie des sciences vient d’enproduire un, assez volumineux etsainement critique, insiste sur le faitque l’évaluation doit incomber auxpairs, c’est-à-dire aux scientifiquesdu même domaine et au moins dumême niveau. C’est en effet la pra-tique courante, aussi bien pour lesindividus que pour les équipes oulaboratoires. L’évaluation est sou-vent internationale. Elle repose enpartie sur des témoignages sollici-tés des experts les plus qualifiés dansle domaine en question. En dernièreinstance, pour les recrutements oules promotions des chercheurs, oupour les prix et distinctions, le juge-ment revient à des scientifiques.Je crois utile d’insister sur deux points.D’abord, s’agissant de la recherchepublique, l’activité de recherche estl’une des plus contrôlées et évaluéesde toutes les activités humaines. Latendance actuelle à tout chiffrerfausse les pratiques et les jugements,et contraint les chercheurs à unegymnastique improductive pour pro-duire des rapports qu’on puisse pas-ser en machine. Mais la pratique desrapports de recherche est saine etn’est pas contestée.Le second point concerne l’évalua-tion en amont des publications etdes rapports. La communicationscientifique ne se borne pas auxpublications. Il y a les conversationset les échanges dans les laboratoires,dans les séminaires et les colloques,dans la vie courante, y compris les« thés » où règne une communica-tion informelle très efficace. C’estdans le laboratoire que les person-nalités s’affirment et se distinguent; d’ailleurs, quand dans les disci-plines biologiques on voit des arti-cles avec cinquante auteurs, le clas-sement de ces auteurs est calculéautant que le classement des acteurs

dans un générique de film ; l’évalua-tion se fait donc en amont de la publi-cation.Ce lien entre le travail scientifiqueet l’évaluation qui en est faite poseune série de questions. D’abord, para-doxalement, il n’y a pas de bonneévaluation sans conflit d’intérêts :les meilleurs évaluateurs sont ceuxqui travaillent les mêmes sujets.Ensuite, c’est le fondement des élec-tions pour les commissions char-gées de l’évaluation, dans les uni-versités et dans les organismes de

recherche.

Quels sont leschangements intervenuspour les chercheurs ?Les changements sontrapides et très inquié-tants. Jamais la paperassen’a été aussi envahissante.La pratique des contratsà court terme amène leschercheurs à mobiliserleurs forces pour obtenirdes contrats, puis d’au-tres contrats, au détri-ment de la recherche pro-

prement dite. Les jeunes font un longparcours du combattant comme allo-cataires, assistants provisoires oupost-doc en espérant un poste per-manent, et s’ils ont la chance d’êtrerecrutés ils entrent dans un systèmeoù l’instabilité est programmée : c’estla politique générale de la recherchequi est en cause, avec Lisbonne etl’économie de la connaissance, avecla loi relative aux libertés et respon-sabilités des universités (LRU) bienmal nommée, avec l’Agence natio-nale de la recherche (ANR) qui foca-lise les énergies, juste en ce moment,pour en obtenir des contrats, et avecla chasse aux contrats européens.La réaction à ces changements dansle milieu se situe entre révolte et rési-gnation. La révolte a eu lieu il y aquatre ans, avec la naissance du mou-vement Sauver la recherche. En appa-rence, l’atmosphère est à la résigna-tion : pour vivre et avoir les moyensde travailler, il faut bien passer sousles fourches caudines. Mais la révoltegronde sous la cendre ; elle peut être,ou non, un ferment de consciencepolitique pour mettre en cause lesystème actuel, et le capitalisme lui-même.

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Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2017

La course à l’excellence avec la poli-tique des laboratoires et initiativesd’excellence fausse la pratique del’évaluation : celle-ci peut être leparavent d’une entreprise de démo-lition. De cela le milieu prendconscience. Un signe parmi d’au-tres : le conseil scientifique du CNRSlance un cri d’alerte sur les consé-quences négatives de la création desnouvelles structures telles que labexet idex sur l’ensemble de la rechercheen France.

Quels sont les changementssouhaitables ?Les changements majeurs seront deschangements politiques. Mais il y ena qui se préparent ou peuvent se pré-parer dans le milieu lui-même.Il faut chasser le secret partout où ilse niche : dans les instances de déci-sion comme dans la pratique scien-tifique quotidienne. Dans les statutsvotés par les universités au débutdes années 1970, qui attestaient uneautonomie scientifique et pédago-gique non négligeable, il était par-fois indiqué que l’université s’inter-disait les recherches à caractère secret.Mais il y a eu dérive depuis lors. Lesuniversités ont accepté des contratsavec des clauses de secret. Plus grave,le financement des thèses de docto-rat a abouti à soumettre au secretindustriel des travaux de doctorants,interdisant de fait la soutenancepublique de l’ensemble de la thèse.Cette pratique est inadmissible etdoit être combattue.Il faut améliorer par tous les moyensla communication entre les cher-cheurs. L’informatique et les télé-communications changent la donne.Le courrier électronique a détrônéles lettres, il est indispensable. Ladocumentation électronique sup-plée pour une part les bibliothèques,il faut veiller à ce qu’elle ne passepas au service des grands éditeursprivés. Dans le secteur des publica-tions, la nouveauté la plus impor-tante est constituée par les « archivesouvertes », où les auteurs peuventdéposer leurs articles sans contrôlescientifique préalable. En contre-point à la manie de la bibliométrie,voici un exemple remarquable : leRusse Grigori Perelman a obtenu lamédaille Fields lors du dernier congrèsinternational des mathématiciens

sans avoir jamais rien publié ; sestravaux, révolutionnaires, avaientseulement été déposés dans des« archives ouvertes ».Au cours de l’histoire, la science aprogressé parce que les découvertesont été communiquées. Les modesde communication actuels sont àexaminer de près : ils renferment desdangers, ne serait-ce que de rendrepérimés les moyens précédents, maisaussi des possibilités infinies. En par-ticulier, bien employés, ils doiventpermettre aux jeunes de s’affirmerplus facilement.

Quels sont les liens, ou les oppositions, entre science et démocratie ?Première réponse, qui est la positionde Claude Allègre : il n’y a aucun rap-port entre science et démocratie. Eneffet, on ne prouve pas un théorèmeen le mettant aux voix, et on n’élitpas les prix Nobel au suffrage uni-versel.Seconde réponse : il y a beaucoupde rapports. Quand Périclès vante ladémocratie athénienne et son effi-cacité, il place en premier lieu ledébat public et en second la déci-sion majoritaire après le débat ; il ditaussi que le débat n’est pas niveleur,mais qu’au contraire il permet aupeuple d’élire les meilleurs aux postesles plus responsables. Quand, plusde vingt siècles plus tard, Montesquieudéfinit l’Esprit des lois, il dit qu’endémocratie, où le peuple a la souve-raine puissance, le peuple fait parlui même tout ce qu’il sait bien faire ;les élections viennent en complé-ment, pour faire faire par des élus ce que le peuple ne sait pas fairedirectement.On retrouve ces idées mises en pra-tique dans la vie scientifique, ou toutau moins admises comme inhérentesà la vie scientifique. Chaque indi-vidu, chaque équipe ou labo doitfaire ce qu’il sait bien faire, c’est lepoint de départ ; il faut aussi s’aven-turer à faire ce qu’on ne sait pas faire; là, le débat est indispensable, etplus il est approfondi, plus il est effi-cace. Enfin, quand les débats sontbien menés, ce ne sont pas les déma-gogues ou les faiseurs qui l’empor-tent, mais les meilleurs ; la démocra-tie est gage du succès dans le choixdes leaders.

Cela, c’est la démocratie en vase clos,dans le milieu scientifique lui-même.Elle s’avère efficace dans le métier,et aussi au plan de la politique géné-rale, qui est du ressort de la démo-cratie au sens large. Les débats appro-fondis entre physiciens des hautesénergies, les conclusions bien éta-blies auxquelles ils parviennent surles expériences cruciales et les ins-truments nécessaires pour les réali-ser ont entraîné la naissance puis ledéveloppement du Conseil européenpour la recherche nucléaire (CERN),qui est un modèle de coopérationinternationale.Même en vase clos cette démocra-tie nécessite des structures ; cellesétablies après la Libération avec leComité national de la recherche scien-tifique, puis celles des organismesde recherche et des universités, per-mettent en principe un exercice dela démocratie élargie à une institu-tion assez large. Dans une visiondynamique de la recherche, il fau-drait l’élargir encore, et y faire par-ticiper la recherche menée dans lesindustries.Cela ne suffit pas, mais c’est un bondébut pour élargir le débat sur lascience à l’ensemble de la société.Un tel début est d’ailleurs nécessairedans tous les secteurs d’activité : ladémocratie doit se développer dansles ateliers comme dans les labora-toires. C’est la condition d’un échangefructueux et de progrès à venir.

Quel contenu peut-on donner à uneappropriation collective de la science ?L’appropriation collective des moyensde production et d’échange est unevieille idée qui est toujours actuelle.Il ne s’agit pas seulement de parta-ger les richesses, mais d’intervenirdans la façon de les produire. C’estla même logique qui s’applique à laproduction scientifique. Il s’agit pourla collectivité de se rendre maîtressede la science et des conditions de saproduction.Je vois tout de suite Claude Allègrebondir : Comment ? Vous allez remet-tre à tout le monde, aux ignorants,la possibilité de dicter aux chercheursce qu’ils doivent faire ! C’est la piredes dictatures que vous voulez ins-taurer ! Nullement. Nous voulons qu’au lieudes capitalistes ce soient les peu-

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ples qui aient la parole en toutechose, et cela comprend la grandeacti vité humaine qu’est la recherchescientifique.Et cela n’implique pas que chacunsache tout. Mais cela implique quetoute la science acquise soit assimi-lée par la collectivité dans son ensem-ble. Les conséquences sont multi-ples. C’est la justification des coursavancés dans tous les secteurs de larecherche, pour ne rien laisser per-dre des connaissances actuelles. D’oùun effort considérable pour l’ensei-gnement supérieur scientifique, horsde proportion avec les effectifs actuels.C’est aussi la justification d’un lienplus étroit entre tous les ordres d’en-seignement. Et c’est aussi la néces-sité d’un contact direct organisé entreles chercheurs et les citoyens soustoutes les formes possibles.

Doit-on distinguer science et technologie, découverte etinvention, nouveauté et innovation ?Dans l’histoire humaine, la curiositéet l’inventivité ont eu un rôle fonda-mental. En gros, elles se sont cristal-lisées sous la forme de la science etde la technologie. Les découvertessont du domaine de la science, lesinventions du domaine de la tech-nologie. Cela dit, il est parfois biendifficile de distinguer invention etdécouverte. Les inventions tech-niques sont inséparables du déve-loppement des sciences. On peutaussi arguer du fait que la scienceest une création humaine, qui créeet utilise ses propres outils, que cesoutils engendrent souvent desconcepts, et que ces concepts à leurtour engendrent des outils d’intérêtgénéral. On pourrait ici multiplier

les exemples ; même en se tenant àune seule science, disons les mathé-matiques, les illustrations sont légion.La nouveauté en science peut être àtrès longue portée. La cryptologiecontemporaine est l’application,après plus de deux millénaires, de lathéorie de la décomposition des nom-bres en facteurs premiers. L’innovationau contraire se réfère à l’immédiat,et plus spécialement à l’intérêt immé-diat du capital. C’est pourquoi oninsiste tant aujourd’hui sur l’inno-vation. Le terme lui même évoquele court terme. Comment restaurerl’innovation comme objectif respec-table ? Je ne le vois possible que dansun changement politique profond.

L’expertise scientifique fait-elle problème ?Oui, elle fait problème à bien deségards. C’est un mal nécessaire. Sile gouvernement du Sénégal envi-sage de grands travaux d’aménage-ment du fleuve, il faut en prévoir lesconséquences pour l’état des sols,la navigation, la pêche et l’habita-tion des riverains. Une enquête estnécessaire. Le Sénégal ne disposepas de spécialistes dans tous lesdomaines, mais il a d’excellentsmathématiciens qui ont des contactsinternationaux et peuvent être consul-tés sur les experts internationauxchoisis dans les différents domaines.En effet, l’expertise a toujours uneincidence financière, et les expertsles plus respectables n’échappentpas au soupçon, souvent justifié, deconflit d’intérêts.Dans la société actuelle, l’expertises’étend à tous les secteurs dans les-quels il y a à gagner de l’argent parla chicane. Les experts se doublent

donc de contre-experts, et les entre-prises comme les praticiens tendentà s’assurer contre des expertises défa-vorables. Ce peut être désastreuxdans le domaine médical, comme lemontre l’exemple des États-Unis.Je pense que l’avenir de l’expertiseest de rejoindre son passé : les meil-leurs experts sont les producteurs,et les producteurs sont responsa-bles. À toutes les grandes époques,dont celle de la Libération en France,des grands travaux ont été décidésaprès un sérieux examen et confiésà des entreprises responsables, quien France après 1944 ont été desentreprises nationales. Nous n’avonspas eu à nous en plaindre, ni pourl’efficacité ni pour la sécurité.

Quel est le rôle de l’éthique dans la pratique scientifique ?Dans la pratique scientifique, on nedoit pas tricher et on ne doit pas volerle voisin. Mais l’éthique du métierest aussi de bien faire ce qu’on a àfaire, comme partout ailleurs. Et pourcela il faut, un peu plus qu’ailleurs,avoir un certain amour du métier.Cet amour se transmet, et mêmes’enseigne, par simple contact. C’estun peu le rôle des directeurs de thèses,des responsables d’équipes et, peuou prou, de tous les chercheurs.

En gros, l’éthique fonctionne. Sanscela il n’y aurait pas d’évaluation pos-sible par les pairs ni de reconnais-sance de paternité pour des résul-tats importants. Mais il y a aussi descas douteux, où des résultats sontannoncés sans être établis, ou d’au-tres malhonnêtetés. Un sujet à lamode et qui nous vient d’Amériqueest l’intégrité scientifique. On doiten débattre au sein d’un comitéd’éthique à l’Académie des sciences,et je pourrai en dire plus à ce sujetdans quelques mois. Mais a priori jesuis assez effrayé par une tendancequi vient d’outre-Atlantique : incluredans tout contrat une clause éthique,avec obligation si l’on y a contrevenude rembourser le montant du contrat.Comme un tel remboursement estimpossible, il se dessine déjà un sys-tème d’assurance éthique, commeil y a des assurances pour les méde-cins en cas de procès. On voit lesdégâts possibles. n

La Grande Vaguede Kanagawa,1831, Hokusai,MetropolitanMuseum of Art.

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Chacune des vingt thèses de Jacques Julliard (« Vingt thèses pour repartir du pied gauche », tribune paruedans Libération le 18 janvier 2010) mérite examen, réflexion et compléments. Je partirai de son diagnosticsur le capitalisme d’aujourd’hui, gouverné par les actionnaires (thèse 1) et qui a retrouvé ses instincts préda-teurs (thèse 6), pour développer quelques autres idées et questions. Par commodité, mes propositions aurontla forme affirmative ; il est bon que le lecteur les prenne pour des interrogations.

PAR JEAN-PIERRE KAHANE,

1. Le capitalisme est prédateur parnature, prédateur du travail humain,prédateur des richesses naturelles.Il engendre des prédateurs à figurehumaine, comme Ben Ali et sa famille,et comme ceux que dénonce Julliard,les dirigeants des grandes entreprises,qui se vendent le plus cher possibleet accumulent des fortunes colos-sales. Ben Ali a été chassé par le peu-ple tunisien, il doit être exproprié etjugé. C’est le sort que méritent etque peuvent redouter les prédateursdu monde entier, qu’ils soient à latête d’États, d’entreprises ou deconseils d’administration.

2. L’actionnariat dilue la prédationdans une partie de la population despays capitalistes avancés.Via la Bourseet les médias, il crée des ravages dansles esprits comme dans la société.Aux États-Unis, les fonds de pensionsont accrochés au capitalisme finan-cier et en constituent un soutiensocial. Leur extension en France aaussi ce but. On doit les dénoncercomme facteurs d’instabilité et decatastrophes, et combattre l’action-nariat au profit de la solidarité socialeet de l’épargne utile.

3. La solidarité sociale est incarnéeen France par la Sécurité sociale, quidevrait être étendue et non restreinte.L’épargne utile nécessite des instru-ments comme les caisses d’épargneet la Caisse des dépôts, et elle don-nerait à un pôle financier public lesmoyens d’alimenter de grands tra-vaux et de remplir l’ensemble de sesmissions (dont les prêts aux familleset aux PME).

4. Il faut arracher les moyens de pro-duction et d’échanges à ceux qui seles ont appropriés. Il ne s’agit pasde partage, du partage charitableauquel certains seraient prêts. Il

s’agit d’une appropriation collec-tive des biens et des pouvoirs quidoivent appartenir à la collectivité.La nationalisation du système ban-caire que Julliard recommandecomme premier objectif (thèse 19)pour ramener le système bancaireà sa fonction productive est à consi-dérer dans cette optique.

5. Mais nous savons que nationali-ser ne suffit pas, ni d’ailleurs créerun pôle financier public. Il faut queles citoyens et les travailleurs desbanques s’en mêlent, et sachentcomment s’en mêler. Il faut doncélaborer l’articulation entre l’appro-priation collective et la démocratieefficace.

6. En démocratie, dit Montesquieu,le peuple, qui a la souveraine puis-sance, doit faire par lui-même toutce qu’il peut bien faire. C’est là leprincipe; les élections viennent après,pour que le peuple fasse faire par sesélus ce qu’il ne peut pas faire direc-tement. Ce principe me paraît pou-voir se transposer à tous les niveauxde la vie sociale, et d’abord dans letravail et son organisation.

7. Le capital s’approprie le travailhumain et paye aux travailleurs cequ’il leur faut pour vivre et se repro-duire ; la différence est le profit capi-taliste, et le combat de classes semène d’abord sur ce terrain. Lesprogrès techniques diminuent letravail humain nécessaire pour unproduit donné, et réduisent donc àterme le profit, comme Marx l’avaitindiqué. L’innovation technologiqueou commerciale est le moyen ins-tantané et provisoire de restaurerle profit. La pression sur les travail-leurs par l’allongement du tempsde travail et l’accentuation de sapénibilité est le moyen permanent,et le chômage un accompagnementnécessaire.

8. Le chômage fait croire qu’il n’y apas assez de travail pour tout lemonde. C’est une erreur. Nos petits-enfants auront beaucoup de travailà faire, en France et dans le monde,pour réparer les dégâts du tempsprésent, pour gérer l’eau, l’air, lessols, l’alimentation, les sources d’éner-gie, les habitations, les moyens decommunication et de transport, lesrelations humaines, l’éducation, larecherche, les industries de l’avenir.Dès aujourd’hui, on doit repérer lestravaux qui s’imposent ; exempleparmi bien d’autres: la mise au pointdu système ferroviaire en Europe.

