La Tribu de François Barcelo. Entre un roman … · France dans la littérature bourgeoise du...

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$' Krzysztof Jarosz Université de Silésie Katowice, Pologne La Tribu de François Barcelo. Entre un roman historique et une histoire romanesque Dans le paysage littéraire du Québec actuel, François Barcelo occupe une position difficile à définir, mais relativement visible. « Né à Montréal, trois jours avant Pearl Harbour » 1 , Barcelo se lance d’abord dans la carrière de rédacteur publicitaire qu’il poursuivra de 1963 à 1980, année de publication d’Agénor, Agénor, Agénor et Agénor, son premier roman, suivi depuis d’une vingtaine d’autres, ainsi que de plusieurs dizaines de nouvelles. Au cours du dernier quart de siècle, Barcelo s’est fait un public limité, mais fidèle et varié, car à côté des « romans romans », comme il appelle lui-même ses ouvrages en prose mêlant toutes les conventions romanesques 2 , il publie à Montréal et à Paris des « romans policiers », ainsi que des « romans jeunesse » destinés à un public enfantin. L’originalité des écrits de Barcelo, qui ne s’inscrivent pas facilement dans une catégorie romanesque définie, a fait que les critiques avaient du mal à les définir au fur et à mesure de leur publication et ceci d’autant plus que, dans le cas de Barcelo, il s’agit d’une oeuvre qui évolue et se ramifie avec le temps 3 . Michel Bélil, en parlant de La Tribu, qualifie ce roman de « fable 1 Selon la note de couverture de son premier roman publié (Agénor, Agénor, Agénor et Agénor). 2 Vu l’humour qui est un ingrédient constant de tous les ouvrages de Barcelo, ce sont d’habtitude des romans lus par un public varié, comme en témoignent les lettres qu’il reçoit et publie sur son site internet. Cependant, Barcelo y parsème parfois des scènes érotiques osées mais qui sous sa plume prennent un aspect tout à fait naturel, voire il a de temps en temps recours à l’humour noir ou bien il fait de ses personnages principaux, avec lesquels le lecteur a la tendance de s’identifier, des meurtriers (comp. les « polars » de Barcelo) ou des obsédés sexuels (p. ex. Barcelo 1997). Lorsque dans un de ses romans le côté grivois dépasse un certain degré, Barcelo décide de publier une telle oeuvre pour lecteurs avertis sous un pseudonyme (comp. Erty). 3 Ainsi Michel Lord leur consacre-t-il plusieurs de ses articles dans sa colonne de science-fiction et de littérature fantastique des Lettres québécoises (comp. p. ex.

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La Tribu de François Barcelo.Entre un roman historique et une histoire romanesque

Krzysztof JaroszUniversité de SilésieKatowice, Pologne

La Tribu de François Barcelo.Entre un roman historique et une histoire romanesque

Dans le paysage littéraire du Québec actuel, François Barcelo occupe uneposition difficile à définir, mais relativement visible. « Né à Montréal, troisjours avant Pearl Harbour »1, Barcelo se lance d’abord dans la carrière derédacteur publicitaire qu’il poursuivra de 1963 à 1980, année de publicationd’Agénor, Agénor, Agénor et Agénor, son premier roman, suivi depuis d’unevingtaine d’autres, ainsi que de plusieurs dizaines de nouvelles. Au cours dudernier quart de siècle, Barcelo s’est fait un public limité, mais fidèle etvarié, car à côté des « romans romans », comme il appelle lui-même sesouvrages en prose mêlant toutes les conventions romanesques2, il publieà Montréal et à Paris des « romans policiers », ainsi que des « romansjeunesse » destinés à un public enfantin.

