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Du monde entier
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CARLOS FUENTES
LA VOLONTÉ
ET LA FORTUNE
roman
Traduit de l’espagnol (Mexique)par Vanessa Capieu
G A L L I M A R D
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Titre original :
la voluntad y la fortuna
© Carlos Fuentes, 2008.© Éditions Gallimard, 2012, pour la traduction française.
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À mes enfantsCecilia
NatachaCarlos
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Prélude
tête coupée
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La nuit, la mer et le ciel ne font qu’un et la terre elle-même
se confond avec la sombre immensité qui recouvre tout. Ni
brèches, ni ruptures, ni séparations. La nuit est la meilleure
représentation de l’infi nitude de l’univers. Elle nous donne
à croire que rien ne commence, ni ne fi nit. Surtout si (comme
c’est le cas cette nuit) il n’y a pas d’étoiles.
Les premières lueurs surgissent et la séparation s’amorce.
L’océan se retire à sa propre géographie, un voile d’eau dis-
simulant montagnes, vallées, canyons marins. Le fond de la
mer est une chambre d’échos qui jamais ne nous parviennent,
et encore moins à moi, cette nuit.
Je sais que le jour va détruire cette illusion. Et si le jour ne
se levait plus jamais, hein ? Alors je penserais que la mer m’a
volé mon image.
Le Pacifi que est maintenant un océan véritablement calme,
blanc comme un grand bol de lait. C’est que les vagues l’ont
averti que la terre approche. Moi je cherche à calculer la
distance entre deux vagues. Ou serait-ce le temps qui les
sépare, et non la distance ? Répondre à cette question résou-
drait mon propre mystère. L’océan est imbuvable, mais il
nous boit. Sa douceur est mille fois plus grande que celle de
la terre. Mais nous n’entendons que l’écho, et non la voix de
la mer. Si la mer criait, nous serions tous sourds. Et si la mer
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s’arrêtait, nous mourrions tous. Il n’y a pas de mer immobile.
Son mouvement perpétuel donne son oxygène au monde. Si
la mer ne bouge pas, nous étouff ons tous. Pas d’une mort par
noyade, mais par asphyxie.
Le jour se lève et sa lumière défi nit la couleur de la mer.
Le bleu des eaux n’est autre qu’une dispersion de cette
lumière. La couleur bleue indique que l’astre solaire a vaincu
la clarté des eaux, les dotant d’une parure autre que la leur,
qui n’est pas leur peau, si tant est que la mer aussi ait une
peau... Que le jour naissant va-t-il illuminer ? Je voudrais
donner une réponse très vite, car je suis sur le point de me
retrouver sans mots pour m’adresser à vous, les survivants.
Si le soleil levant et la nuit moribonde ne parlent pas pour
moi, je n’aurai pas d’histoire. L’histoire que je veux raconter
à ceux qui vivent encore. Je pense que la mer est vivante et
que chaque vague qui me lave la tête sent la terre, palpe ma
chair, cherche mon regard et le trouve, stupide. Ou plutôt
eff aré. Incrédule.
Je regarde sans voir. J’ai peur d’être vu. Je ne suis pas fran-
chement « agréable » à voir. Je suis la millième tête coupée
depuis le début de l’année au Mexique. Je suis l’un des cin-
quante décapités de la semaine, le septième de la journée et
le seul en trois heures et quart.
Le soleil levant se refl ète dans mes yeux grands ouverts. Ma
tête a cessé de saigner. Un liquide épais court de sa masse
encéphalique jusqu’au sable. Mes paupières ne se fermeront
plus jamais, comme si mes pensées continuaient d’imprégner
la terre.
Voici ma tête coupée, perdue comme une noix de coco au
bord de l’océan Pacifi que sur la côte mexicaine du Guerrero.
Ma tête arrachée comme celle d’un fœtus mort qui doit la
perdre pour que son corps acéphale naisse malgré tout, pal-
pite quelques instants puis meure aussi, noyé dans le sang,
afi n que sa mère puisse avoir la vie sauve et pleurer. Après
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tout, la guillotine a d’abord testé son effi cacité en coupant la
tête non des rois mais des cadavres.