9. On peut étendre ainsi le principede Montesquieu : qu’à toutes leséchelles, jusqu’au niveau des indi-vidus, tout le monde fasse bien cequ’il sait bien faire. Chaque collec-tivité, chaque individu doit être res-ponsable et fier de son travail. Celaimplique, au sein même du travailcontraint, l’abolition d’entravescomme les rapports hiérarchiquesfondés sur la soumission et la pra-tique du secret, une solidarité destravailleurs et beaucoup de liberté.« La liberté, ça se conquiert », disaitun syndicaliste tunisien. C’est unpremier pas vers la démocratie.

10. Les entreprises publiques doi-vent donner l’exemple du travail bienfait, et ce doit être la règle généralede la production et des services. Onen a l’expérience en France avec cequ’était EDF. Plutôt que la multipli-cation des expertises extérieures,c’est à l’intérieur de l’entreprise deproduction que doit être garantie laqualité des produits et la sécurité despersonnes. Le travail bien fait estvalorisant pour le travailleur et éco-nomique pour la société.

11. Il ne s’agit pas d’un doux rêve.La recherche scientifique, qui estloin d’être affranchie des chaînes du

VINGT-CINQ POINTS D’INTERROGATION

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HOMMAGE À JEAN-PIERRE KAHANE32 DOSSIER

S

Texte paru dans la Revue du projet no 5, février 2011.

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capitalisme, est encore pour unebonne part un domaine de liberté.Et c’est cette part qui est la plus pro-metteuse pour l’avenir. Elle permetde sortir des sentiers battus sans seligoter par des projets à court terme.Et c’est à l’intérieur des communau-tés scientifiques que peuvent s’éta-blir les évaluations les plus valableset les corrections nécessaires en casde manquement au principe du tra-vail bien fait.

12. La recherche scientifique est ligo-tée à l’heure actuelle par la vision àcourt terme qui se cache derrière leterme d’innovation. L’innovationnécessaire à la survie du capitalismeest exactement le contraire des inno-vations à introduire dans la vie scien-tifique et dans la vie sociale. Les motsclés en sont la compétition, l’intérêtpersonnel, et aujourd’hui en Francel’excellence brandie comme éten-dard, opposée à la médiocrité quiserait la règle.

13. L’excellence proclamée et label-lisée (labex, laboratoires d’excel-

lence ; equipex, équipements d’ex-cellence) est la ruine de l’excellenceparce que c’est une foire d’empoigne.L’excellence réelle émerge du tra-vail bien fait et de la liberté laisséeaux chercheurs, et c’est une ambi-tion légitime dans la recherchecomme dans toutes les productionshumaines. Rien n’interdit de la met-tre en valeur si ce n’est pas pourécraser l’ensemble.

14. Pourquoi donner une telle placeà la recherche scientifique alorsqu’il s’agit du projet politique ?Parce que la science, ses acquis,ses orientations, les moyens qu’elleexige, les possibilités qu’elle offre,font partie de la politique. D’uncoté, il n’y a pas d’avenir possiblesur la planète sans conquête denouvelles connaissances et de nou-veaux moyens d’action. D’un autrecoté, l’exploitation du travail derecherche pour un profit immé-diat est indispensable au capita-lisme, et les réorganisations encours en France traduisent cela defaçon brutale.

15. Comment les citoyens peuvent-ils se prononcer en la matière ?D’abord, en faisant confiance auxtravailleurs scientifiques comme auxautres travailleurs. Les travailleursscientifiques, dans les organismesde recherche publique et dans lesuniversités comme dans les entre-prises, ont les mêmes difficultés queles autres travailleurs, en particulieren ce qui concerne la place des jeunes.Ils ont des atouts à faire valoir, enparticulier l’étendue de leurs colla-borations internationales ; et aussides obstacles auxquels ils se heur-tent pour la reconnaissance de leurtravail, en particulier la pratique dusecret, de règle dans l’industrie.Ils ont des syndicats, des associa-tions, des instances avec des élus,des germes d’organisation démo-cratique qui sont loin de brider l’ex-cellence, au contraire.

16. Faire confiance ne suffit pas. Laperspective doit être l’appropriationcollective des connaissances scien-tifiques. Le travail de recherche quise mène dans le monde produit une

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masse énorme de nouvelles connais-sances. Elles devraient être à la dis-position de l’humanité dans sonensemble, alors qu’aujourd’hui ellesse perdent si elles ne sont pas valo-risées immédiatement. Chacun, biensûr, ne peut en assimiler qu’une petitepartie. Mais une grande collectivité,comme notre nation, pourrait avoirpour programme de ne rien en lais-ser perdre.

17. Ce programme pourrait s’éten-dre aux connaissances acquises danstoutes les pratiques. S’agissant desconnaissances scientifiques, le relaisprincipal pour accéder à la consciencecommune est celui de l’enseigne-ment supérieur. Le lien entre ensei-gnement supérieur et rechercheassure en principe que, dans les dif-férents secteurs, des étudiants puis-sent être en prise directe avec lascience qui se fait dans le monde,convenablement distillée. C’est loind’être le cas actuellement, fauted’étudiants dans les filières scienti-fiques. Créer les conditions d’uneextension massive de l’enseigne-ment supérieur scientifique devraits’accompagner d’un effort dans l’en-semble de l’enseignement et de l’ac-tion culturelle.

18. Les canaux pour l’acculturationde la science, outre l’enseignement,sont multiples : les livres, les confé-rences, les expositions, les musées,le Palais de la Découverte ont sus-cité des vocations. Tout cela est bon,mais ne participera réellement à l’as-similation collective des progrès dessciences et de leur mouvement ques’il y a une volonté populaire de s’enemparer. Les militants communistesexpriment souvent cette volonté, àtitre personnel. Peuvent-ils aider àsusciter une volonté collective dansce sens ? La gauche est-elle capablede créer et traduire cette volonté ?

19. La découverte des exoplanètes,comme la démonstration du dernierthéorème de Fermat, élargit notrevision de l’Univers et celle de nospropres forces intellectuelles.L’humanité ne va plus conquérir denouveaux espaces sur Terre (est-cebien vrai ?) mais elle a de nouveauxmondes à découvrir en approfon-dissant ses connaissances. L’ensemble

coordonné de ces connaissances,qu’il s’agisse de la nature, de l’hommeou de la société, constitue la science;cet ensemble est mouvant, et pour-tant c’est un système de référencesolide à chaque époque. Il s’agit defaire accéder tout le monde à ce sys-tème de référence.

20. Tout le monde y participe, parceque toutes les activités humainesengendrent des connaissances.Chacun a donc sa porte d’entrée, quipermet les rencontres et les échanges.Et pourtant l’ambiance générale està la peur quand il s’agit du nucléaire,des OGM ou des nanotechnologies,qui correspondent à des avancéesscientifiques majeures. Pourquoi ? Ilest vrai que l’arme nucléaire resteune menace terrible, que les OGMsont exploités par des entreprisescapitalistes envahissantes et que lesnanotechnologies suscitent des appé-tits du même ordre. Plus générale-ment, la science met à la dispositiondu capital de nouveaux moyens d’exploitation, de prédation et dedéprédations.

21. Il faut donc distinguer l’apportscientifique, les technologies quien dérivent ou le suscitent, et l’ex-ploitation qui en est faite. La décou-verte de l’énergie contenue dans lenoyau de l’atome est essentielledans notre vision des énergies dis-ponibles dans le futur, celle de latransgénèse offre des possibilitésimprévues dans le domaine de lacréation ou de l’amélioration desespèces, celle du maniement indi-viduel des atomes révèle déjà son

incroyable puissance. Rejeter cesapports scientifiques parce qu’ilsservent les prédateurs est une ten-tation d’une partie de la gauche, etc’est l’une de ses faiblesses.

22. Il arrive que de bonnes idées poli-tiques émergent d’une étude scien-tifique. Il faudrait peut-être créer uneveille politique à cet égard. À titred’exemple, le rapport en cours del’Académie des sciences sur la métal-lurgie conclut clairement sur la néces-sité de recréer une industrie métal-lurgique en France. L’avenir debeaucoup d’industries en dépend.

23. L’appropriation collective desbanques et des grandes entreprisesdétenues et dirigées par les préda-teurs doit se faire au détriment deces prédateurs, et elle provoquerade leur part des résistances et dessoubresauts. L’appropriation collec-tive des connaissances scientifiques,l’assimilation sociale du progrès etdu mouvement des sciences, seheurte à de mauvaises pratiques (lesecret) et de mauvaises habitudes(le doute à l’égard de tout ce qui estpolitique), mais devrait créer ungrand vent d’adhésion dans le milieuscientifique.

24. La thèse 17 de Julliard est quel’avenir est à un grand rassemble-ment populaire. Il a raison. Il le voitd’essence réformiste. Je crois qu’il atort. Le rassemblement efficace doitavoir l’ambition de la conquête despouvoirs et des savoirs. Il doit se don-ner les moyens de cette conquête, àtous les niveaux de la vie sociale, enparticulier sur le lieu du travail, dansles ateliers et les laboratoires, et dansles collectivités territoriales, ce quiest d’actualité.

25. La France n’est pas la Tunisie,mais nous avons tous à apprendrede la révolution qui se mène là-bas.Il faudra en France d’autres formesde rassemblement que celle qui achassé Ben Ali. Mais il faudra à cerassemblement une volonté encoreplus forte d’en finir avec les pré-dateurs et d’introduire la démo-cratie dans tous les rapportshumains. Est-ce possible ? Nesommes-nous pas à une époqueoù tout est possible ? n

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HOMMAGE À JEAN-PIERRE KAHANE34 DOSSIER

Jean-Pierre Kahaneet Hervé Christofol(secrétaire généraldu Snesup) le 17 mai 2016,lors de la journéed’action contre le projet de loi« travail».

s

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PAR JEAN-PIERRE KAHANE,

e progrès est une marche enavant. Mais, sauf en de rarespériodes historiques, ce n’est

pas une marche qui entraîne toute lasociété, toute l’humanité. Et d’ail-leurs, même dans ces rares périodes,je pense à la Révolution française,cette marche est faite de bonds enavant et de reculs. Y a-t-il progrès aucours de l’histoire en dehors de cespériodes exceptionnelles ? Bien sûr.Et peut-il y avoir progrès quand lecapitalisme est roi ? Peut-il y avoirprogrès au cours de la Ve Républiqueen France ? Oui, c’est évident pour lascience et pour la santé, au bénéficepossible de toute la société, et il fau-dra revenir sur le « possible ». Sousune présidence de droite ? Oui, exem-ple la loi sur l’interruption volontairede grossesse, qui a été une avancéemajeure. Peut-il y avoir progrès avecune politique sociale-libérale ? Oui.La politique sociale-libérale est unepolitique de recul : recul pour le droitdu travail, recul dans la culture, reculdes productions industrielles au pro-fit des combinaisons financières, onpeut continuer… Il n’y aura pas deprogrès d’ensemble, sauf à inverserla politique. Mais le progrès germepartout et toujours de l’activitéhumaine, de la curiosité, de l’inven-tivité, de la communication, de la soli-darité. Certains régimes écrasent legerme, le nôtre le limite et le tord.Mais, pour prendre un exemple quiintéresse tout le monde, il y a et il yaura des progrès dans le traitementdes maladies graves. Oui, il y a et il yaura progrès dans plusieurs direc-tions. Cela tient en France pour unepart essentielle au système de recherchepublique et à la Sécurité sociale. Et,justement, les deux sont menacés, ilssont à défendre et à renforcer.Beaucoup dépend du progrès dessciences. Ce progrès est mondial etimpétueux, en particulier en bio logieet en chimie. La physique quantique(le laser par exemple) et l’informa-tique (les automates, Internet) ont

déjà bouleversé nos habitudes, etpersonne ne souhaite revenir à l’étatantérieur.

Et voici un paradoxe. Les progrès dessciences, les progrès en médecine,tous les progrès auxquels nous pou-vons penser traduisent et aggraventles inégalités dans le monde. Ils pour-raient être au bénéfice de tous, ils sontd’abord au service des riches et despuissants. Ils enrichissent les déten-teurs de capitaux, qu’ils placent enfonction des innovations annoncées.Ils concourent à la préparation desguerres et à leur exécution. Ils pour-raient dégager de nouvelles pistes,non seulement en science et en santé,mais pour étendre et améliorer la viede tous les êtres humains, pour denouvelles industries, pour améliorerl’environnement, pour répondre auxbesoins présents et à venir. Au lieu decela, ils s’inscrivent dans la financia-

risation générale de l’économie, quimène l’ensemble de l’humanité à lacatastrophe.

Ce paradoxe amène certains à nier leprogrès ou à le condamner. C’est, enfait, un enjeu politique majeur. Laisseraux représentants du capital la direc-tion de la recherche scientifique enexploitant tout ce que le capitalismepeut en tirer aujourd’hui, c’est undanger tout à fait actuel. Reprendreau compte du communisme à venirla défense et la promotion de tout cequi fait avancer l’humanité, la curio-sité, l’inventivité, la solidarité, remet-tre l’humanité sur ses jambes pouravancer, prendre au sérieux le pro-grès dans toutes ses dimensions pourle bénéfice de tous, c’est une direc-tion dans laquelle il me semble pos-sible et utile que s’engage l’humanité,et, pourquoi pas, l’Humanité. n

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Rappel des faits. En invoquant le progrès, Emmanuel Macron, candidat à l’élection présidentielle a voulu masquer derrière un faux nez son projet libéral inspiré des cercles patronaux. Et dans les actes?

LE CAPITAL OU LA VIE DE TOUS LES ÊTRES HUMAINS

L

Son dernier texte paru dans l’Humanité (jeudi 18 mai 2017).

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BRÈVES36

FUSION DE TROUS NOIRSLe 1er juin 2017 a été observé une paire detrous noirs orbitant l’un autour de l’autre.Ceux-ci ont fusionné en un troisième, plusléger que la somme des masses de ses deux

parents. Cesmastodontestrente fois pluslourds que leSoleil ont pu êtredétectés parl’onde gravitation-nelle qu’ils ontimpulsé. Bien

qu’invisibles, les trous noirs créent des dis-torsions de l’espace-temps – distorsions cap-tées par deux instruments géants, LIGO(États-Unis) et Virgo (Europe).Ces outils, constitués chacun de deux « bras »de lumière perpendiculaires longs de 4 km,ont une précision telle qu’ils peuvent mesu-rer la distance Terre-Soleil à un atome près.Ce partenariat des Européens avec les États-Uniens, et la mise en commun des données,permet de remarquables avancées scienti-fiques, et nous permettra peut-être de mieuxcomprendre les trous noirs.

HOAX : MARS, LA NASA ET LES ENFANTSLa NASA s’est fendue d’un communiqué pourcouper court à la dernière rumeur sur soncompte. Non, « il n’y a pas d’humains sur

Mars, seulementdes rovers actifs »,a déclaré GuyWebster, porte-parole de l’agenceétats-unienne.À l’origine d’une telledéclaration, la théo-rie de Robert David

Steel, qui se présente comme ancien agentsecret. Selon lui, la NASA kidnapperait desenfants pour les envoyer sur la planète Marsafin qu’ils servent d’esclaves sexuels dansune colonie implantée sur la planète. Ladurée du voyage, vingt ans, serait adéquatepour les préparer. Et ce n’est pas tout : deve-nus trop vieux, ils seraient sacrifiées et l’agence récupérerait leurs os, moelle etsang. Le délire est total.Relayée à la télévision dans l’émission TheAlex Jones Show animée par l’influent AlexJones, la théorie a été démentie immédia-tement par la NASA.Rappelons que, pendant la campagne pré-sidentielle états-unienne, le site Infowars,dirigé par Alex Jones, avait contribué à dif-fuser la fake news selon laquelle une pizze-ria de Washington servait de base pour unréseau pédophile en lien avec un proche deHillary Clinton. Un homme avait déclenchéune fusillade dans l’établissement avantd’être arrêté par la les autorités.

Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2017

Mode et brevetage : le hand spinnerLe hand spinner est cette toupie hélicoïdale à troisbranches qui fait fureur dans les cours de récré. Sonprix modique (de 3 € à 10 €) et sa simplicité d’utili-sation expliquent sans doute l’engouement – engoue-ment qui provoque des ruptures de stocks chez lesfournisseurs de jouets.

Paradoxalement, alors que le gadget s’est vendu à des dizaines de millions d’exem-plaires, son inventrice, une Étas-Unienne de soixante-deux ans, n’a pas touchéun seul dollar sur les ventes. La cause en est le prix trop élevé du brevet (400 dol-lars, soit 360 €) pour la mère de famille... n

Bientôt du wi-fi partout dans les espaces publics européensAccéder à un réseau wi-fi gratuit depuis des lieux publics comme les mairies,les hôpitaux ou les parcs dans tous les États membres sera possible à la fin del’année grâce à l’accord politique WI-FI4EU passé entre les pays de l’UE et leParlement. Cet accord comprend l’attribution de 120 millions d’euros sur deuxans pour financer les équipements de ce wi-fi gratuit, qui touchera environ7 000 communes pour 45 millions de connexion par jour. C’est mieux que lorsquece sont des groupes de citoyens qui rémunèrent des SDF pour porter des antenneswi-fi, comme on a pu le voir en France. n

Les araignées et la viandePrésentes sur notre planète depuis au moins 305 millions d’années, les arai-gnées font partie des prédateurs communs dans nos vies. Mais combien de viande les araignées mangent-elles par an ? C’est la question que se sont poséedes chercheurs suisses et suédois, et les résultats de leurs recherches sont étonnants.En compilant des études scientifiques,ils ont conclu que la population mon-diale d’araignées pesait 25 millionsde tonnes (287 millions de tonnespour la population adulte humainemondiale). Toujours en se fondantsur ces études, et en affûtant larecherche avec une estimation desbesoins caloriques d’une araignée,les scientifiques arrivent à la conclu-sion que chaque année les araignéesingurgitent entre 460 et 700 millionsde tonnes d’animaux par an, une quantité supérieure aux 400 millions estiméespour l’espèce humaine. Cela doit nous rappeler l’importance des araignéesdans la chaîne alimentaire.n

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Les femmes de l’espace font un bond de géant en visibilitéLe progrès au féminin gagne peu à peu en reconnaissance. Lego a annoncé lamise sur le marché en 2018 d’un set contenant cinq figurines de femmes quiont contribué au succès spatial de la NASA.On y retrouvera Margaret Hamilton, qui a développé les systèmes de naviga-tion des missions Apollo dès les années 1960 ; Katherine Johnson, qui a calculéles trajectoires d’Apollo 11 jusqu’à la Lune ; Nancy Grace Roman, développeusedu télescope Hubble ; Mae Jemison, première femme afro-américaine dans l’espace, en 1992 ; et Sally Ride, première femme états-unienne à être allée dans l’espace, en 1983.Rappelons que vingt ans avant Sally Ride, une Soviétique, Valentina Terechkova,ouvrière textile, cosmonaute et ingénieure, a été la première femme dans l’es-pace. À l’époque, elle était âgée de vingt-six ans. Elle fut partout reconnue etcélébrée dès son retour sur Terre. n

Sciences et espoir

Les scientifiques exagèrent-ils leurs découvertes ? C’est ce que laisse à penserune étude réalisée en 2014 par une équipe de Cardiff, qui a passé au crible prèsde 500 communiqués de presse médicaux. Les résultats montrent que 40 %d’entre eux contiennent des exagérations par rapport aux publications scien-

tifiques dont ils sont issus. Ces sur-évaluations sont ensuite relayéespar la presse grand public, ce qui apour conséquence de susciter uneforte attente chez les citoyens… puisune non moins forte déception. Lecôté triomphaliste de ces annoncess’explique par le culte du rendementimmédiat impulsé par le néolibé-ralisme, et aussi par l’austérité – ellen’épargne pas la recherche – qui pousse les scientifiques à surven-dre leurs découvertes pour obtenirdes crédits supplémentaires.Rappelons que la science avanceaussi sur les erreurs (nombreuses)des chercheurs. n

Économie et Politiquemai-juin 2017

Revue du projet no 68juin 2017

Déchets : richesses et pollution,une nouvelle approche sociétale

Pour une transition énergétique réussie

Documents téléchargeables sur le site PCF. Pour la ver-sion papier (payante) téléphonez au 01 40 40 11 59ou écrivez à : [email protected]

CONTRIBUTION AU DÉBAT

NOUVEAU - VU À LA TÉLÉ

RÉVOLUTIONNAIRE !