L’originalité des écrits de Barcelo, qui ne s’inscrivent pas facilement dansune catégorie romanesque définie, a fait que les critiques avaient du mal àles définir au fur et à mesure de leur publication et ceci d’autant plus que,dans le cas de Barcelo, il s’agit d’une oeuvre qui évolue et se ramifie avecle temps3. Michel Bélil, en parlant de La Tribu, qualifie ce roman de « fable

1 Selon la note de couverture de son premier roman publié (Agénor, Agénor, Agénoret Agénor).

2 Vu l’humour qui est un ingrédient constant de tous les ouvrages de Barcelo, cesont d’habtitude des romans lus par un public varié, comme en témoignent leslettres qu’il reçoit et publie sur son site internet. Cependant, Barcelo y parsèmeparfois des scènes érotiques osées mais qui sous sa plume prennent un aspect toutà fait naturel, voire il a de temps en temps recours à l’humour noir ou bien il faitde ses personnages principaux, avec lesquels le lecteur a la tendance de s’identifier,des meurtriers (comp. les « polars » de Barcelo) ou des obsédés sexuels(p. ex. Barcelo 1997). Lorsque dans un de ses romans le côté grivois dépasse uncertain degré, Barcelo décide de publier une telle oeuvre pour lecteurs avertis sousun pseudonyme (comp. Erty).

3 Ainsi Michel Lord leur consacre-t-il plusieurs de ses articles dans sa colonne descience-fiction et de littérature fantastique des Lettres québécoises (comp. p. ex.

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ou [...] allégorie réussie »4, tandis que Pierre Hébert conclut ses réflexionssur l’oeuvre de Barcelo par un oxymore de « sérieux humoristique »5.

Comme le constate Barcelo lui-même dans une interview accordée à ClaudeGrégoire, les critiques se concentrent surtout sur la forme génériquementmixte et sur le côté divertissant de ses ouvrages sans tenir compte de leurcontenu idéologique: « [...] je crois que tous mes romans sont des critiquessociales [...]. Il me semble facile de reconnaître dans Agénor... une oeuvrepacifiste. La Tribu est un roman indépendantiste. Ville-Dieu serait plutôtsocialiste » (Barcelo 1990, 64).

Marie Vautier6 voit dans La Tribu un roman historiographique postmoderneet postcolonial s’inscrivant dans la convention du réalisme magique, uneréécriture de l’histoire nationale et celle de toute l’Amérique du Nord à cette« ère du soupçon » que sont les dernières décennies du XXe siècle, époquede la remise en question des métarécits idéologiques dominant jusqu’aux

Lord 1983, 22-23; Lord 1987, 32-33 ou bien Lord 1989, 22-23). Ceci ne sauraitétonner vu que certains éléments des premiers romans de Barcelo n’obéissent pasà la convention réaliste, comme la présence d’un extra-terrestre dans Agénor,Agénor, Agénor et Agénor, l’immortalité de Grand-Nez dans La Tribu ou lesconsciences migrant d’un corps à l’autre dans Ville-Dieu (Barcelo 1982), ces troispremiers romans de Barcelo, publiés au début des années 1980, constituant unesorte de trilogie. Les éléments fantastiques apparaissent aussi dans Aaa, Aâh, Haou les amours malaisés (Barcelo 1986).

4 Bélil (1982, 56) cité d’après Vautier 1998, 208.5 Hébert (1987, 194). Pour ce qui est de Jacques Allard, dans l’« Avant-propos » à

son Roman mauve, il classe l’oeuvre de Barcelo dans la catégorie du roman « del’humour » (Allard 1997, 18). L’opinion d’Allard qui met l’accent sur l’humourau détriment du sérieux qui lui est consubstantiel dans les romans de Barcelo vientprobablement du fait que dans l’ouvrage évoqué le critique se concentre surLongues histoires courtes (Barcelo 1992a) et sur Pas tout à fait en Californie(Barcelo 1992b), histoires de voyage où en effet prédomine l’humour. Le troisièmeroman de Barcelo cité par Allard dans ce recueil de critiques de presse, La Vie deRosa (Barcelo 1996) s’inscrit mal dans cette catégorie ce que le critique remarquedans le texte qu’il lui consacre sans cependant rectifier la classification de l’ « Avant-propos ».