Ma tête, on me l’a coupée à la machette. Mon cou est un
tissu qui s’effi loche et part en lambeaux. Mes yeux, deux
phares de stupeur grands ouverts jusqu’à ce que la prochaine
marée les emporte, que les poissons se faufi lent dans ma tête
par l’orifi ce sacrifi ciel et que la matière grise se déverse, tout
entière, dans le sable, comme une soupe répandue se per-
dant dans la terre, à jamais invisible sauf comme engrais pour
les touristes nationaux et étrangers.
On est dans les tropiques, bordel ! Vous n’êtes pas au cou-
rant, vous qui vivez encore, ou croyez vivre ?
Mon cerveau a cessé de contrôler les mouvements d’un
corps qu’il ne trouve plus. Ma tête a quitté son corps. À quoi
bon, sans corps, respirer, me déplacer, dormir ? Et si ce sont
là les plus anciennes régions de ma tête, de nouvelles zones
m’attendent-elles dans la partie du cerveau que je n’ai pas
utilisée de mon vivant ? Je n’ai plus à contrôler mon équilibre,
ma position, ma respiration, le rythme de mon cœur. Est-ce
que j’entre dans une réalité inconnue, celle que la partie
inutilisée de mon cerveau va me révéler d’ici peu ?
Les guillotinés ne perdent pas leur tête tout de suite. Il leur
reste quelques minutes — quelques minutes, peut-être —
pour rouler des yeux exorbités, se demander qu’est-ce qu’il
s’est passé où suis-je qu’est-ce qui m’attend, avec une langue
qui, séparée du corps, s’agite sans cesse, loquace, idiote, prête
à se perdre à jamais dans le mystère de comprendre où est
passé mon corps amputé, au lieu de se concentrer en vitesse
sur le plus grand devoir d’une tête coupée, qui consiste à
recréer son corps en pensée et dire : Voici la tête de Josué,
fi ls de parents inconnus, à la recherche de son corps vivant,
celui qu’il eut quand il vivait, celui qui palpita nuit et jour,
celui qui tous les matins s’éveilla avec un projet de vie nié, tu
parles !, par cette image dans le premier miroir de la journée.
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Moi, Josué, dont la seule préoccupation en cet instant est de
ne pas me mordre la langue. Car même si la tête est coupée,
la langue cherche à parler, libérée enfi n, et ne parvient qu’à
se mordre elle-même, se mordre comme on croque dans une
saucisse ou un hamburger. Chair nous sommes et à la chair
nous retournons. C’est comme ça qu’on dit ? C’est comme ça
qu’on prie ? Mes yeux sans orbite cherchent le monde.
Je fus corps. J’eus un corps. Serai-je âme ?
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Première partie
castor et pollux
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Permettez-moi de me présenter. Ou plutôt de présenter
mon corps, violemment séparé (ça, vous le savez déjà) de ma
tête. Je parle de mon corps parce que je l’ai perdu et que je
n’aurai pas d’autre occasion de le présenter, à Vos Grandeurs
ou à moi-même. Je précise ainsi, une bonne fois pour toutes,
que le récit qui suit c’est ma tête qui le rapporte et juste ma
tête, étant donné que mon corps, séparé d’elle, n’est plus
qu’un souvenir : celui que je serai ici capable de consigner et
de laisser entre les mains du lecteur averti.
Et bien averti : le corps est au moins la moitié de ce que
nous sommes. Pourtant nous le gardons caché dans un pla-
card verbal. Par pudeur, nous ne parlons pas de ses inesti-
mables et indispensables fonctions. Veuillez me pardonner :
je parlerai avec moult détails de mon corps. Car si je ne le fais
pas, très bientôt mon corps ne sera plus qu’un cadavre sans
sépulture, volaille à l’étal du boucher, anonyme viandaille. Et
si vous ne voulez rien savoir de mes intimités corporelles
sautez ce chapitre et commencez la lecture, tout convenables
que vous êtes, au suivant.