Valentina Terechkova

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Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2017

n SÉCURITÉ

SCIENCE ET TECHNOLOGIE38

Nous nous étions presque habitués au vol de données, au piratage des courriels etdes sites, aux réseaux rendus inaccessibles et aux escroqueries bancaires 2.0. Les 12et 15 mai 2017, nous avons changé de dimension !

PAR FRANCIS VERLAIN*,

ÉTRANGE ATTAQUElus de 200000 ordinateursdans 150 pays furent vic-times du virus WannaCry.

Ce virus rendait les donnéesinutilisables en les cryptant,selon un code secret inconnu,et affichait une demande derançon à payer en bitcoins.Renault Douai fut paralysé, deshôpitaux britanniques durentuser du papier et du crayon pourassurer le suivi administratifdes patients…Cette attaque a reposé sur deslogiciels piratés dans une offi-cine de la NSA en avril 2016 parles autoproclamés ShadowBrokers (les « courtiers de l’om-bre »). La « revendication » de300 dollars, 600 au-delà de troisjours, était dérisoire à l’échelledes enjeux économiques : pertedes données, temps d’immo-bilisation de l’outil de travail.L’attaque, la veille de la pausehebdomadaire de l’activité éco-nomique, témoigne presqued’un souci pédagogique.Nous avons entrevu la cyber-guerre. Pas simplement unenouvelle forme d’espionnage :

un moyen de provoquer lechaos dans l’outil de produc-tion, les services de secours, lestransports…En 2010, le « ver informatique »Stuxnet avait paralysé les auto-mates des centrifugeuses duprogramme nucléaire iranien.

WannaCry a démontré quetoutes les économies du mondepeuvent être touchées « infor-matiquement ». La « violenced’État » peut en être la source,à côté d’autres (on pense auxorganisations mafieuses).

CONSIDÉRATIONS POLITIQUESLes cryptomonnaies, tel le bit-coin, sont des monnaies pri-vées et constituent un mode detransaction électronique, sécu-risé et alternatif. Elles reposentsur la blockchain, une organi-sation distribuée (répartie) duréseau et des enregistrementscryptés et dupliqués deséchanges1.

Les « courtiers de l’ombre » ontusé de la blockchain et du bit-coin pour se faire payer leurrançon parce qu’ils peuvent yblanchir 3.0 leur argent, dansune relative sécurité et facilité.

D’autres pirates, tout autantà l’abri du cryptage et dela blockchain, savent d’oreset déjà fabriquer de lafausse cryptomonnaie.Il faut donc ouvrir sérieu-sement le débat politiquesur les cryptomonnaies,protégées peu ou prou descontrôles judiciaires et

régaliens par le miracle des tech-nologies numériques. Tant pispour Hayek, grand libéral mili-tant pour des monnaies privées.La technologie et les machinesne valent que par les finalitésde la société qui les met enœuvre.

Tant pis donc pour ceux qui neveulent voir dans la blockchainqu’une « architecture distribuéeà même de répondre aux vulné-rabilités (sécurité, sûreté, dispo-nibilité, etc.) et aux contraintes(coûts) des tiers de confianceinhérents aux architectures cen-tralisées, tout en favorisant uneutilisation éthique des donnéesau service de nouveaux usages(ledger, en anglais) et les méca-nismes de l’algorithme de consen-sus par une référence directe àla théorie des jeux »2. De toutefaçon, la blockchain se heurteaux mêmes problèmes théo-riques et pratiques que tout logi-ciel voué à des enjeux de com-

plexité mathématique et desécurité logicielle3. La naturelibre ou pas du logiciel ne changepas la donne.Il faut aller jusqu’à nous inter-roger sur le cryptage ! Certainsfont du droit au cryptage undroit individuel, la clé suprêmede la liberté individuelle. Les« courtiers de l’ombre » en ontfait un moyen de prise d’otages3.04. Par quoi passent réelle-ment la liberté et la confiden-tialité des communications, lalibre entreprise, le droit à la vieprivée ? Jusqu’où le libre indi-vidu et la libre entreprise peu-vent-ils échapper à une maî-trise démocratique de l’usagede leur liberté ? Les hommes duXXIe siècle ont plus que jamaisbesoin d’assurer politiquementla cohésion de la société. L’étatde la science et de la technolo-

gie ne fait que conforter unevieille évidence. Il faut penserla fragilité du monde numé-rique au regard de notre visionde l’homme et de la société.

PENSER LA FRAGILITÉ DU MONDE NUMÉRIQUEL’attaque du 12 mai confirmeque les logiciels ont toujoursdes failles de sécurité et que lesréseaux sont un fabuleux moyende diffusion des virus informa-tiques. Elle révèle le caractèrecybernétique de notre monde5.La rétroaction et l’interactioncaractérisent les forces produc-tives de l’homme moderne.Coupez cette rétroaction, cesinteractions… et le monde deshommes s’arrête dans une largemesure. Le danger grandira avecle développement des objetsconnectés.Les machines industrielles mena-cent l’homme du fait de la puis-sance des forces naturelles quiy sont instrumentalisées. Lesmachines cybernétiques mena-cent l’homme par leur puis-sance de calcul qui contrôletous les moyens de travail auxplans financier, administratif,industriel et des services publics,y compris ceux assurant lessecours.Il n’est question ni de fermerles yeux sur ces enjeux ni detourner le dos aux perspectivesoffertes par les forces produc-tives modernes pour le projetd’émancipation de tous leshommes. Il faut adapter le tra-vail à de nouveaux défis qui ren-voient à quelques probléma-tiques singulières du mondenumérique. Il faut assurer lasûreté des forces productives.Le matériel (hardware) resteratoujours une voie de passage.La sécurité des mots de passene relève pas seulement de la

Failles et fragilité du monde numérique

Il faut donc ouvrir sérieusement le débat politique sur les cryptomonnaies, protégées peu ou prou des contrôlesjudiciaires et régaliens par le miracle des technologiesnumériques.

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science des nombres premierset du cryptage, elle relève ausside problématiques bienhumaines. « L’authentificationbiométrique promet d’amélio-rer la sécurité des smartphones,mais elle n’est pas une panacée :deux chercheurs américains vien-nent à nouveau d’en faire ladémonstration, en bernant destéléphones Samsung et Huawei

à l’aide d’une simple imprimanteà jet d’encre.6 » De même, cha-cun peut hacker le fameuxiPhone que le FBI prétendaitne pouvoir investiguer7.Concernant l’attaque du 12 mai,la faille de sécurité fut révéléepubliquement début 2017. Ellefut corrigée dès le 14 mars, ycompris pour Windows XP.

Microsoft fut donc plus rapideà corriger la faille que les hackersà développer leur attaque.L’enchaînement des datesconforte d’abord l’idée d’unbesoin de renforcer le poten-tiel de sécurité informatiquedans les entreprises. De ce pointde vue, Renault et d’autres nesont pas sans reproche8 ! Il fautnéanmoins mesurer que la sécu-

rité informatique est seulementun bouclier. Elle ne protégerajamais de tout.L’ordinateur est par essence vul-nérable au détournement. C’estla face obscure de son univer-salité que nous apprécions tanten changeant d’application surnos PC, en photographiant, enpayant, en nous localisant avec

nos téléphones, en rêvant àl’« intelligence » artificielle. Ilfaut toujours que la structurematérielle de cette machine per-mette de télécharger le logicield’une manière ou d’une autre.On ne peut se passer du fameuxruban de la machine de Turing,et c’est le chemin qui mène levers au fruit. Avec le réseau, cefameux ruban est désormaispartagé par tous les appareilsconnectés.

PROGRAMMER « SANSFAILLE » ? Y FAIRE FACE ?Les éditeurs de logiciels recou-rent largement à l’empirismede l’usager pour débugger leurscodes. Les fameux rapports d’er-reurs que les PC envoient auxéditeurs de logiciels en témoi-gnent. Entre gens bien inten-tionnés, le procédé est finale-ment gage d’amélioration. Maisaucune loi n’empêchera unepersonne malveillante, une orga-nisation quelconque, de cher-cher de ce côté-là pour de toutautres raisons. Que le code source

soit libre ou pas, le code estaccessible. « Nous sommes capa-bles de faire du reverse enginee-ring9 sur le code une fois qu’il estcompilé »10 avec quelquesmoyens, dont certains sont toutà fait légaux car nécessaires auxmises au point.Le grand défi est : Commentprogrammer « sans faille ». Celarenvoie en partie à la difficultéde tester de manière exhaus-tive les logiciels. L’industrie dutest logiciel est encore un besoinsous-estimé. Les failles de sécu-rité sont toujours possibles, quele code soit libre ou pas ; le vraiproblème est qui les trouve etce qu’il en fait.La faille utilisée lors de l’attaquedu 12 mai était déjà présentedans Windows XP. La NSA laconnaissait donc depuis long-temps. Jamais elle n’en informaMicrosoft. Elle en a au contrairejoué avant de se faire elle-mêmeétrangement pirater. La légis-lation états-unienne a déployéquelques règles à méditer. Legouvernement y joue un rôle

Il n’est question ni de fermer les yeux sur ces enjeux ni de tourner le dos aux perspectives offertes par les forces productives modernes pour le projetd’émancipation de tous les hommes.

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n SÉCURITÉ

SCIENCE ET TECHNOLOGIE40

trouble : « Le VEP est le méca-nisme par lequel le gouverne-ment des États-Unis décide,parmi les vulnérabilités logi-cielles qu’il découvre, celles quiseront transmises aux fournis-seurs du logiciel pour le patchet celles qu’il utilisera dans sespropres efforts de piratage pourrecueillir des signaux d’intelli-gence.11 » Tout ici est questiond’analyse : quel risque fais-jeprendre à mon économie, voire

à l’économie mondiale, si jegarde secrète une faille logi-cielle que je peux exploiter tantqu’elle reste inconnue et noncorrigée ?Du côté des entreprises, cer-taines pratiques relèvent d’uneétrange naïveté. Ainsi cette ten-dance à prévoir de douteux logi-ciels enregistrant, par exemple,tout ce qui est frappé au clavier,donc les mots de passe. Ré -cemment sur des PC HP ! « Mike Nash, vice-président d’HP,a reconnu le problème, expli-quant que la fonctionnalité avaitété “ajoutée par erreur”. Selonlui, elle n’était pas censée être“déployée sur les modèles com-

merciaux”.12 » Les routeurs chinois furent en 2012 soup-çonnés de renseigner le gou-vernement chinois ; puis, en2016, des Firewall de l’états-unien Juniper (dispositifs desécurité pour les réseaux) révé-lèrent contenir étrangement uncode et un générateur de nom-bres aléatoires de la NSA13.Difficile donc de maîtriser ceque font désormais réellementnos calculateurs !

UN PROBLÈME COMMUN ET POLITIQUEDu point de vue de l’état de l’artdu développement logiciel, ilfaut progresser. Les failles infor-matiques sont un lourd fardeaucommun. Il faut savoir s’endébarrasser ensemble aussi viteet autant que possible. C’est unvrai défi aux plans techno logiqueet scientifique, avec une dimen-sion politique singulière dansnotre monde libéral de concur-rences économiques mondia-lisées. Pour les entreprises, ledroit à l’avantage concurren-tiel y est sacré ! Leur modèleéconomique est un choix nonpas de valeurs mais d’intérêts.

Les unes et les autres entendentd’abord s’assurer des positionsconcurrentielles et des revenus.De plus, la sécurité informa-tique est toujours un coût, qu’ils’agisse de vérifier la sûreté deslogiciels lors de leur dévelop-pement ou de mettre en placedes mesures de protection etde surveillance des menaces.Il faut faire de la sûreté infor-matique un problème à parta-ger sans s’en remettre aux seulesentreprises pour y veiller, carelles partagent avant tout lesouci de réduire le « coût du tra-vail », de faire profit.Pour le reste, il faut aussi enappeler au débat politique. Ilne faut pas confondre lesmenaces liées à la délinquance,aux organisations criminelles,

celles que les États peuvent eux-mêmes développer contre leurscitoyens ou d’autres pays, etcelles que font peser les entre-prises par leurs choix et pra-tiques de développement et demaintenance des matériels etdes logiciels, leur collecte etusage des données personnelles.Même si parfois d’étrangesconvergences sont manifestes.Les intérêts économiques decertains ne doivent pas, en toutcas, être opposés aux besoinsde la base industrielle, d’infra-structures, de qualifications etde recherche nécessaire à la pré-servation de la souveraineté dechaque pays. n

*FRANCIS VELAIN est ingénieurinformaticien.

Les intérêts économiques de certains ne doivent pas, en tout cas, être opposés aux besoins de la baseindustrielle, d’infrastructures, de qualifications et de recherche nécessaire à la préservation de lasouveraineté de chaque pays.

1. Il faut donc différencier la proposition politique de monnaie virtuelle, privée, et la blockchain, technologie informatique se prêtant à l’enregistrement de données pour toute activité humaine nécessitant des échanges, des contrats, des enregistrements de droits, etc.2. En parallèle à l’attaque du 12 mai, une autre cyberattaque avait lieu, plusdiscrète bien que reposant sur la même faille. Chaque machine infectée créait de la fausse cryptomonnaie « Monero » (http://www.zdnet.fr/actualites/faille-windows-apres-wannacry-voici-adylkuzz-specialiste-du-cryptomining-39852564.htm).3. François Stephan, Institut de recherche technologique (IRT) SystemX, l’Usinedigitale (www.usine digitale.fr), 17 février 2017.4. http://la-rem.eu/2017/02/01/de-linviolabilite-dune-blockchain/ 5. Les pirates ont bien progressé depuis 1989. Ce type de virus était alorstransmis à travers des disquettes, mais tracer le versement de la rançon restaitsimple (http://www.lematin.ch/high-tech/web/Le-rancongiciel-refait-surface/story/16058133). Ce type d’attaque se fit ensuite via les courriels et les navigateurs Web au début de la décennie :(http://www.interieur.gouv.fr/Archives/Archives-des-actualites/2015-Actualites/Cryptolocker-une-prise-d-otages-en-2.0 et https://stopransomware.fr/).La nouveauté de l’attaque de mai 2017 réside dans la stratégie d’infection au cœur de réseaux censés être protégés, et le mode de versement de la rançon.6. Voir Ivan Lavallée, Cyber Révolution, éd. Le Temps des cerises, 2002.7. L’usine digitale, 8 mars 2016.8. Sergei Skorobogatov, Computer Laboratory, University of Cambridge,Royaume-Uni (https://arxiv.org/ftp/arxiv/papers/1609/1609.04327.pdf).9. Outre le patch de Microsoft, des chercheurs avaient développée des outils pour repérer le malware exploitant la faille utilisée le 12 mai(http://blog.binaryedge.io/2017/04/21/doublepulsar/).10. Le logiciel est initialement écrit dans un langage dit « de haut niveau ». Ces sources sont ensuite converties en code machine, en code (objet) binaire(une suite de 0 et de 1) qui, téléchargé, commande le hardware. Le reverseengineering consiste à reconstruire le code source à partir du code binaire chargédans l’appareil.11. Eugène Kaspersky, l’Usine digitale, 15 mars 2017.12. Ben Buchanan, Stuart Russell, Michael Sulmeyer, « The Real Lesson from the WannaCry Ransomware » 12 mai 2012 (https://www.lawfareblog.com/real-lesson-wannacry-ransomware).13. http://www.cnetfrance.fr/news/hp-un-pilote-enregistrait-la-frappe-des-claviers-de-nombreux-pc-39852378.htm 14. https://www.nextinpact.com/news/98011-juniper-se-debarrassera-code-developpe-par-nsa-dans-six-mois.htm?skipua=1

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n ÉNERGIE

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PAR ALAIN BELTRAN,ET PATRICE CARRÉ*,

epuis la période qu’onqualifie de « TrenteGlorieuses », qui a vu la

France se moderniser rapide-ment, l’électricité est un facteurde transformation et de muta-tion qui n’a jamais perdu de sonimportance. On pourrait mêmeaffirmer que sur une périodetrès courte, à l’échelle histo-rique, les images et les discoursqui portent sur l’électricité etqui sont portés par elle ontchangé très vite. Toujours plas-tique, cette énergie a épousé lesattentes de la société française,qui se sont révélées multipleset quelquefois contradictoires.D’une commodité pour tous àun vecteur indispensable à lasauvegarde de l’avenir, l’éner-gie électrique n’a cessé de mon-trer que son destin est intime-ment lié à nos sociétés.

SYMBOLE DE L’ACCÈS AU CONFORT MODERNE ET PREMIERS DOUTESMême si cela peut paraître sur-prenant avec le recul, après laSeconde Guerre mondiale unnombre non négligeable deFrançais ne disposaient pas del’électricité, et un nombre encoreplus important l’utilisaient parcimonieusement. La construction du réseau futachevée dans les années 1960.Mais il fallait aller au-delà etchanger l’image d’une énergievue encore par beaucoup deFrançais comme chère, voirecomme un luxe. Aussi les res-ponsables du secteur électrique(essentiellement une sociéténationalisée en 1946 : Électri-cité de France [EDF]) dévelop-pèrent-ils des campagnes depromotion (on disait encore

« propagande » ou « réclame »)pour briser les préjugés quipesaient sur l’électricité. Villes-pilotes et fermes pilotes ontainsi été approchées pour mon-trer l’étendue des usages decette énergie. Elle apportaitconfort, efficacité, modernité,ce que les affiches, les filmspublicitaires et les messagesradio répétaient à l’envi.L’apothéose de cette sensibili-sation fut, en 1963, l’opérationdite « Compteur bleu », qui avaitpour but de convaincre lesFrançais que leur installationpouvait supporter plusieurs

appareils électriques (avec uncertain flou entre consomma-tion et puissance…).

L’extraordinaire succès de cettecampagne symbolise à lui toutseul cette période des années1960 avec, par exemple, l’achatd’appareils électroménagers qui

ont transformé la cuisine, mêmes’ils n’ont pas encore bouleverséle partage des tâches domes-

tiques. L’électricité devient syno-nyme d’accès au confort mo -derne comme la voiture : on lavoit comme un droit pour tous,tant elle est indispensable.

Au cœur des mutations et des transitionsL’électricité en France de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours.

Loin d’être stables dans le temps, les imaginaires autour de l’énergie électrique évo-luent au gré des changements économiques et sociaux.

D’une commodité pour tous à un vecteur indispensable à la sauvegarde de l’avenir, l’énergie électrique n’a cessé de montrer que son destin est intimement lié à nos sociétés.

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En l’espace de deux décennies, la France s’est doté d’un ambitieux parc nucléaire, unique au monde par son importance : près de 75 % de la production électrique nationale en provient.

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n ÉNERGIE

SCIENCE ET TECHNOLOGIE42

Progressivement, la Franceacquiert un standard électriquedigne de son rang. Le rythmede la consommation, et doncde la production (puisque l’élec-tricité ne se stocke pratique-ment pas), reste longtemps élevéavec une croissance de 6 à 7 %par an, soit un doublement tousles dix ans. Pour suivre cettecadence, il a fallu doter la Francede grands barrages hydroélec-

triques (Tignes ou la Durance)puis de grandes centrales ther-miques au charbon, au fuel etmême au gaz naturel. Enfin, larelève est prise par les centralesnucléaires, dont les premièresapparaissent sur les bords de laLoire dans les années 1960. Or,avec le premier choc pétrolierde 1973, la France, qui n’avaitpresque aucune ressource éner-gétique, choisit les économieset de mettre en œuvre un vasteprogramme électronucléaire.Les deux chocs pétroliers sonten fait un tournant économique,social et technologique. La ques-tion de l’énergie vient au pre-mier plan, mais elle entraînebien des affrontements : pourou contre le nucléaire, énergiesfossiles contre énergies renou-velables, responsabilité del’homme par rapport à une Terreen danger, progrès ou précau-tion, etc. Si l’électricité avaitlongtemps symbolisé l’avancéesociale, le doute s’empare desesprits. Les experts sont-ils objec-tifs ? La complexité du mondepeut-elle être dominée au moyendes nouvelles techniques d’in-

formation et de communica-tion ?Dans une France où la crois-sance n’est plus au rendez-vous– et même est suspecte aux yeuxde certains –, l’énergie élec-trique ne progresse plus aumême rythme. La sobriété etles alternatives énergétiques (lesolaire, par exemple) semblentproposer un monde différentque l’on souhaite moins inquié-

tant. Dans cette recomposition,l’image de l’électricité se brouillequelque peu : d’un côté, tropliée au nucléaire, elle est deve-nue suspecte ; de l’autre, c’estbien de l’électricité que produi-sent panneaux photovoltaïqueset éoliennes. Et ce sont bien desusages nouveaux qui peuventtransformer la société, commeles transports électriques ouencore l’électricité « intelligente »(on dit « smart»). La fin du XXIe siè-cle propose donc une sorte deredistribution des cartes, où lesmissions de service public del’électricité sont réaffirmées etélargies, mais où la questionénergétique est devenue cru-ciale et centrale. Au fond, denouveaux défis attendent la féeélectricité quand s’ouvre leXXIe siècle.

VERS UNE REMISE EN CAUSEDU MODE DE DÉVELOPPEMENTOCCIDENTALLes dernières décennies du XXe

et les débuts du XXIe siècle s’écri-vent sous le signe du pessimismeet de la dépression. Le mode dedéveloppement de nos socié-tés occidentales est fortementremis en cause. Collectivement,nous avons pris conscience dela finitude de nos ressources.Le risque environnemental n’estplus simplement une menacelointaine. Plus que jamais,

l’homme est comptable de sespropres conditions naturellesd’existence. La montée despréoccupations écologiques estun fait indéniable. Certes, lemouvement était déjà amorcédepuis les années 1960, maisles données issues du GIEC ontcontribué à une prise deconscience de plus en plus fortedes origines humaines du dérè-glement climatique.

Or cette prise de consciences’est aussi accompagnée d’unregard de plus en plus critiquesur le nucléaire. En France, en2014 le nucléaire représentait77 % de la production totaled’électricité, contre 12,6 % pourl’hydraulique, 5 % pour les cen-trales thermiques, 3,1 % pourl’éolien et 1,1 % pour le photo-voltaïque. La France est doncle pays où la part d’électricitéd’origine nucléaire est la plusimportante au monde.Depuis les années 1980, l’opi-nion publique a profondémentfluctué. On le sait, la décision

d’équiper le pays fut prise en1973, lors du premier choc pétro-lier, sans véritable consultationdémocratique. La centralisa-tion très marquée du proces-sus de décision et la tutelle exer-cée par une élite politique ettechnocratique ont abouti à ceque la politique énergétique nesoit pas réellement perçuecomme un enjeu. Le nucléairesemblait alors faire partie d’unconsensus entre les grands par-tis, de gauche comme de droite.De ce fait, la politique énergé-tique paraissait, contrairementà ce qui se passait en Allemagne,occuper une place relativementmineure en termes d’opinionpublique. Or, si pendant prèsde deux décennies la questionne fut que fort peu évoquée, les

catastrophes de Tchernobyl(1986) et de Fukushima (2011)ont profondément transforméles opinions. L’étude de leursfluctuations est particulière-ment édifiante, on y voit com-ment d’une opinion relative-ment indifférente on est peu àpeu passé à une opinion beau-coup plus méfiante (déchets,coût, etc.). Ce que montrentbien plusieurs recherches, c’estque le poids colossal du nucléaireen France et le long consensuspronucléaire qui a régné dansla classe politique française nepeuvent en aucun cas s’expli-quer par une opinion publiquemassivement pronucléaire.

UNE NOUVELLE INVENTIONDU QUOTIDIENDepuis le début des années 2000,la consommation d’électricités’est ralentie en France. Outreles effets du réchauffement cli-matique, cette diminution s’ex-plique également par de nou-veaux modes de consommationet une relation inédite aux ques-

tions liées à l’énergie. Ainsi, lamise en œuvre de politiquesvisant au développement desénergies renouvelables – et pluslargement ambitionnant à amor-cer une transition énergétiquedurable – s’est imposée.Le changement climatique etles risques de dégradation denotre environnement ont, enquelques années, fait de la tran-sition énergétique un thèmecentral du débat politique.Thématique d’actualité, elleconcerne et mobilise aussi bienla société civile que les acteurspolitiques et économiques. Ellerévèle des fractures profondes.Un modèle énergétique, auxcontours encore flous, émerge.La libéralisation des marchés,l’ouverture à la concurrence des

On voit après les catastrophes de Tchernobyl et de Fukushima comment d’une opinion relativementindifférente on est peu à peu passé à une opinionbeaucoup plus méfiante.

La fin du XXIe siècle propose donc une sorte de redistribution des cartes, où les missions de servicepublic de l’électricité sont réaffirmées et élargies, mais où la question énergétique est devenue cruciale et centrale.

Publicité d’EDFpour le compteurbleu en 1967.

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industries électriques, des tra-vaux de recherche et dévelop-pement dans le champ dustockage et de la conversion desénergies renouvelables ainsique la mise en place de tarifspréférentiels de rachat de l’élec-tricité favorisent l’émergencede nouveaux acteurs sur les ter-ritoires. C’est un changementde paradigme qui conduit à unenouvelle géographie de l’éner-gie, dans laquelle les collectivi-tés territoriales et des opéra-teurs émergents deviennent lesacteurs clés de la territorialisa-tion des énergies. La survenuede ce modèle illustre assez bienles contradictions de longuedurée qui traversent notre pays :d’un côté, une forte traditionétatique/colbertiste et centra-lisatrice/jacobine – celle quereprésente l’électricité issue decentrales nucléaires ; de l’autre,

un mouvement amorcé dès lesannées 1980 – sous le doubleeffet de la construction euro-péenne et de la mondialisation –d’un processus de libéralisationdes marchés et de décentrali-sation souple qu’illustrent lesénergies renouvelables.À l’évidence, la question qui sepose va bien au-delà de choixtechniques. C’est, dans uneperspective de crise écologiquebeaucoup plus globale, unequestion de choix de société.Il ne s’agit plus seulement dechangements de comporte-ments à la marge mais bel etbien d’imaginer une produc-tion et une consommationd’électricité nouvelles. Il importedonc d’associer la transitionénergétique à d’importantschangements dans le fonction-nement de l’économie, lesmodes de vie et les équilibres

sociaux. Ces questions susci-tent un véritable débat quireflète un relatif consensus surla nécessité de faire évoluer lesystème énergétique vers plusd’efficacité, tout comme il sup-pose l’intégration d’une partplus importante d’énergiesrenouvelables dans le mix éner-gétique national.Dans ce contexte, les smart grids1

contribuent à une nouvellereprésentation de l’électricité.Ils permettent, d’une part, derendre plus intelligents lesréseaux existants et, d’autre part,de créer des miniréseaux auto-

nomes dans lesquels il sera pos-sible d’associer différentes res-sources d’énergie. Pensons à labiomasse, au vent, au solaire, àl’hydraulique… Le développe-ment de nouveaux modes deproduction devrait s’affirmer,comme la cogénération quiautorise la production combi-née de chaleur et d’électricité.Ces réseaux permettront l’éclo-sion de nouveaux modes d’ha-bitat ou de transport, commela voiture électrique. C’est unnouveau paysage urbain quis’esquisse. Réseau général etréseaux décentralisés dialogue-ront. Ces réseaux « intelligents »,numériques, intégreront destechnologies d’automatisation,de mesure, de contrôle, etc.,afin d’agir sur l’offre et lademande, de la productionjusqu’à l’interrupteur chez leconsommateur. En intégrantdavantage les énergies renou-velables, car ces énergies inter-mittentes seront mieux gérées,ces réseaux vont accélérer lechangement du mix énergé-tique. Or ces mutations en coursrencontrent quelques résis-tances. Il en est ainsi du comp-teur « intelligent » (Linky)2, quel’on accuse de faciliter une véri-

table intrusion dans la vie pri-vée : transfert des données détail-lées sur la consommation d’éner-gie, identification des heuresde lever et de coucher, des heuresou périodes d’absence, ouencore, sous certaines condi-tions, le volume d’eau chaudeconsommé par jour, le nombrede personnes présentes dans lelogement, etc. On lui reprocheaussi – et on avait avec la télé-phonie mobile ce même typede craintes – ses rayonnementsélectromagnétiques.Comme au tournant du XIXe auXXe siècle, c’est un nouvel ima-

ginaire qui se dessine. C’est biend’une nouvelle invention duquotidien qu’il s’agit. Lesconsommateurs d’électricitédeviennent des consomm’ac-teurs : ils souhaitent jouer unrôle dans les nouveaux équili-bres énergétiques. Harmoniserles initiatives individuelles etles grands équilibres du réseau,les exigences environnemen-tales et les nécessités écono-miques, tels sont les défis dedemain. Cette histoire qui sefait sous nos yeux est certes por-teuse d’espoirs, mais égalementde craintes et d’incertitudes,ancrées dans le temps long d’unehistoire des sensibilités. n

*ALAIN BELTRAN est directeur derecherche au CNRS, PATRICE CARRÉest historien. Ils sont coauteurs de laVie électrique. Histoire et imaginaire(XVIIIe-XXIe s.), Belin, 2016.

1. Réseau de distribution d’électricité dit « intelligent » car utilisant destechnologies informatiques pouroptimiser l’efficacité de la production,de la distribution et de laconsommation, et éventuellement du stockage de l’énergie.2. Sur le compteur Linky, voir ValérieGoncalves, « Linky, mythes et réalitéssur un compteur électrique », in Progressistes, no 13.

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Le compteur « intelligent » Linky cristallise de nombreuses inquiétudes.

À l’évidence, la question qui se pose va bien au-delà de choix techniques. C’est, dans une perspective de criseécologique beaucoup plus globale, une question de choixde société.

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TRAVAIL ENTREPRISE & INDUSTRIE44

n LÉGISLATION

PAR LÉA BRUIDO ,ET JÉROME GUARDIOLA*,

VERS UNE CINQUIÈMERÉFORME

epuis 2013, les droitsdes salariés ne cessentde reculer. Quatre ré -

formes successives ont déjàdétricoté le Code du travail – loide sécurisation de l’emploi en2013, lois Macron et Rebsamenen 2015, loi El Khomri en 2016.Elles affichaient toutes pour

objectif la baisse du chômageen créant de l’emploi. Et pour-tant, notre pays comptait unmillion de demandeurs d’em-ploi supplémentaires inscritsen 2017, à la fin du quinquen-nat Hollande1.À nouvelle année, nouveau pro-jet de réforme du Code du tra-vail, cette fois-ci porté par lefraîchement nommé gouver-nement Macron.La doctrine de cette énièmeréforme prétend que les droitsdes salariés seraient responsa-bles du chômage et de la pré-carité économique et sociale.À l’épreuve des faits pourtant,rien n’indique que la protec-tion des salariés fasse progres-ser le chômage ou reculer la pré-carité. Au contraire, la

dérégulation massive qui a eulieu en Espagne, en Italie ou enGrèce n’a pas permis de fairebaisser significativement le chô-mage ; en Allemagne commeau Royaume-Uni, c’est le tauxde pauvreté qui a explosé. Cespolitiques reposent sur unevision libérale plus que cente-naire : la protection « excessive »des salariés – le symbole étantle CDI – serait une entrave à laliberté de licencier, et donc d’em-baucher.

Pour la nouvelle réforme en pré-paration – la cinquième en qua-tre ans donc –, c’est un calen-drier extrêmement serré qui estproposé, le gouvernement enten-dant la faire adopter à l’automne2017. La feuille de route de ceprojet, dévoilée par la presse,laisse entrevoir un véritable « bigbang social » qui a pour ambi-tion de réécrire le Code du tra-vail. Cette réécriture profondemettra en discussion avec lespartenaires sociaux trois thèmes,ainsi définis par le gouverne-ment : 1. « L’articulation desniveaux de négociation et lespossibilités d’intervention de lanégociation collective pour don-ner de la capacité d’initiativeaux salariés » ; 2. « La simplifi-cation et le renforcement du dia-

logue économique et social deses acteurs » ; 3. « La sécurisa-tion des relations de travail ».Chacun de ces trois thèmes seradiscuté en une quinzaine dejours avec les différents parte-naires sociaux. L’UGICT-CGTprécise que chaque organisa-tion socioprofessionnelle seraainsi reçue deux fois pour chaquethème, soit un total de six heuresde concertation pour uneréforme complète du Code dutravail.Cela laisse peu de place à l’ex-pression du dialogue social.Outre la mise à l’écart du débatparlementaire avec l’impossi-bilité d’amender ce projet deloi si la réforme est adoptée parordonnances, c’est aussi unemise à l’écart des partenairessociaux qui est engagée. Lesconsultations ont déjà com-mencé, en attendant l’entréeconcrète en négociation.

L’ENTREPRISE, SOMMET DE LA NÉGOCIATION ?Plus précisément, cette réformepoursuit et amplifie l’inversionde la hiérarchie des normesengagée par la loi El Khomri,avec pour enjeu le rapproche-ment de la négociation collec-tive à l’échelle de l’entreprise.Traditionnellement, la pyra-

mide normative prévoit que lesaccords nationaux interprofes-sionnels, puis les conventionscollectives nationales prévalentsur les accords d’entreprise etde groupe. La loi « travail » de2016 donnait la primauté auxaccords d’entreprise dans lesdomaines relatifs à la durée dutravail, à la répartition et à l’amé-nagement des horaires de tra-vail. Avec la loi « travail » XXLde Macron, c’est à l’ensembledes dispositions du Code dutravail que ce principe pourraitêtre étendu, à l’exception duSMIC, de l’égalité profession-nelle et des seuils d’expositionaux risques. Tout le reste pourradonc être l’objet d’une négo-ciation à l’échelle de l’entre-prise. Un Code du travail spé-cifique par entreprise serait doncla solution de simplification ?En somme, la réforme introduitun risque extrêmement impor-tant de renvoyer à la négocia-tion d’entreprise la définitionde la quasi-totalité des droitsdes salariés (y compris les obli-gations en matière de santé et

La dérégulation massive qui a eu lieu en Espagne, en Italie ou en Grèce n’a pas permis de faire baissersignificativement le chômage ; en Allemagne comme auRoyaume-Uni, c’est le taux de pauvreté qui a explosé.

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Droit du travail : dernière étape du démantèlement ?Après l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de laRépublique, c’est une loi « travail » XXL qui menace un peu plusles droits des salariés. L’UGICT-CGT propose un décryptage pourtout savoir du projet de réforme du Code du travail que le gou-vernement veut imposer par ordonnances.

Le Code du travail à jour de la loidite « travail » du 8 août 2016.

Cette réforme poursuit et amplifie l’inversion de la hiérarchie des normes engagée par la loi El Khomri, avec pour enjeu le rapprochement de la négociation collective à l’échelle de l’entreprise.

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de sécurité), selon l’UGICT-CGT, menaçant ainsi d’effacerdes décennies de luttes pourobtenir des avancées sociales,de les balayer par simpleaccord…

UN DIALOGUE SOCIAL SOUS CONTRÔLE DES EMPLOYEURS ?À cela s’ajoute la possibilité decontourner les syndicats pourun dialogue social au bénéficede l’employeur. L’adoption desaccords dérogatoires d’entre-prise sera facilitée. Comme leprécise l’UGICT, la loi « travail »a inventé un dispositif permet-tant, quand un accord est refusépar les syndicats majoritaires,de le faire adopter par référen-dum auprès des salariés.Jusqu’alors à l’initiative des syn-dicats représentant les salariés,il est envisagé dans cette nou-velle loi « travail » d’étendre lerecours aux référendums enautorisant leur lancement àl’initiative de l’employeur et

dans les conditions qu’il vou-dra imposer. Cela augure d’une« démocratie » dans l’entrepriselimitée à l’arbitraire patronal,où les syndicats ne jouerontplus leur rôle et où les salariésdevront accepter les reculssociaux sans possibilité de sedéfendre. En ajoutant cela à lafin de la primauté du Code dutravail, c’est bien la disparitionde la loi et de ses protectionsqui se prépare dans beaucoupd’entreprises.