Je suis un homme de vingt-sept ans et d’un mètre soixante-
dix-huit. Tous les matins je me regarde nu devant la glace de
ma salle de bains et je me passe la main sur les joues, anti-
cipant la cérémonie quotidienne : me raser le menton et la
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lèvre supérieure, me frictionner énergiquement le visage à
l’eau de Cologne Jean-Marie Farina, me résigner à coiff er une
masse de cheveux noirs, épais et en bataille. Fermer les yeux.
Refuser de concéder à mon visage et à ma tête le rôle central
que ma mort se chargera de leur off rir. Me concentrer, plutôt,
sur mon corps. Le tronc qui va être séparé de la tête. Le corps
qui m’occupe du cou à ses extrémités. Revêtu d’une peau
couleur cannelle claire et prolongé dans des ongles qui conti-
nuent à pousser des heures et des jours après la mort, comme
s’ils voulaient lacérer les parois du cercueil et crier je suis là,
je suis toujours vivant, vous vous êtes trompés en m’enterrant.
Voilà une considération purement métaphysique, comme
l’est la terreur dans ses modalités passagères et permanentes.
Je dois me concentrer sur ma peau ici et maintenant : je
dois retrouver mon physique, dans toute son intégrité, avant
qu’il ne soit trop tard. C’est là l’organe du toucher qui
recouvre tout mon corps et se prolonge en son intérieur dans
des facéties anales, minimes et tolérables si on les compare
aux farces féminines, plus imposantes avec leurs continuelles
entrées et sorties de corps étrangers (la verge du mâle, c’est
bien connu, et le corps de l’enfant, miracle absolu, tandis que
de mon enveloppe masculine ne sortent que le sperme et
l’urine par-devant et par-derrière, comme chez la femme *1, la
merde, ou, en cas de constipation, l’hostie bien enfoncée du
suppositoire).
Je chantonne maintenant : « Le bœuf chie, la vache chie,
et même la fi lle la plus jolie fait sa crotte aussi. » Larges, géné-
reuses entrées et sorties de la femme. Étroites, avares, celles
de l’homme : l’urètre, l’anus, l’urine, la merde. Clairs et
brusques les noms. Obscures et risibles les appellations : tubes
de Bellini, anse de Henle, capsule de Bowman, glomérule de
1. Les mots ou expressions en italique et suivis d’un astérisque sont en
français dans le texte. (N. d. T.)
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Malpighi. Dangers : anurie et urémie. Absence d’urine, urine
dans le sang. Je les ai évités. Tout est fi nalement évitable dans
la vie, sauf la mort.
J’ai sué. Vivant, tout mon corps a sué, sauf mes paupières
et le bord de mes lèvres. J’ai sué propre, salé, sans mauvaises
odeurs, car si suer et uriner sont des produits humains on les
distingue par leur qualité d’odeur diff érente. Je n’ai jamais
eu besoin de déodorants. J’ai eu de belles et propres aisselles.
Mon urine, elle, sentait mauvais, odeur de taudis oublié et de
tanière sans lumière. Mon caca a changé selon les circons-
tances, surtout en fonction de mon alimentation. La nourri-
ture mexicaine nous fait frôler dangereusement la diarrhée,
l’américaine les crampes d’estomac, la britannique la consti-
pation. Seule la cuisine méditerranéenne assure un équilibre
sain entre ce qui entre par la bouche et ce qui sort par le cul,
comme si l’huile d’olive et le vinaigre de Modène, les pro-
duits des vergers du Sud, les pêches et les fi gues, les melons
et les poivrons, savaient par avance que le plaisir de manger
doit être accompagné du plaisir de chier, en parfait accord
avec la prose de Quevedo : « Je t’aime plus qu’une bonne
envie de chier. »
En tout cas — dans mon cas —, une merde presque tou-
jours dure et marronnasse, parfois enroulée esthétiquement
comme les crottes en céramique qu’on vend sur les marchés,
parfois diluée et martyrisée par les épices de la cuisine natio-
nale : ma merde à moi. Et, rarement (surtout en voyage),
réticente et mal lunée.