LA « FLEXISÉCURITÉ » :MOINS DE SÉCURITÉ, PLUS DE PRÉCARITÉ ?Le projet qui affiche l’ambitionde « sécuriser les relations de tra-vail » propose en réalité de faci-liter les licenciements en élar-gissant leurs conditions et enrétrécissant les possibilités derecours juridiques.Pour cela, une idée phare : leplafonnement des indemnitésen cas de licenciement abusif.Emmanuel Macron avait déjà

tenté, alors qu’il était ministrede l’Économie sous Hollande,de faire adopter le plafonne-ment des indemnités en cas de

licenciement abusif, comme lerappelle l’UGICT-CGT : prévuedans la loi Macron de 2015, unedisposition dans ce sens fut reto-quée par le Conseil constitu-tionnel, puis réintroduite quelquepeu modifiée dans la loi ElKhomri de 2016 et finalementretirée face à la mobilisation.Aujourd’hui, précautionneux,le projet ne donne pas de détailssur les modalités de ce plafon-nement : baisse des planchersminimums, plafonds inférieursaux condamnations moyennesou indemnités forfaitaires sont

autant de pistes évoquées dansle décryptage de l’UGICT-CGT.Le plafonnement des condam-nations en cas de licenciement

abusif permettrait auxemployeurs de choisir entre lerespect du droit du travail et lerisque d’une condamnationdont le montant serait défini etprovisionné. Ce qui revientconcrètement à donner par laloi un « prix » à un plan de licen-ciement. Les mêmes qui récla-ment de laisser à la négociationen entreprise le cadre le pluslarge possible ne trouvent rienà redire, dans le cadre des indem-nités pour licenciement abusif,à ce que la loi les plafonne…Deuxième élément facilitant les

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Les mêmes qui réclament de laisser à la négociation en entreprise le cadre le plus large possible ne trouventrien à redire, dans le cadre des indemnités pourlicenciement abusif, à ce que la loi les plafonne…

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TRAVAIL ENTREPRISE & INDUSTRIE46

n LÉGISLATION

licenciements : le projet ouvri-rait la possibilité de licenciermassivement sans obligationde négocier un plan de sauve-garde de l’emploi (PSE), et doncde licencier sans mesuressociales pour les salariés. Leslicenciements boursiers pour-raient aussi être facilités puisquele projet prévoit que les diffi-cultés économiques ne s’ap-précient que sur le seul terri-toire français. Ce genre dedisposition efface notammentla jurisprudence3 qui considèreque le motif économique d’unPSE ne peut se justifier lorsque

l’entreprise fait partie d’ungroupe important, lui-mêmeen bonne santé, ou que le groupefait des bénéfices à l’interna-tional. S’ouvre clairement ainsila voie à des licenciements orga-nisés en asséchant petit à petitles filiales françaises des grandsgroupes.Dernier élément, concernantles licenciements, les obliga-tions de reclassement pour l’em-ployeur en cas de licenciementéconomique ou d’inaptitudeprofessionnelle se verraient allé-gées. Cela revient à redonnertotalement à l’État et à Pôleemploi la charge de ce reclas-sement, c’est-à-dire à faire payerpar la collectivité une partietoujours plus importante dulicenciement et de son coûtsocial.La précarisation des parcoursprofessionnels avec la facilita-tion des licenciements ne suf-fisant pas, le projet prévoit éga-lement de réformer lesconditions des contrats de tra-vail. Les CDD pourraient ainsise multiplier, en les insécuri-sant encore davantage. Le gou-vernement souhaiterait auto-riser la création, par accord

d’entreprise, de nouvelles caté-gories de recours aux CDD (enplus des remplacements, sur-croît temporaire d’activité, activité saisonnière et CDDd’usage), modifier ou suppri-mer la durée maximale d’unCDD et le nombre de renouvel-lements (aujourd’hui les limitessont fixées à 18 mois et 3 renou-vellements), et également modi-fier le montant de l’indemnitéde précarité et de faciliter larupture du CDD.Le CDI serait lui aussi touché,avec la possibilité d’ajouter desmotifs de rupture ou de rallon-

ger la période d’essai… C’est laquasi-certitude de voir appa-raître des CDI différents parentreprise, autorisant par exem-ple dans certains cas un retourà une forme de CPE ou de CNE,avec des périodes d’essai extrê-mement longues et des motifsde rupture totalement arbi-traires. Proposés par le gouver-nement Villepin en 2006, ilsavaient été abandonnés grâceà la mobilisation. L’intérim enfin, dont les condi-tions de recours seraient éga-lement renvoyées à la négocia-tion d’entreprise. Dans lapratique, cela reviendra à léga-liser des situations, notammenten ce qui concerne les missionsaffectées au salarié, quiaujourd’hui sont considéréescomme illégales.C’est bien un programme géné-ral de dérégulation qui s’in-carne aujourd’hui dans ce pro-jet de loi « travail » XXL. La« fluidification » du marché dutravail, considérée comme l’al-pha et l’oméga de toute poli-tique visant à réduire le chô-mage, risque, comme c’est lecas dans tous les pays où elle aété mise en œuvre, de renfor-

cer les inégalités et la pauvreté.Son efficacité économique, pro-blématique, s’accompagne detrop de reculs sociaux et démo-cratiques.L’insécurisation constante dessalariés, avec la fin program-mée de la primauté de la loi endroit du travail et le détrico-tage, par exemple du CDI, nepeut que déboucher sur unaffaissement de la démocratiesociale.Il est anormal que la loi aban-donne le terrain de l’entreprise,et que celle-ci soit, demain, l’au-teur de sa propre législationsociale. Il y a là une contradic-tion fondamentale avec l’idéed’une société moderne, danslaquelle les mêmes règles s’ap-pliquent à tous, protégeant ainsides abus, de la concurrence

déloyale, du dumping social.C’est pourtant bien cela qui sedessine dans ce projet de loi« travail » XXL. n

*LÉA BRUIDO est coresponsable de la rubrique «Travail, Entreprise & Industrie» de Progressistes. JÉRÔME GUARDIOLA est cadre territorial.

1. Chiffres Pôle emploi, avril 2017.2. Étude de la DARES, mai 2015.3. Cette jurisprudence date notammentdu combat des Fralib, qui obtinrentl’annulation du PSE le 17 novembre2011 par la cour d’appel d’Aix-en-Provence.

POUR ALLER PLUS LOIN SUR LE DÉCRYPTAGE :http://www.ugict.cgt.fr/arti-cles/references/decryptage-ordonnances-macron

Le CDI serait lui aussi touché, avec la possibilitéd’ajouter des motifs de rupture ou de rallonger la période d’essai… un retour à une forme de CPE ou de CNE, avec des périodes d’essai extrêmementlongues et des motifs de rupture totalement arbitraires.

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n RECHERCHE

i vous avez consultéInternet ces dernièressemaines, il y a des

chances pour que le nom deJuicero ne vous soit pasinconnu. Cette petite start-upbasée à San Francisco vend auprix de 400 dollars un appa-reil ménager pour « produire »des jus de fruits. Voici com-ment cette machine fonctionne:on insère une sorte de dosettede fruits ou de légumes, dis-ponible en supermarché, etl’engin transforme la dosetteen jus. Hélas, il s’avère qu’onn’a nullement besoin de lamachine pour faire son jus : le

19 avril 2017, Bloomberg Newsnous a informés qu’on peutfort bien écraser les dosettes àla main pour obtenir le mêmerésultat… et même plus rapi-dement.La Toile s’est esclaffée : l’affairea fait les délices des réseauxsociaux, qui prennent un plai-sir sans bornes à voir commeil est facile de berner les riches.Cela dit, le cas de Juicero estbien plus qu’une blague : c’estun symptôme d’un pays quirefuse l’innovation. L’anecdoteillustre parfaitement la bêtiseindustrielle. La start-up avaitbénéficié d’une critique élo-

gieuse du New York Times ainsique du financement de quelque120 millions de dollars d’inves-tisseurs de capital-risque répu-tés, tels que les firmes KleinerPerkins Caufield & Byers ouGoogle Ventures. Et cela pourproposer un produit qui per-

met de faire à grands frais cequ’on peut faire bien plus viteà la main, et gratuitement de

surcroît. C’était de toute évi-dence une supercherie.L’anecdote est certes amu-sante. Mais elle révèle une véritéprofonde sur la Silicon Valley,et, plus généralement, sur l’éco-nomie états-unienne. Juiceron’est pas, comme l’affirment

ses défenseurs à la Vox, uneanomalie dans un climat d’in-vestissement qui favoriseraitl’innovation. Au contraire, c’estun exemple qui illustre com-ment les États-Unis sont deve-nus profondément anti-inno-vation. Et les conséquencesn’auraient pas pu être pires :l’économie qui a produit Juiceroest celle-là même qui favorisela toxicomanie dans l’Ohio,mutile des travailleurs de l’au-tomobile dans l’Alabama etexpulse des familles de LosAngeles. Ces phénomènes sem-blent sans rapport les uns avecles autres, or ils sont intime-ment liés.

INNOVATION ET MYTHESL’innovation favorise la crois-sance économique. Elle aug-mente la productivité, ce quipermet de créer plus derichesses en travaillant moins.

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Les États-Unis tournent le dos à l’innovation : un suicide économiqueLe 11 mai 2017, le quotidien britannique The Guardian publia un article de l’essayisteBen Tarnoff (San Francisco) sur un gadget fabriqué aux États-Unis et présenté commeune grande innovation. Sa critique d’un mode de production rejoint nos préoccupa-tions – même si la situation en France n’est pas identique – car elle révèle demenaces réelles. Nous vous proposons donc une adaptation de cet article.

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Progressistes invite ses lecteurs à lire assidûment The Guardian (www.theguardian.com), et éventuel-lement à prendre un abonnement.

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L’histoire de Juicero apparaît comme le symbole d’un pays (en l’occurrence les États Unis) qui est en voie de commettre un suicide économique.

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TRAVAIL ENTREPRISE & INDUSTRIE48

n RECHERCHE

Lorsque les économies cessentd’innover, le résultat est la stag-nation, l’inégalité, et c’est unhorizon de désespoir qui s’ou-vre pour la plupart des travail-

leurs. L’histoire de Juicero appa-raît comme le symbole d’unpays (en l’occurrence les ÉtatsUnis) qui est en voie de com-mettre un suicide économique.À la base du problème est lediscours que nous [les États-Uniens] tenons sur l’innova-tion. Vous avez sans doute déjàentendu parler de ce géniesolitaire qui s’enferme dansson garage, situé de préférenceà Palo Alto, et qui en émergeau bout d’un certain tempsavec une invention qui va chan-ger le monde. C’est l’entrepre-neur qui est le moteur du pro-grès technologique – levisionnaire alerte, entiché dela prise de risque, capable debriser les règles, un peu à l’ins-tar de Steve Jobs.Ce mythe a été si souvent répétéqu’il en est devenu un cliché.Il est faux. Contrairement à lacroyance populaire, les entre-preneurs font en général depiètres innovateurs. Laissé àlui-même, le secteur privé tendbeaucoup plus à entraver le

progrès technologique qu’à lefaire avancer. Cela parce quela production d’une innova-tion véritable est très coûteuse:il s’agit de verser des sommes

vertigineuses au bénéfice deprojets de recherche qui peu-vent échouer ou tout au moinsne jamais donner un produitcommercialement viable. End’autres termes, l’innovationvéritable présuppose une prisede risques lourds, chose pourlaquelle les entreprises capi-talistes ont peu d’appétence,si nous faisons pour une foisabstraction des mythes.Cela pose problème. Les entre-prises ont besoin d’innovationspour se construire, mais géné-ralement elles ne peuvent pas– ou ne veulent pas – financerelles-mêmes le développementde ces innovations. D’où vientalors l’argent? De l’État! Commel’a montré l’économiste MarianaMazzucato, presque chaqueinnovation majeure depuis laSeconde Guerre mondiale aexigé un grand effort du sec-teur public, et ce pour une rai-son évidente : seul le secteurpublic peut se permettre deprendre des risques que le sec-teur privé rechigne à prendre.

ÉTAT ET INNOVATIONL’idéologie dominante veutnous fait croire que les forcesdu marché favorisent l’inno-vation. En fait, le succès histo-rique de l’État dans son rôled’innovateur tient à ce qu’iln’est pas exposé aux forces dumarché : il n’a que faire de lacompétitivité, et n’est pas à lamerci d’investisseurs qui exi-gent une part de ses bénéfices ;l’État est par ailleurs bien plusgénéreux lorsqu’il s’agit de dis-séminer les fruits du travailscientifique: aucune entrepriseprivée ne serait assez insenséepour mettre constamment (etgratuitement !) à la dispositiondu monde entier des innova-tions que l’État a produites àgrands frais, mais c’est pour-tant exactement ce que faitl’État. La dynamique devraitêtre familière aux analystes dela crise financière : le contri-buable absorbe le risque, etl’investisseur ramasse lesbénéfices.

De l’énergie à l’industrie phar-maceutique, du gaz de schisteaux médicaments lucratifs quipeuvent sauver des vies, larecherche publique jette par-tout les bases pour les profitsdu secteur privé. Et la start-up

qui a mis sur le marché le gad-get Juicero a largement béné-ficié des largesses de l’État. Lesprogrès qui ont créé ce quenous appelons la technologiemoderne – le développementde l’informatique, l’inventiond’Internet, la Silicon Valleymême – ont été les résultatsd’un investissement durableet substantiel. Même l’iPhone,cet emblème tant encensé dela créativité capitaliste, n’au-rait pas pu exister sans les lar-gesses de l’État. La source detoutes les technologies qui enconstituent les bases, de l’écrantactile au GPS et à Siri, remonteà des recherches subvention-nées par l’État.Plus récemment, toutefois,l’austérité a réduit la capacitéde l’État à innover. Par rapportau produit intérieur brut, lefinancement de la recherchediminue depuis des décennies.Aujourd’hui, [aux États-Unis]ce financement a été ramenéà son plus bas niveau depuis

quarante ans. Et les Républicainsveulent l’amputer encore plus :le projet du budget que l’ad-ministration Trump a publiéen mars promet de nouvellesréductions importantes dufinancement de la science.

Les entreprises ont besoin d’innovations pour se construire, mais généralement elles ne peuvent pas– ou ne veulent pas – financer elles-mêmes le développement de ces innovations. D’où vient alors l’argent ? De l’État !

La production d’une innovation véritable est trèscoûteuse : il s’agit de verser des sommes vertigineusesau bénéfice de projets de recherche qui peuventéchouer ou tout au moins ne jamais donner un produitcommercialement viable.

Aujourd’hui, aux États-Unis, le financement de la recherche a étéramené à son plus bas niveau depuis quarante ans.

Même l’iPhone n’aurait pas pu exister sans les largesses de l’État. La source de toutes les technologies, de l’ecran tactile au GPS et à Siri, remonte à des recherches subventionnées par l’État.

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INNOVATION VERSUS FINANCEDes décennies de baisses d’im-pôt ont aussi sapé le potentield’innovation. Ironie du sort,ces réductions ont été présen-tées comme des mesures des-tinées à stimuler l’innovationen libérant le dynamisme dusecteur privé. La plus fortebaisse de l’impôt sur les plus-values remonte aux années1970, lorsque la National VentureCapital Association a réussi àconvaincre le Congrès deréduire de moitié le taux d’im-position en prétendant quec’était le capital-risque qui avaitcréé Internet. C’est ainsi quela loi fiscale des États-Unis per-met à Warren Buffett d’avoirun taux d’imposition inférieurà celui de sa secrétaire.Le capital-risque n’a pas crééInternet, de toute évidence –et ce même capital-risque n’apas beaucoup injecté dans l’in-novation. Pourtant, les inves-tisseurs du capital-risque ont

acquis ces richesses en pré-tendant qu’ils l’avaient fait. Enfait, le capital-risque est paressence anti-innovation. Lesinvestisseurs veulent de grosrevenus à brève échéance – sipossible trois à cinq ans – pourleurs partenaires, qui sont géné-ralement à la recherche de start-up dont la perspective est uneintroduction en Bourse ou leuracquisition par une société

plus grande. Ce n’est pas unerecette pour nourrir de réellesavancées, qui nécessitent unfinancement sur une échellede temps autrement plus longueet bien plus de patience. Maisc’est une bonne formule pourproduire des bêtises commeJuicero et d’autres sociétés sur-évaluées qui servent de vec-teurs lucratifs pour la spécu-lation financière.Qu’en est-il de ces sociétés ? Sile capital-risque ne peut pascombler le vide créé par l’ef-fondrement de la recherchepublique, les grandes entre-prises ne le font pas non plus.Rares sont celles qui consa-crent encore des ressourcesimportantes à la recherche fon-damentale. Ce n’est pas qu’ellesmanquent d’argent – les pro-fits des monopoles et l’évasionfiscale ont permis à Apple dese constituer une cagnotte dequelque 250 milliards de dol-lars. Mais la prise en main desentreprises états-uniennes parle secteur financier impliqueque l’argent ne sera pas investià des fins productives. Wall Street s’intéresse davan-tage à l’extraction de richessesqu’à leur création. On préfèreencourager les entreprises à se

cannibaliser elles-mêmes endistribuant les bénéfices à leursactionnaires sous forme ded’actions et de dividendes plu-tôt qu’à les investir dans leurcroissance.

CAPITALISME… MOINS D’INNOVATIONPendant que le secteur publicpériclite, le secteur privé devienttoujours plus boursouflé et plusprédateur. L’économie devientun instrument pour rendre lesriches plus riches. L’argent quidevrait servir à financer le futurInternet est alloué aux voituresde sport et aux yachts de grandluxe. Le résultat est qu’il y amoins d’inventions et, surtout,une croissance plus faible.Depuis les années 1970, l’éco-nomie états-unienne s’est déve-loppée beaucoup plus lente-ment que pendant son âge d’ordu milieu du siècle dernier –et les salaires ont stagné. Larichesse a été redistribuée versle haut, où elle s’empile inuti-lement, alors que la masse dupeuple qui l’a créée continueson glissement vers le bas.Il est difficile d’imaginer façonplus irrationnelle d’organiserla société. Le capitalisme sevante d’assurer une bonne allo-cation des ressources – s’il créedes inégalités, affirment seszélateurs, il crée également lacroissance. C’est de moins enmoins le cas. Dans son infiniesagesse, le capitalisme se dévorelui-même. Un système plus sainreconnaîtrait que l’innovationest trop précieuse pour la lais-ser au secteur privé… et que lecapitalisme fonctionne mieuxen théorie qu’en pratique. n

Adaptation par GEOFFREYBODENHAUSEN et JEAN-PIERREKAHANE.

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Les profits des monopoles et l’évasion fiscale ont permis à Apple de se constituer une cagnotte de quelque 250 milliards de dollars.

Le capital-risque n’a pas créé Internet, de touteévidence – et ce même capital-risque n’a pas beaucoupinjecté dans l’innovation. Pourtant, les investisseurs du capital-risque ont acquis ces richesses en prétendantqu’ils l’avaient fait.

Dès l’accession de Donald Trump à la présidence de l’Union, sonadministration publie (mars 2017) un projet du budget qui promet de nouvelles importantes réductions du financement de la science.

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Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2017

n TERRITOIRES

50 ENVIRONNEMENT & SOCIÉTÉ

Rarement objet des politiques publiques, les territoires ruraux ne manquent pourtantpas d’atouts, au contraire. C’est dans leur complémentarité avec les territoiresurbains qu’il faudrait les appréhender.

PAR ANDRÉ CHEINET*,

écouter ces dernièresannées les débats publicset commentaires, il sem-

blerait que le rural n’intéresseque peu, sauf lors des cam-pagnes électorales. Le reste dutemps, tout est pour les « villes-monde », les « métropoles »,dont la création en France a faitl’objet d’une loi. Il est aussi tou-jours question d’en finir avecles départements.Certes, la mondialisation desidées et des activités modifie laperception de l’espace ; pourautant, comment se contenterd’un projet qui écarterait unepartie du territoire national etdes hommes qui y vivent ? Etaussi, peut-on sérieusementpenser qu’un développementpeut se faire en ignorant le« désert » alentour ? Il y a là déjàen soi un problème qui fait naî-tre un sentiment d’abandonparmi des populations qui expri-ment leur désarroi en se tour-nant vers l’extrême droite oul’abstention. De plus, si on ana-lyse de plus près la ruralité,l’image « vue de Paris » sembledéformée. La ruralité est en réa-lité un atout pour le territoire.

RURALITÉ… DE QUOI PARLE-T-ON ?Les statistiques (entre autrescritères comme la continuitédu bâti ou le nombre d’emplois)considèrent comme unitéurbaine tout ensemble de plusde 2 000 habitants agglomérés.Dès lors, l’essentiel de la popu-lation est statistiquementurbaine. Mais cela sous-estimel’importance, en termes de lienset de développement du terri-toire, du tissu des villes petiteset moyennes, étroitement liéesaux campagnes environnantes.

D’autres visions d’aménage-ment du territoire valorisent lesterritoires urbains principaux ;ainsi a-t-on parlé de « diago-nale du vide » ou « diagonalearide », ce qui ne reflète pas unevision optimiste pour les terri-toires concernés. Surtout, noussommes incités par de tels rai-sonnements à réfléchir en termesd’opposition et non de complé-mentarité des espaces.Or 35 % des Français vivent dansdes communes peu ou très peudenses, réparties sur 90 % duterritoire. C’est cette réalité qu’ilfaut prendre en compte. Et avoirde nombreux terrains disponi-bles est un atout pour le déve-loppement de ces territoires qui

peuvent relever les défis liés audéveloppement durable sou-vent plus facilement que dansl’urbain.

LA RURALITÉ EST AUSSI UN ATTRAIT« En France, l’attractivité desespaces ruraux n’est plus àdémontrer […]. La campagneen tant que domaine dédié à laseule activité agricole ou lieud’inscription de la société ruralea disparu ; elle est désormais unespace aux multiples usages, oùdes individus travaillent, habi-tent et se détendent tout en tis-sant continuellement des liensavec une diversité de territoires.1»Des sondages indiquent que,

face aux difficultés d’existenceen ville, 10 millions d’urbainsont un « désir de campagne ».D’ailleurs, la population deszones rurales a augmenté de10 % en dix ans. Ces popula-tions nouvelles, ces rurbains,ont des attentes et des besoins :ne pas y répondre conduit à des déceptions. Et, de fait, la constance des politiquespubliques à accorder la priori-sation des métropoles et à lesaider est en décalage avec levécu des campagnes.

RAISONNER ENFIN EN TERMES DECOMPLÉMENTARITÉ ?Les territoires ruraux connais-sent des évolutions sociales,économiques et politiques.L’agriculture remet en cause desmodèles qui semblaient acquis.Des pratiques nouvelles se déve-loppent fortement, comme toutce qui relève des circuits courts.

Nouvelles ruralités, une question d’avenir

À

35 % des Français vivent dans des communes peu ou très peu denses, réparties sur 90 % du territoire.C’est cette réalité qu’il faut prendre en compte.

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Cet exemple est significatif dudynamisme de ces territoires.Nous touchons là à la fois l’éco-nomie (la capacité à vivre deson travail), le développementdurable, la démocratie et la vie

citoyenne (nombreuses initia-tives d’habitants, lien social…).Dans ces évolutions, le rural ad’abord une fonction résiden-tielle : ce qui a été un temps rési-dence secondaire peut devenirrésidence principale pour lapériode de retraite, au point quedes universitaires parlent d’« éco-nomie résidentielle » commemode économique de ces zones.Mais cette expression est réduc-trice ; en effet, ce faisant, cesterritoires sont devenus de faitdes territoires innovants, desdéveloppeurs de formes nou-velles d’activités (services auxpersonnes âgées et, plus géné-ralement, développement de la« silver économie »2).Le rural c’est aussi un lieu deressources d’équilibre, néces-saires aussi aux loisirs de lapopulation urbaine grâce à sonpotentiel naturel : l’eau, le bois,l’éolien, etc.Le maillage de villes moyennes,de bourgs-centres à côté d’es-paces naturels, vient donc com-pléter l’urbain et constitue desespaces interstitiels vivants. Desterritoires donc pour lesquelsil serait porteur de raisonner entermes de complémentaritéavec les autres territoires. Ainsi,l’espace national doit être consi-déré comme un ensemble deterritoires en réseau, s’enrichis-sant mutuellement. Et le sec-teur rural apporte ses atouts,ses ressources, ses capacitésd’accueil, etc.

ANNONCER CLAIREMENT UNEPOLITIQUE POUR LE RURALPour en finir avec le sentimentd’abandon des populations, ilfaut des positionnements clairs.En premier lieu, il faut revenir

sur les réformes territoriales quiorganisent des territoires à deuxvitesses et qui accroissent pourbeaucoup l’éloignement descentres de décision. Les poli-tiques à développer doivent par-

tir du constat que les expertsdu rural sont les populationsconcernées et ses représentantslocaux. Les dotations d’État auxcollectivités doivent être main-tenues afin que ces dernièrespuissent agir.Ensuite, il faut assouplir lesrègles européennes. Bel exem-ple de ce que produit l’éloigne-ment des centres de décision,les règles en préparation s’im-poseraient pour un territoirerégional global, jugé sur des cri-

tères statistiques sans prendreen compte des spécificités infra-région. Ainsi, une région, parcequ’elle a une grande ville dyna-mique, aurait l’interdiction d’in-tervenir en matière économiquenotamment, et donc d’aider deszones moins développées enson sein.

Pour un développementéquilibréOn voit bien que, à l’inverse, ils’agit d’allier les multiples facettesd’une politique cohérente :– aider à la constitution de diag-nostics des territoires, mettanten évidence leurs compétences.Des emplois peuvent y être atti-rés en complémentarité desvilles où le prix du foncier estdissuasif ;– s’appuyer sur un développementdes ressources, par exemple aiderau développement de la métha-nisation à partir de la biomasse,qui est une ressource non déloca-lisable, pérenne et durable ;

– aider au développement del’attractivité des territoires pardes offres de services globales,alliant tourisme et mise en valeurde l’économie locale ;– favoriser le développementdes circuits courts, alliant pro-ductions de proximité, bien sou-vent biologiques, et soutien desinitiatives citoyennes allant dansce sens ;– développer les services auxentreprises. Parmi ceux-ci, laquestion de l’accès au numé-rique haut débit est majeure.C’est le moyen de l’ouvertureau monde, mais aussi un moyende relocalisation d’activités etd’emplois utilisant ces techno-logies sans nécessité d’un envi-ronnement de milieu urbain ;– développer les services auxpersonnes et développer la sil-ver économie. Les territoiresruraux sont des zones d’accueilpermettant le développementde ces activités.

Acter une politique de non-abandon de ces territoiresCela passe par trois grands axes.1.Maintenir des services publics :le sentiment d’abandon est lesentiment d’abandon est deter-

miné par l’absence de la posteet de l’école. Ces services doi-vent être maintenus au plusprès. Il faut accepter la notionde « service plancher », mini-mum indispensable, à l’échelledes bassins de vie, au maintiendes populations. De même, laquestion de la mobilité et desmoyens mis à disposition esttrès importante : les politiquesd’abandon des lignes ferréessecondaires ont eu un impactnégatif sur les zones rurales ; il

importe donc de retrouver, s’ap-puyant sur la multimobilité, unniveau de desserte satisfaisant.Garantir enfin une couverturemédicale suffisante, d’autantplus nécessaire que la popula-tion est vieillissante.2. Reconstruire une ingénierieterritoriale au service du déve-loppement local.3. En matière économique, outreles points ci-dessus, garantirune place aux TPE et PME dansles conventions de revitalisa-tion des territoires. En matièreagricole, travailler à la garantiede prix minimums satisfaisantsà la production, à la maîtrise dufoncier pour permettre auxjeunes de s’installer, favoriserles pratiques agroécologiques.

EN CONCLUSION, UNE FRANCE RICHE DE SES DIVERSITÉSIl est sain de s’interroger surl’efficience de l’action publiqueau service des populations. Aumoment où monte l’aspirationà vivre et travailler autrement,le rural présente des atouts dequalité de vie, d’innovation etde solidarité. Il apparaît ainsinécessaire que les politiquesmenées affirment que la Francese développe dans la diversitéde ses territoires, que les dyna-miques urbaines et rurales sontcomplémentaires.Dans ce cadre, et si l’on veut en

finir avec le sentiment d’abandonressenti sur le territoire, des mesuresdoivent être prises pour affirmerl’équité territoriale dans le cadred’une république solidaire. n

*ANDRÉ CHEINET est ancien administrateur territorial dans le Cher.

1. INRA, Prospective, les NouvellesRuralités en France à l’horizon 2030,étude publiée en 2006.2. Activités économiques liées aux personnes âgées.

La constance des politiques publiques à affirmer la priorisation des métropoles et à les aider est en décalage avec le vécu des campagnes.

Ainsi, l’espace national doit être considéré comme un ensemble de territoires en réseau, s’enrichissantmutuellement.

Si l’on veut en finir avec le sentiment d’abandon ressentisur le territoire, des mesures doivent être prises pour affirmer l’équité territoriale dans le cadre d’une république solidaire.

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Lancée en 1978 auprès des autorités de la ville de Digne et du département desAlpes-de-Haute-Provence, l’idée de créer une réserve naturelle d’État (RNN) à voca-tion géologique déboucha enfin en 1984, après maintes péripéties administratives,sur la création de ce qui aurait dû être la première RNNG de France et qui ne fut quela quatrième : l’idée avait été divulguée dans les milieux spécialisés, et des projetsplus simples, moins ambitieux, avaient pris de l’avance.

PAR CLAUDE ROUSSET*,

METTRE DES MINÉRAUX EN RÉSERVE?

n effet, notre ambitionn’était rien moins que demettre en réserve pour

« les fossiles, minéraux et concré-tions » une surface de près de2 000 km2 ! Malgré les délibéra-tions favorables des conseilsmunicipaux de toutes les com-munes concernées, le ministèreen charge de l’Environnementen fut tout effaré. Il fallut res-treindre le projet de réservenationale à quelques hectaressur des sites remarquables –dont la célèbre dalle aux ammo-nites de Digne, qui fut expor-tée, en copie moulée, au Japonquelques années après – et éri-ger simplement le reste du ter-ritoire en zone de protection.Depuis lors, deux autres réservesnaturelles à dominantes géo-logiques ont été créées en régionPACA, celle de Sainte-Victoireet celle du Lubéron.Le point de départ ne se trouvepas par hasard dans les alen-tours de Digne. Ce secteur estdepuis longtemps connu desprofessionnels et fréquenté parde nombreuses universités (Paris,Lyon, Grenoble…) et grandesécoles françaises (École desmines, École normale supé-rieure…) et étrangères. La terrey raconte à qui sait lire dans lesroches une histoire de plus de300 millions d’années, marquéepar de grandes crises, telles cellesqui ont conduit à la mise enplace de la chaîne des Alpes.Surtout, cette histoire est icifinement jalonnée; organismes

fossiles et traces de leurs acti-vités permettent aux spécia-listes de se repérer dans le dérou-lement du temps sur la base dece fait encore nié par divers obs-curantismes, quoique scienti-fiquement bien prouvé, qu’estl’évolution du vivant, l’héritageavec modification de CharlesDarwin.

FACE AUX PILLAGES ET AU COMMERCE ILLICITELa conséquence dévoyée de lareconnaissance de ce riche patri-moine fut le pillage par des mar-chands de fossiles, plus rare-ment de minéraux, pouralimenter les foires et marchésspécialisés ou de grands reven-deurs en France et à l’étranger.

Autour de Digne, ce sont sur-tout les ammonites, ces témoinsde mers ayant occupé la régionpendant plus de 120 millionsd’années au jurassique et aucrétacé, qui, avec leurs trèsbelles formes déroulées, atti-rèrent les pilleurs. Dans leLubéron, une riche faune dutertiaire continental, avec même

des mammifères et des oiseauxdans un état de conservationremarquable, attira les pilleurs;en Sainte-Victoire, ce furent desœufs de dinosaures, – objetspourtant d’un intérêt esthé-tique discutable. Mais beauxou laids, ces fossiles avaientleurs modernes prédateurs,dont les agissements rendaientimpossibles les études sérieuses

des paléontologues tout commela présentation au public desfaunes et flores du passé : surle terrain, c’est bien plus vivantque dans le meilleur des musées,même s’il s’agit de vivants pétri-fiés depuis longtemps.La richesse en objets géolo-giques divers de ces terroirs,comme celle de l’île de Groix,en Bretagne, ou de Saucats-la-Brède, en Aquitaine, et lesmenaces de pillage par des « col-lectionneurs », qui en réalitésont souvent des marchands,justifie ce classement et lesmesures de protection qui vontavec. Nous avons en souvenirle premier procès concernantun acte de pillage dans la réservede Digne : ses auteurs, étran-gers, furent lourdement condam-nés. Dans le Sud-Ouest, plusrécemment, ce fut une plagefossilisée avec les traces demarche, d’envol et d’atterris-sage de ptérosauriens, ces cou-sins des dinosaures aux ailesmembraneuses, qui fut atta-quée, heureusement sans tropde dégâts, par un de ces soi-disant collectionneurs.

PRÉSERVER LE GÉOPATRIMOINELes mêmes géologues quiavaient créé les premièresréserves géologiques faisaientémerger une notion nouvelle,celle d’un patrimoine géolo-gique garant de la mémoire dela Terre, à léguer aux généra-tions futures au même titre queles patrimoines classiques :architectural, artisanal, indus-triel… Un colloque internatio-nal rédigea à Digne, en 1991,

Une réserve géologique… Pourquoi ?

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n PATRIMOINE

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Dalle à ammonites de Digne-les-Bains.

Les menaces de pillage par des « collectionneurs », qui en réalité sont souvent des marchands, justifie ceclassement et les mesures de protection qui vont avec.

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une solennelle Déclaration inter-nationale des droits de la de laTerre. Comme la biodiversité,en grand danger du fait des acti-vités humaines, la géodiversitéfut progressivement reconnuecomme étant souvent aussi fra-gile : en France, elle fait l’objetd’un inventaire national quipourra servir de base à desréflexions lors d’aménagementsqui risquent de la mettre endanger.Tout un arsenal juridique dutse mettre en place ou s’adap-ter à cette nouvelle exigence deprotection, couronné par ledécret no 2015-1787 du minis-tère de l’Écologie, du Déve -loppement durable et de l’Éner-gie du 28 décembre 2015, paruau Journal officiel du 30 décem-bre suivant. Ce décret permetla mise en place d’aires proté-gées nouvelles, notamment pardes arrêtés des préfets ; il a étécomplété par une note aux auto-rités en charge de l’environne-ment, préfectures, services diversde l’État…, qui précise les condi-tions de sa mise en œuvre pourune protection du patrimoine

géologique (du géopatrimoinedes spécialistes) qui soit à la foisefficace et compatible avec lesactivités humaines. La régle-mentation doit désormaisconduire les décideurs et amé-nageurs à tenir compte desnécessités de protéger lesrichesses naturelles géologiques,comme ils devaient déjà le fairepour la biodiversité. Par exem-ple, avant d’ouvrir une carrièreou de prévoir un urbanismeplus ou moins destructeur oumême, dans les meilleures inten-tions, des installations à butpédagogique ou de loisirs,comme une voie verte, un impé-ratif: attention, patrimoine natu-rel à préserver !Bien entendu, à côté d’un néces-saire encadrement des activi-

tés humaines sur certains sitesfragiles, cette mise en évidencedu patrimoine géologique, ycompris paysager, permet samise en valeur pour les scolaireset le public.

DIGNE, HAUTE-PROVENCE ET SA RÉSERVE GÉOLOGIQUEUne visite de la réserve de Haute-Provence en convaincra le lec-teur, car il pourra y découvrirdes aspects de la nature sou-vent peu connus et apprendreà scruter notre lointain passé,qui se chiffre en général en mil-lions d’années pour les géo-logues, comme les profondeursdu ciel se chiffrent, elles, en mil-lions d’années-lumière ! Crééepar une association réunissant

les communes du territoire (bien-tôt rejointes par sept communesdu Var autour des GrandesGorges du Verdon), le départe-ment, la région et l’État, cetteréserve est maintenant géréepar le service Environnementdu conseil départemental desAlpes-de-Haute-Provence.