Je sais qu’avec ces diversions, mes chers survivants, je
retarde le plus important. En arriver à ma tête. Vous raconter
quel était mon visage après avoir sous-entendu que les fesses
sont, on le sait bien, l’autre visage de l’homme. Ou serait-ce
le véritable ? J’ai déjà signalé, en me coiff ant, que j’ai une
vraie tignasse noire d’Indien, plus solidement plantée qu’un
agave. Il me reste à dire que mes yeux noirs sont incrustés
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dans les orbites d’un squelette facial qui serait presque trans-
parent, sans le fard d’une peau foncée. (Les peaux foncées
cachent mieux les sentiments que les peaux blanches. C’est
pourquoi lorsqu’elles se manifestent, elles sont plus brutales
mais aussi moins hypocrites.) Pour résumer : j’ai des sourcils
invisibles, une bouche aimable, mince, presque toujours, et
ce sans autre raison que la courtoisie, souriante. Des oreilles
ni grandes ni petites, plus ou moins adaptées à mon visage
maigre à l’extrême, la peau sur les os, les cheveux affl eurant
à la racine tels des arbustes nocturnes qui poussent sans
lumière.
Et j’ai un nez. Pas un nez quelconque, mais un grand
appendice de proboscidien, heureusement mince, mais long
et fi n, comme un périscope de l’âme qui devance la vue pour
explorer le paysage et déterminer si mieux vaut débarquer
ou rester en retrait sous la mer de l’existence.
La grande sargasse de la mort anticipée.
La mer qui monte en courtes vaguelettes, m’obligeant à
l’avaler avant qu’elle n’atteigne les orifi ces de mon grand nez,
saillant entre la plage et la marée au lever du jour.
Je suis corps. Je serai âme.
Gros Pif. Le Blaze. Le Tarin. Les Naseaux. Pinocchio. Tapir.
Dumbo (malgré des oreilles normales). Le chahut de la cour
de récréation n’avait pas de préférence quant aux épithètes
dont me bombardait la foule de morveux, tous identiques
dans leurs uniformes, chemise blanche et cravate bleue tou-
jours mal nouée, comme si ne pas fermer le dernier bouton
du col était la marque universelle d’une rébellion fi nalement
dominée par la double discipline du maître et de la religion.
Pull bleu, pantalon gris. Ce n’était que dans ses extrémités
que cette meute scolaire exhibait son laisser-aller et sa bruta-
lité. Les chaussures en cuir trouées par l’habitude de donner
des coups de pied, coups de pied dans les ballons, dans la
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ESSA I S
Le sourire d’Érasme
Le miroir enterré
Géographie du roman
Un temps nouveau pour le Mexique
Contre Bush
EN T R E T I E N S
Territoires du temps
HOR S S É R I E
Portraits dans le temps (en collaboration avec Carlos Fuentes Lemus)
Aux éditions Bernard Grasset
CE QUE JE CRO IS
Aux Cahiers de l’Herne
CERVA NT È S OU L A CRITIQUE DE L A LECTURE
les Cahiers de l’Herne ont par ailleurs publié un numéro consacré à Carlos Fuentes en 2006.
– Les titres en caractère romain ont été publiés en traduction française aux Éditions Gallimard. Aura a été inséré dans le recueil intitulé Chant des aveugles.
– Les titres originaux en caractère italique n’ont pas encore été traduits ou, s’ils sont suivis d’un astérisque, n’ont pas été écrits par l’auteur.
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Cette édition électronique du livre La volonté et la fortune de Carlos Fuentes
a été réalisée le 17 février 2014 par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070126842 - Numéro d’édition : 170224).
Code Sodis : N55563 - ISBN : 9782072489853 - Numéro d’édition : 252598.
La volonté et la fortuneCarlos Fuentes