Une équipe comptant deuxscientifiques, dont un conser-vateur, est chargée de mettreen pratique un plan de gestionapprouvé par l’État et qui com-prend la protection au titre dela police de la nature, l’équipe-ment et la mise en valeur dessites ainsi que des actions dediffusion scientifique dans lecadre de la RNNG (dont la zonede protection couvre actuelle-

ment plus de 3 000 km2, de lalimite nord des Alpes-de-Haute-Provence jusqu’à Comps-sur-Artuby, dans le haut Var), maisaussi dans le parc naturel régio-nal du Verdon, dans la régionet au niveau national et inter-national. L’équipe est appuyéepar un conseil scientifique com-prenant des chercheurs des uni-versités françaises et desmuséums, dont le Muséumnational d’histoire naturelle(MNHN), par ailleurs en chargedu suivi des inventaires faune,

flore, habitats et géodiversité.Des chercheurs d’autres spé-cialités, biologie, astronomie,archéologie…, y siègent aussi.Un autre concept a émergé destravaux de l’équipe fondatriceet de ses échanges avec des géo-logues étrangers, d’abord euro-péens, ambitionnant de grefferdes activités touristiques « intel-ligentes » sur les aires protégéespour leur valeur patrimoniale :celui de géoparc.

DES GÉOPARCSSous l’égide de l’UNESCO, lemodèle du global geopark s’estrépandu dans de nombreuxpays. Espérons que le tourisme,avec son inévitable dimensionéconomique, voire mercantile,ne vienne pas dénaturer lesnobles intentions des pionniersdu géopatrimoine. L’expériencevaut d’être tentée, et dans lesAlpes-de-Haute-Provence ungéoparc, dérivé du premier géo-parc de la réserve géologique,dûment labellisé par l’UNESCO,cohabite sur un territoire en

partie commun avec la réservegéologique actuelle. Il faut direque la réserve de Haute-Provencen’a pas attendu sa création offi-cielle pour gérer son patrimoine,et elle le gère sans sectarisme,car elle reçoit des demandes dedérogations à l’interdiction d’ex-traire et de prélever les objetsgéologiques : les unes émanentde scientifiques voulant appro-fondir la connaissance de lafaune fossile ou des milieux quil’entouraient; les autres, d’ama-teurs locaux dont l’activité nonprédatrice a souvent permis desavancées dans cette mêmeconnaissance, par de judicieusescollaborations. Actuellement,c’est l’équipe de la réserve quigère les dossiers de demandesde dérogations, en s’appuyantsur l’expertise du conseil scien-tifique. Mais la décision finale

d’autorisation ou de refus revientà l’État, par le préfet (zone deprotection) ou le ministre detutelle (sites classés en réservenationale).Ainsi, l’intérêt grandissant pourl’histoire de notre Terre doitpouvoir être mis à profit pourconcilier les impératifs de pro-tection, sauvegarde et mise envaleur des géosites remarqua-bles avec la pratique autour deces sites d’un géotourisme biencompris. De même, par le biaisde l’inventaire du patrimoinegéologique, on doit pouvoir sau-vegarder ce qui le mérite touten réalisant les aménagementsindispensables. Il y va de notreintérêt à tous, scientifiques, ges-tionnaires de l’environnement,aménageurs, professionnels dutourisme… et public, qui nedemande qu’à être éclairé ! n

*CLAUDE ROUSSET est professeurémérite de géologie de l’université de Provence et président du conseilscientifique de la réserve géologiquede Haute-Provence (RNNGHP).

Pour une protection du patrimoine géologique (du géopatrimoine des spécialistes) qui soit à la fois efficace et compatible avec les activités humaines.

Concilier les impératifs de protection, sauvegarde et mise en valeur des géosites remarquables avec la pratique autour de ces sites d’un géotourismebien compris.

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Détail de la dalle à ammonites.

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Consciente des enjeux environnementaux auxquels elle est confrontée, la Chine faitpreuve d’un volontarisme fort pour entreprendre sa transition énergétique.

PAR DOMINIQUE BARI*,

LE DÉVELOPPEMENTÉCONOMIQUE CONTREL’ENVIRONNEMENT

assée du sous-dévelop-pement au rang dedeuxième puissance éco-

nomique du monde, la Chine avu son revenu par habitant mul-tiplié par quatre en trois décen-nies. Près de 500 millions deChinois sont sortis de la pau-vreté extrême. Du jamais vu dansl’histoire de l’humanité ! Maisle vaste processus d’industria-lisation et d’urbanisation qui aporté la modernisation du payss’est opéré au mépris des consi-dérations environnementales :usage intensif des ressourcesnaturelles ; des consommationsd’énergie démesurées ; pollu-tion des sols, de l’air et de l’eau…Il serait faux d’affirmer que lesautorités chinoises n’avaient paspris conscience dès les années1990 des effets dévastateurs dela croissance menée tambourbattant et que rien n’avait étéfait pour les limiter. Mais leschoix politiques avaient donné

la priorité au développementéconomique et industriel rapideassurant le décollage du pays.Or, dès cette époque, la montéedes risques écologiques – pol-lution des eaux par rejets de pro-duits industriels dangereux, del’air, des sols – avait suscité uneforte contestation environne-mentale au sein de la popula-tion, tant dans les campagnes,

où les ruraux se sont mobiliséscontre la construction de pro-jets polluants, que dans les villes,qui subissent des pics de pollu-tion intense. La défense de l’en-vironnement est devenue au fildes ans un problème social desanté publique.

DES PROBLÈMES DE GOUVERNANCEAu tournant du XXIe siècle, legouvernement chinois a publi-quement dressé le constat desconséquences d’une croissancedévastatrice sur le plan écolo-gique mettant en péril la dura-bilité des progrès engrangés.Dès 2011, il annonçait la néces-sité de « construire une sociétédurable respectueuse de l’envi-ronnement », y consacrant 1,4 %du PIB pour réduire radicale-ment l’intensité énergétique deson développement. Cet objec-tif a été confirmé par la nou-velle équipe dirigeante de XiJinping dès son accession à latête du Parti communiste(novembre 2012) et de l’État(mars 2013). Le nombre demesures visant à faire évoluer

les modes de production et deconsommation vers une crois-sance plus qualitative, axée surla technologie et l’innovations’est multiplié.Depuis plusieurs années, le gou-vernement central a donc ren-forcé les réglementations ; mais,comme très souvent en Chine,les lois existantes ne sont pastoujours appliquées rigoureu-

sement : les autorités provin-ciales et locales dispensent parintérêt économique les indus-triels locaux des contraintesdécidées en haut lieu. L’explosionchimique survenue dans le portde Tianjin en août 2015 illustrel’impact sur l’environnementdes problèmes de gouvernance.On a pu mettre à jour le non-respect de la législation en

vigueur par l’entreprise qui géraitl’entrepôt de produits chimiques.Un événement qui a poussé legouvernement chinois à accé-lérer sa transition énergétiqueet la lutte contre la pollution.Le discours très offensif duPremier ministre Li Keqiang du5 mars 2017, lors de la présen-tation du rapport d’activité dugouvernement à l’Assembléenationale populaire (ANP), aconforté cette politique : « Nousfermerons sans hésitation selonla loi les entreprises nonconformes » aux normes d’émis-sion, a-t-il promis. Un an plustôt, lors de la précédente ses-sion parlementaire, les dépu-tés avaient adopté le 13e plan

quinquennal (2016-2020) affi-chant des objectifs très ambi-tieux. Le pays s’est donné cinqans pour réduire de 15 % sonintensité énergétique, c’est-à-dire la quantité d’énergieconsommée pour obtenir unpoint de croissance du produitintérieur brut (PIB). En 2020,cette intensité devra être infé-rieure de 50 % à celle de 2005.

UN VOLONTARISMEGOUVERNEMENTAL FORTEn décembre 2016, un disposi-tif de taxes visant à responsa-biliser les pollueurs a été adopté.Son élaboration aura nécessitéprès de quatre ans de discus-sions. Le nouveau texte, quicomplète un renforcement desréglementations écologiques

opéré en 2014, prévoit de taxerles entreprises pollueuses auprorata de leurs rejets dans l’air,l’eau et les sols. La mesure fixeun prix à payer pour chaquepolluant rejeté dans l’environ-nement. Discutée depuis 2013,ouverte à la consultationpublique en 2015, elle remplaceainsi un ancien système de paie-ment datant de 1982, depuislongtemps considéré inefficace,parce que non obligatoire etpeu clair. Un industriel devras’acquitter d’environ 1,3 yuan(0,18 €) pour chaque kilogrammede dioxyde de soufre émis dansl’atmosphère. La loi établit éga-lement un prix pour la pollu-tion des eaux – 1,4 yuan (0,19 €)

La Chine en transition énergétiquePlus de vent et de soleil, moins de charbon

Le gouvernement central a renforcé les réglementations,mais les lois existantes ne sont pas toujours appliquéesrigoureusement : les autorités provinciales et localesdispensent par intérêt économique les industriels locauxdes contraintes décidées en haut lieu.

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n ÉCOLOGIE

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Le processus d’industrialisation et d’urbanisation qui aporté la modernisation du pays s’est opéré au mépris desconsidérations environnementales : consommationsd’énergie démesurées ; pollution des sols, de l’air, de l’eau.

Août 2015, accident chimique de Tianjin : 170 morts, près de 800 blessés.

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pour 4 kg de polluant – ainsiqu’un autre pour les déchetssolides – entre 5 et 1 000 yuans(0,70 à 138 €) par tonne. Le bruit,enfin, se voit lui aussi pénalisé,à hauteur de 350 à 11 200 yuanspar mois (48 à 1 542 €) en fonc-tion des décibels émis.D’ici à 2020, la Chine devraitréduire de 800 millions de tonnesses capacités annuelles de pro-duction de charbon. Le 13e planprévoit de réduire de 20 % saproduction de charbon, ce quiimplique de fermer 4300 mineset de trouver un nouvel emploià un million de travailleurs. Enchute constante depuis troisans, le charbon représente encore62 % du mix énergétique chi-nois. Un millier de mines ontété fermées en 2015, et autanten 2016. En 2015, la concentra-tion de particules fines (PM 2,5)dans l’air de Beijing (Pékin) aatteint en moyenne 80,6 micro-grammes par mètre cube, soitune baisse de 10 % par rapportà 2013. Plus de 3 millions deménages passeront du charbonà l’électricité ou au gaz cetteannée 2017, a annoncé LiKeqiang. Dans la foulée de lasession de l’ANP la dernièregrande centrale à charbon ali-mentant Beijing en électricitéa fermé ses portes.Dans le même temps, s’agis-sant des gros pollueurs (les véhi-cules lourds à moteur Diesel),le ministère des Transports pré-voit de développer des pro-grammes spéciaux afin d’opti-miser la structure de transportsrégionaux à Beijing et à Tianjin,et d’augmenter la proportiondu fret ferroviaire : avant la finoctobre 2017, le port de Tianjinverra le transport du charbonpasser entièrement par voiemaritime et ferroviaire.

INVESTISSEMENT DANS LES ÉNERGIES DÉCARBONÉESUne nouvelle politique énergé-tique se dessine. Concrètement,cela signifie que d’ici à 2020 lepays devra plus que doubler saproduction d’énergie éolienneet tripler celle du photovoltaïque.En cinq ans, la flotte de véhi-cules électriques devra être mul-

tipliée par dix. Une accéléra-tion nécessaire. Pour atteindreson objectif de 20 % d’énergierenouvelable en 2030 auquel laChine s’est engagée à la COP21dans sa contribution nationalevolontaire, il faudra déployerde 800 à 1 000 GW de capacitéen éolien, solaire, nucléaire etautres techniques « zéro car-bone », soit l’équivalent de lapuissance électrique installéede toute l’Europe, qui est actuel-

lement de 908 GW !En moins de dix ans, la Chineest devenue le premier produc-teur mondial d’énergie éolienne,atteignant une puissance ins-tallée à peine inférieure à cellede l’Europe. Avec 3,3 %, la partde l’éolien est encore très mino-ritaire dans le mix énergétique.Le pays devrait tripler sa capa-cité d’ici à 2020. En ce quiconcerne le développement del’énergie solaire, les perfor-mances sont aussi spectacu-laires. En 2015, la productionphotovoltaïque chinoise repré-sentait 16 % de la productionmondiale et dépassait celle del’Allemagne. Sur la seule année2015, le pays, qui partait prati-quement de 0, a installé plus de15 GW, portant sa puissanceinstallée cumulée à 43,2 GW (lapuissance du parc allemand est,elle, de 39,8 GW).La Chine est également en têtedes pays producteurs de solairethermique, avec 67 % du parcmondial fin 2012. Pour ce quiest du solaire thermodynamiqueà concentration, elle est passéedu stade expérimental au stade

industriel avec la constructionen cours de huit centrales d’unepuissance cumulée de 542 MWet dix-sept projets en dévelop-pement totalisant 1 150 MW.Delignha, situé à Haixi, dans laprovince de Qinghai, au cœurdu désert de Gobi, est une autreillustration parfaite de ces pro-jets qui ont vocation à contri-buer à un développement éco-nomique plus durable. Cecomplexe s’étendra sur 25 km²,

et sera ainsi la plus grande cen-trale solaire civile jamaisconstruite. Au-delà d’une pro-duction propre d’électricité, lacentrale devrait remplacer l’équi-valent de 4,69 millions de tonnesde charbon par an, soit uneréduction de 896 000 t d’émis-sions de dioxyde de carbonechaque année et de 8 906 t dedioxyde de soufre.Outre la réduction des émis-sions de CO2, la loi de protec-tion de l’environnement adop-tée en janvier 2015 prévoit un« plan pour l’eau en dix points »censé garantir, à l’horizon 2020,une eau potable dans la plupartdes zones urbaines et une amé-lioration de la qualité dans septbassins majeurs, dont ceux dufleuve Jaune et du Yangtzi. Unebaisse de consommation d’eaude 23 % et une couverture de23 % du pays par les forêts sontégalement au calendrier.

LABORATOIRE DU MONDE?Toutes ces mesures sont desti-nées à soutenir le plan lancé enmai 2015 intitulé « Made in China2025 », dont l’objectif est de réa-

liser, en dix ans, une moderni-sation des techniques de pro-duction, d’améliorer la qualitédes produits, de généraliser lenumérique dans la productionindustrielle, de développer laconnexion de réseaux et l’intel-ligence artificielle, ce qui per-mettrait le maintien d’un tauxde croissance de 6,5 %. Aprèsavoir été l’« usine du monde »,la Chine affirme aujourd’hui savolonté de devenir le « labora-toire du monde » en mettant enplace des politiques incitativespour booster l’innovation : aug-mentation du niveau de larecherche académique, réduc-tions fiscales, popularisationdes sciences ou développementde nouvelles plates-formes d’in-novation au niveau du territoirecontinent, etc. En témoigne ledépôt sans cesse croissant debrevets technologiques chinois :2 541 brevets en 2015, contre1 065 pour les États-Unis.Cette période de transition estextrêmement délicate pour cepays gigantesque de plus de1,3 milliard d’habitants qui,pour être devenu une des puis-sances économiques mondialesmajeures, est resté pour unepart un pays en voie de déve-loppement. La transformationd’un modèle économique à unautre se conjugue sur le long etle court terme. La question estmaintenant de savoir si cettedynamique se partagera àl’échelle mondiale. Xie Zhenhua,chargé des négociations sur leclimat pour le compte de laChine, rappelant qu’il étaitimportant que « Donald Trumphonore les engagements pris parles États-Unis », ajoutait : « Unhomme politique sage est celuiqui sait prendre en compte lestendances globales. » n

* DOMINIQUE BARI est journaliste.

Pour atteindre son objectif de 20 % d’énergierenouvelable en 2030, il faudra déployer en éolien,solaire, nucléaire et autres techniques « zéro carbone »l’équivalent de la puissance électrique installée de l’Europe.

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Parc éolien dans la ferme à vent de Guazhou, province du Gansu.

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LIVRES56

L’Extase totale. Le IIIe Reich, les Allemands et la drogueNORMAN OHLERLa Découverte, Paris, 2016, 250 p.

Dans une étude saluée par la critique et rapidement traduite enplusieurs langues, le journaliste allemand Norman Ohler attirenotre attention sur une facette méconnue de la société nazie :l’utilisation systématique de la pervitine comme stimulant, et ceà tous les niveaux, du Führer au simple soldat et à la mère defamille. Cela peut paraître une facette anecdotique de la descrip-

tion de la société nazie,mais c’est à mes yeuxbien plus, cela permetun éclairage nouveaude nombre de faits his-toriques insolites, lesrendant vraisemblables.

Si les effets secondairessont dévastateurs – trou-bles du langage et de laconcentration, dégra-dation de la mémoireet des sentiments, hal-lucinations… –, sousl’action de la pervitinele consommateur se sentparfaitement réveillé etla confiance en soi s’entrouve accrue. Un excel-lent moyen pour galva-niser des troupes fati-guées. Les inhibitions

disparaissent sans que les sens en soient négativement affectés,comme cela arrive sous l’effet de l’alcool. Aussi, malgré les inter-dictions et sans aucun état d’âme, la pharmacopée fut appeléeen renfort à tous les niveaux du pouvoir quand l’idéologie ne suf-fisait plus. L’armée elle-même était largement pourvue en ce dérivéde l’amphétamine, et le peuple sombre de plus en plus dans un état de dépendance.

Bien entendu, l’utilisation des drogues n’est pas une exclusivitéde l’armée allemande. Mais l’emprise de l’appareil d’État nazi surla population est telle qu’on arrive à des situations ahurissantes :on fabrique des pralinés à la pervitine, dont la publicité préciseque, ainsi consommée, elle est sans danger, contrairement à lacaféine.

Ce livre, agréable à lire, est émaillé d’anecdotes croustillantes surla vie dans l’Allemagne nazie, et en particulier sur Hitler et sonentourage, où son médecin personnel jouait un rôle crucial ; d’ail-leurs, les interlocuteurs du Führer ont eux aussi besoin de droguesde plus en plus fortes pour supporter les réunions avec leur chef,cette situation contribue à épaissir l’atmosphère d’irréalité quirègne dans le cénacle hitlérien. n

EVARISTE SANCHEZ-PALENCIA

Sept Leviers pour prendrele pouvoir sur l’argentDENIS DURANDÉditions du croquant, juillet 2017, 100 p.

L’économiste Denis Durand, syndicaliste, responsable de la com-mission économique du PCF et l’un des animateurs de la revueÉconomie et Politique, nous propose un ouvrage pédagogiquepour conduire la bataille en faveur d’une autre utilisation des res-sources.La première qualité de ce nouvel ouvrage de Denis Durand est derendre accessibles le sens et les principes d’action de la bataille

pour une maîtrise populaireet sociale de l’argent. Le livreest, dans son genre, un traitépédagogique. Qui peutaujourd’hui douter de l’im-portance décisive de cettequestion de l’argent, à la fois« au cœur de l’actualité » et« enjeu de pouvoir » ? Elle serévèle et se cache dans l’ac-tualité au travers d’affairescomme celle de l’évasiondes capitaux, de sujetscomme ceux de la dette, dela révolution numérique, desmonnaies locales, de la néces-sité ou pas du crédit. Elle estaussi un enjeu de pouvoir,

dans la sphère publique comme dans l’entreprise, car rien ne serapossible si le monopole patronal sur les gestions n’est pas mis encause. L’avenir d’une VIe République se joue particulièrement là.Aussi, une véritable pédagogie de l’action nous est proposée.Il n’est pas simple sur le terrain de trouver les leviers pour enga-ger cette bataille de l’argent. L’auteur nous invite donc, pour enta-mer ce combat, à utiliser « sept leviers ». Celui de l’informationd’abord, tant il est vrai que les arcanes de l’argent – ses sources,son utilisation, ses critères, sa répartition – sont encore et tou-jours dissimulés. Dès lors, leur révélation résonne le plus souventcomme un coup de pistolet dans un concert. Deuxième levier :celui des pouvoirs des salariés et des populations « pour imposerd’autres critères de gestion des entreprises et d’attribution des cré-dits bancaires, “du local au mondial” ». Viennent enfin cinq autresleviers institutionnels possibles qui peuvent être actionnés, y com-pris dans le cadre européen actuel, et qui vont de la nationalisa-tion des grandes banques à la constitution de fonds de dévelop-pement de l’emploi et de la formation aux niveaux régional,national et européen, à la transformation de l’euro et de la BCEet à la création d’une monnaie commune mondiale débarrassantla planète de la domination du dollar.Le second axe autour duquel s’articule le propos de l’ouvrage estle développement d’une pédagogie du sens, de la visée. L’auteurmontre que la mise en cohérence des différents leviers peut per-mettre de commencer à dépasser ce capitalisme mondialisé etfinanciarisé, à engager un changement de civilisation. Le com-munisme change de statut, c’est notamment cette capacité del’humanité à dominer l’argent. n

PIERRE IVORRA

Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2017

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La FrancepériphériqueCHRISTOPHE GUILLUYFlammarion, collection« Champs/Actuel », 2015,Paris, 192 p.L’auteur, géographe, travailledepuis plusieurs années surles « fractures » de la sociétéfrançaise. Ce thème a suscitéde nombreux travaux, dontceux de Michèle Tribalat sur« la fin du modèle français »d’intégration.

Une grande première partie de l’essai est appuyée sur les don-nées de la démographie. L’évolution dans l’espace et le temps descatégories socioprofessionnelles et des niveaux de revenus estpassée au crible ; un « indicateur de fragilité sociale » est utilisépour différencier les métropoles de leurs banlieues et de l’ancientissu rural devenu périphérique aux métropoles. L’auteur dis-tingue dans les métropoles dont l’économie est ouverte sur lemonde leur cœur en voie de « gentrification » (emplois très qua-lifiés, immobilier à dominante privée…) des banlieues plus pau-vres (logements sociaux, emplois peu qualifiés dominants, lieud’arrivée des immigrations récentes…). Il en marque une ruptureforte avec la « France périphérique » des petites villes devenuespavillonnaires, où l’industrie de PME périclite, où le chômage estfort, où se réfugient des couches populaires qui ont fui les ban-lieues mais qui ont des difficultés de mobilité pour retrouver du travail : des couches populaires qui se sentent abandonnées.Ces périphéries et les banlieues sont l’objet des « politiques de laville » qui peinent à atteindre leurs objectifs face à la crise. Est-cepour autant la fin du modèle français d’intégration des flux migra-toires par le travail et l’école ? N’est-ce pas une matière où la duréeest incontournable ?

Une seconde partie transpose (un peu trop ?) directement les don-nées démographiques au domaine des comportements politiques.La démarche, pour intéressante et stimulante qu’elle soit, est plushasardeuse et journalistique. Il n’y a là aucune analyse de classes.Les oppositions se construiraient alors entre gagnants et perdantsde la mondialisation. Les zones périphériques sont mises en paral-lèle avec le vote FN, et les métropoles avec un électorat que sedisputent les LR (électorats âgés) et socio-libéraux (cf. Terra Nova)sur des thèmes « sociétaux ». Les regroupements ethnoculturels,voire communautaires, y trouvent une explication, selon l’auteur.Plus intéressante est la réflexion sur le « populisme », notionconfuse mise en place par les couches dominantes pour dénigrerl’émergence de revendications propres à souder les actions descouches populaires en vue de leur donner une issue politique.Un essai donc qui nous amène à approfondir en termes de classesles évolutions actuelles pour avoir des actions efficaces. n

JEAN-CLAUDE CHEINET

La NouvelleMicrobiologie. Des microbiotesaux CRISPRPASCALE COSSARTOdile Jacob, Paris, 2016,250 p.L’auteure, professeur à l’InstitutPasteur et secrétaire perpétuel del’Académie des sciences, brosseune description des avancéesrécentes dans notre connaissancedes bactéries et de leurs interac-

tions avec le reste du vivant. Texte bienvenu, puisque « microbe »évoque souvent pour nombre d’entre nous la crainte diffuse d’unemaladie infectieuse. Mais le lecteur est vite rassuré sur ce pointpar le titre du premier chapitre: « Les bactéries: beaucoup d’amies,peu d’ennemies ». Celui du chapitre deux est encore plus enga-geant : « Les bactéries : des êtres unicellulaires très organisés ». Enfait, par-delà la microbiologie, cet ouvrage contribue largementà la compréhension du vivant comme système organisé, organi-sant et en évolution. C’est un outil pour réviser et actualiser notrevision de la biologie à un moment où les avancées rapides de larecherche rendent rapidement caduques nos connaissances.Le livre est articulé en de petits chapitres groupés en quatre par-ties : une première autour des nouveaux concepts en microbio -logie (ARN, ADN, modifications naturelles et artificielles du génome),une deuxième portant sur la vie sociale des bactéries : la socio-microbiologie (communication entre bactéries, et symbiose danstous ses états : avec les plantes, avec les animaux ; rôle de la floreintestinale…), une troisième autour de la biologie des infections(sur la multiplicité des stratégies des bactéries pathogènes; la résis-tance aux antibiotiques : défis et espoirs) et une quatrième pré-sentant le rôle d’outil des bactéries (dans l’alimentation et dansl’environnement : le rôle des pesticides notamment).Le lecteur béotien accusera l’absence d’un glossaire ; cela ne l’em-pêchera pas, après lecture, de se sentir un peu moins perdu dansla jungle des informations souvent tapageuses mais peu compré-hensibles sur les avancées de la recherche biologique. n

EVARISTE SANCHEZ-PALENCIA

Environnement et énergieAMAR BELLAL (préface Jean-Pierre Kahane)Éditions Le Temps des cerises

Ce livre est un pari. Celui derecenser les principales interro-gations des citoyens entenduesdans plus d’une centaine dedébats publics et d’y répondresans détour, sans tabous, ennous attaquant frontalementaux objections les plus sérieu -ses qui circulent sur le modèleénergétique français. n

AVRIL-MAI-JUIN 2017 Progressistes

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Progressistes AVRIL-MAI-JUIN 2017

Chers amis,

Inutile de vous le cacher : c’est pour moi un moment de grandeémotion. C’est votre présence à tous, ma famille et mes amis demusique, d’opéra, de peinture, de cinéma, de photographie…Vous êtes venus de d’Amsterdam, de La Haye, de Lausanne, deZurich, de Genève, de Munich, de Novosibirsk, de Wissembourg,de Bordeaux, d’Orléans, d’Omerville et même de Gourgoubès.

Vous êtes ici réunis, dans ce lieu emblématique de la rue d’Ulm,pour une célébration républicaine et citoyenne par excellence,une cérémonie si profondément ancrée dans la culture de cettenation qui m’a généreusement accueilli et à laquelle je me suis sifermement attaché, après mes errances aux Pays-Bas, en Suisse,en Angleterre et aux États-Unis.

C’est en France que j’ai fini par comprendre que je ne pouvaisêtre comblé ni par le calvinisme athée des Pays-Bas, ni par le prag-matisme helvétique, ni par l’optimisme débridé des Américains,ni par l’excentricité un peu forcée des intellectuels d’Oxford oùj’ai soutenu ma thèse. J’ai trouvé ici les valeurs sûres de Condorcet,de Montesquieu et de tant d’autres.

Vous comprendrez donc que je sois particulièrement sensible àla remise des lauriers de Marianne, et ce, comble d’honneur, desmains d’un scientifique de la qualité de Jean-Pierre Kahane. Jepourrais me simplifier la tâche en saluant en lui un grand mathé-maticien. Hélas, la fragmentation des sciences modernes, l’ato-misation des disciplines et leur spécialisation incontournablefont que les travaux de Jean-Pierre ne me sont pas vraiment acces-sibles. Mais je puis saluer en lui une qualité que je respecte au-dessus de tout : l’engagement. Engagement pour la défense dumonde universitaire – Jean-Pierre Kahane a accepté de présiderl’université d’Orsay de 1975 à 1978 –, engagement politique sur-tout, qu’il a assuré depuis l’âge de vingt ans en parallèle avec unecarrière scientifique. Un jour, autour d’un verre, Jean-Pierre m’afait un exposé magistral sur le sens de la démocratie chez les Grecsde l’époque de la guerre du Péloponnèse (vers la fin du Ve siècleavant notre ère), telle que Thucydide nous l’a rapportée. On n’yparlait pas de primaires ni d’un premier tour des élections maisdu débat, tant aimé à l’agora des Athéniens et tant redouté du roides Spartiates.

Contrairement à la musique, la peinture, la photographie, le cinémaou l’architecture, nous devons constater, à regret, que la chimiephysique, même la plus élégante, même la plus séduisante, estpar essence réservée à une poignée d’initiés. Si elle peut paraîtreopaque, elle peut néanmoins atteindre le plus commun des mor-tels par ses applications. C’est ainsi que la résonance nucléaire adébouché sur des fleurons reconnus d’utilité publique, tels quele criblage de futurs médicaments et le diagnostic par l’IRM.

Mon gendre m’a demandé un jour de but en blanc : « Pourquoicette distinction de la Légion d’honneur ? » Cette question, par ail-leurs typique d’un gendre, m’a quelque peu désarçonné. Il est vraique notre laboratoire jouit d’une certaine réputation en matièrede résonance magnétique. Notre réputation doit beaucoup à celledes laboratoires d’Oxford, de San Diego, du MIT, de l’École poly-technique fédérale de Zurich, de l’université de Lausanne, duMagnet Laboratory de Tallahassee et de l’École polytechniquefédérale de Lausanne, tous ces laboratoires par lesquels je suispassé, parfois en y laissant quelques traces. Cependant, c’est àl’École normale supérieure que se sont cristallisées toutes cesénergies matérielles et spirituelles : par synergie, comme on ditde nos jours, vocable barbare qui exprime si mal tant de trésorsde sociabilité et de générosité mutuelles.

Pour ma part, je ne suis ni un vrai théoricien de la mécaniquequantique, ni un expert des simulations numériques, ni un spé-cialiste de la modélisation moléculaire, ni même un expérimen-tateur, la dernière « manip’ » que j’ai faite datant de 1984. Commentjustifier alors ma présence ici ? J’enseigne, bien entendu, tou-jours avec plaisir. C’est ainsi que j’ai pu encadrer plus de 40 thé-sards et 60 post-docs. Je fais aussi de l’animation en invitant desconférenciers, des collègues avec qui nous partageons des pas-sions scientifiques. Mais je suis avant tout un correcteur public,comme on en trouve sur les marchés des pays en voie de déve-loppement. Je reçois tous les jours des brouillons de thèses, d’ar-ticles et d’affiches pour des congrès. Le plus souvent, je mecontente de les retoucher, car j’éprouve très rarement le désir deles refondre. Autant dire que c’est aux collaborateurs passés etprésents de notre laboratoire que revient l’honneur qui m’est faitaujourd’hui.

n DISTINCTION

ÉVÉNEMENT58

Le 21 avril 2017, à l’École normale supérieure, les insignes de chevalier de la Légiond’honneur ont été remis à Geoffrey Bodenhausen par Jean-Pierre Kahane, cofonda-teur de notre revue. À cette occasion, le professeur Bodenhausen, spécialiste de larésonance magnétique nucléaire, directeur de l’équipe Structure et dynamique desbiomolécules – et également membre du comité de rédaction de Progressistes –, aprononcé une allocution que nous avons la joie et l’honneur de publier pour sa cha-leur humaine ainsi que pour l’intérêt de sa réflexion critique.

Un ami à l’honneur

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AVRIL-MAI-JUIN 2017 Progressistes

Je vous ferai un aveu : la logorrhée des publications ne m’inté-resse plus beaucoup. Par contre, ce qui me fascinera toujours,c’est de voir le développement intellectuel des jeunes. John Waugh,éminent collègue du MIT, m’a dit une fois qu’il était toujoursétonné « que les jeunes puissent comprendre si rapidement ce qu’illui avait fallu des années à comprendre ». J’observe avec beau-coup d’intérêt l’essor des carrières des jeunes issus de notre labo-ratoire tout en reconnaissant que je ne suis pas responsable de leurs succès.

Autant dire que je suis témoin de la pénurie des emplois scienti-fiques. Un membre proche de ma famille en a souffert jusqu’àtrès récemment. C’est un véritable scandale que des jeunes bienformés qui veulent s’engager corps et âme dans une carrière scien-tifique se trouvent brutalement éjectés de ce milieu faute d’em-plois stables. C’est un aspect de l’exploitation de l’homme parl’homme, qui sévit même dans ce milieu apparemment privilé-gié qui est le nôtre.

Je crains que le monde politique ne soit largement déconnectéde celui de la recherche. Hélas, trop peu nombreux sont les cher-cheurs chevronnés qui, à l’instar de Condorcet ou de Langevin,sacrifient une partie de leurs talents pour se consacrer à une poli-tique scientifique digne de ce nom. De nos jours, ceux qui s’y inté-ressent n’y voient trop souvent que les prémices de l’innovationindustrielle, et ne cessent d’encourager les chercheurs à « se ren-dre utiles ». Comme s’il existait des chercheurs qui souhaiteraientêtre inutiles ! Cet utilitarisme outrancier et cette vision à courtterme s’expriment en particulier dans l’allocation des budgets dela recherche. De plus en plus, ceux-ci sont distribués non passelon des principes de fécondation mutuelle mais sur des offresponctuelles, déconnectées de la pratique scientifique. Comme sil’on pouvait pratiquer une recherche hors sol, à coups d’ANR ou de labex, sans féconder la couche d’humus préparée par lachorale de talents discrets.

La science moderne est aussi un business, car elle absorbe 2 à 3 %du PIB des pays industrialisés. Cela suscite l’intérêt de nombrede parasites. Les plus pernicieux sont probablement les maisonsd’édition, telles que Springer, Wiley, la très commerciale American

Chemical Society, la très digne Royal Society of Chemistry, et sur-tout l’insatiable maison Elsevier. Elles captent les résultats de larecherche publique financée par les contribuables, les font exper-tiser gratuitement par des chercheurs également du secteur public,puis vendent aux bibliothèques publiques, à prix d’or, des « abon-nements » qui ne sont en fait que des droits d’accès à des sitesprivatisés et sécurisés. Que leurs profits scandaleux, qui ne fontqu’augmenter d’année en année, ne suscitent pas l’indignation,voire le refus catégorique de nos tutelles, est une belle illustra-tion de la collusion honteuse qui permet d’enrichir le secteurprivé en dévalisant le secteur public.

Cependant, ces travers du monde de la recherche ne sont pas lespires. Les dérives qui nous menacent aujourd’hui se nourrissentde l’ignorance et de l’obscurantisme, qui ouvrent la voie au popu-lisme. Songeons au déni du réchauffement global, au déni desinégalités croissantes, au déni du darwinisme. Jean-Pierre Kahanel’a bien reconnu : le seul rempart contre ces dérives est l’ensei-gnement. À tous les niveaux, et pas seulement au niveau de cetteÉcole, qu’elle soit normale, supérieure ou les deux. Le défi de l’enseignement commence avant l’école primaire ! Ma fille quiest institutrice est sans doute mieux placée que moi pour menerce combat.

Je ne voudrais pas omettre de vous parler de ce qui est pour moil’essentiel : l’équipe qui mène nos recherches, pas moins de19 jeunes et moins jeunes qui forment une équipe très soudée,et qui pour certains travaillent à l’ENS depuis près de vingt années.En effet, notre laboratoire a été crée en 1997, mais il a été entiè-rement reconstruit ces trois dernières années, grâce aux apportsgénéreux de l’ENS, de l’équipex, des crédits que l’ERC, européen,a attribués à Fabien Ferrage et à moi-même, du groupement d’intérêt scientifique Ibisa, ainsi que des apports sous forme deprêts de matériels par la société Bruker en France, en Suisse et aux États-Unis.

Finalement, je voudrais mentionner le CNRS, qui nous a soute-nus généreusement par le truchement des salaires de nos perma-nents. Pauvres pays qui, tels la Suisse ou les États-Unis, ne béné-ficient pas d’un équivalent du CNRS ! n

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Le 21 avril 2017, Jean-Pierre Kahane et Geoffrey Bodenhausen.

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Katia Krafft Indomptable et éruptive, tout comme les volcans qu’elle chérira toute sa vie, telle était Katia, née Conrad. Elle passe l’été de ses dix-huit ans àvisiter les volcans d’Italie, et c’est sur l’Etna qu’elle fait ses premières observations sur le terrain : une éruption avec coulée de lave. Revenue enFrance, elle poursuit ses études à l’université de Strasbourg, où elle obtient un diplôme de physique et de géochimie. C’est à l’université qu’ellerencontre, en 1966, Maurice Krafft, qu’elle épousera quatre ans plus tard. Surnommés les « Diables des volcans », mari et femme sillonneront laplanète durant vingt-trois ans. Armés de matériels scientifiques, d’appareils photo et de caméras, ils traquent ensemble la moindre éruption. Petità petit, ils accumulent une base de données sur le sujet, inégalée à ce jour : films, photos, diapositives, et même tableaux, peintures et aqua-relles. La carrière de Katia s’accompagnera également d’une innovation technique : grâce à la bourse du prix de la Vocation qu’elle reçoit en 1969pour ses travaux en volcanologie, elle met au point le premier analyseur de gaz portatif : le chromographe. Pionnières de la vulgarisation et de laprévention des risques autour des éruptions, cette intrépide Alsacienne, adepte dans sa jeunesse des concours de moto dans des « roues de lamort », n’hésite pas à s’approcher au plus près des éruptions. Sa passion aura finalement raison d’elle le 3 juin1991, lorsqu’elle est emportéeavec son mari par une coulée pyroplastique au mont Uzen, sur l’île de Kyûshû, au Japon.

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