6 Vautier (1998) consacre à l’analyse de La Tribu les pages suivantes: 202, 208-231, 238, 258-266, 268-269, 272-277. Comp. aussi Vautier 1994 et Vautier 1991.Dans: Vautier 1998, 208-209, comp. la revue d’opinions critiques sur l’oeuvre deBarcelo concernant surtout les années 1980.

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années 1960. En effet, cette grille de lecture de La Tribu semble la mieuxappropriée à la perception de la forme et du message de ce roman.

Si l’ironie de Barcelo n’épargne pratiquement personne ni aucun groupeethnique, professionnel ou social, il est possible de distinguer dans La Tribuune gradation de persiflage qu’on pourrait comparer à celle qui existait enFrance dans la littérature bourgeoise du Moyen Âge, comme dans les fabliaux,Le Roman de Renard ou La Farce de maître Pathelin: plus haut on est situédans la hiérarchie sociale, plus on est tourné en ridicule. Chez Barcelo, lesplus visés sont en outre les représentants non seulement du pouvoir, maiségalement les tenants de discours autoritaires.

La première règle aboutit à une division sous-jacente, mais bien visible,selon l’ordre décroissant de la teneur parodique, en anglophones, Français,Québécois et autochtones, alors que la seconde fait des boucs émissairesde toutes sortes de religions, ainsi que de leurs représentants terrestres.Cette dernière attitude apparaît dans le fragment concernant la fondation del’Hôtel-Dieu de Québec7,

[...] conçu par des dames du Vieux-Pays [...] où les soeurs du BonCôté soigneraient les indigènes malades. Et leur projet fonctionna àmerveille, l’hôpital étant en général rempli d’indigènes blessés par lessoldats qui avaient pour tâche de protéger l’hôpital (Barcelo 1998,95)8.

7 La ville de Québec s’appelle dans le texte du roman « Balbuk ». Pour lespseudonymes des toponymes dans La Tribu, comp. plus loin.

8 La pagination des citations de La Tribu est ici celle de l’édition dans la« Bibliothèque québécoise » (Montréal, 1998). La critique de Barcelo concerneégalement les représentants d’autres religions, comme c’est le cas, entre autres, durévérend Nelson Golden qui, « n’étant doué pour rien [...] décida de devenirpasteur » (Barcelo 1998, 184). Envoyé en mission dans le Grand Nord, il nes’aperçoit même pas que les Inuit à qui il prêchait la bonne nouvelle, morts à causedes maladies infectieuses qu’il leur avait involontairement transmises, ont étéremplacés pendant son absence de quelques jours par une tribu amérindienne. Cefantoche ne mérite qu’une mort tragi-comique, les deux mains coincées dansl’interstice entre l’écorce et le bois d’un arbre, sans que deux bûcherons québécoisde passage lui aient osé porter secours, obéissant à la lettre et non sans uneméchanceté certaine à l’ordre du gouverneur Mainland défendant à quiconque detoucher à un cheveu d’un Anglais sous peine de passer par les armes (Barcelo1998, 193-195).

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Pour citer quelques exemples de la première règle que nous avons énoncéeplus haut, Barcelo qui va consacrer en 1989 un autre roman, Les Plaines àl’envers9, à une inversion en même temps vindicative et ludique dudéroulement de la célèbre bataille des plaines d’Abraham, ne se fait pasfaute de soumettre à sa démarche parodique dans La Tribu aussi bien lesAnglais que les Français en faisant au marquis-général de Trompart (souslequel se cache évidemment Montcalm) et à l’amiral Blackburn (représentantbien sûr Wolfe) prononcer les mots « historiques » que l’on sait non sansajouter malicieusement à la conclusion de ce paragraphe: « Il est surtoutheureux que les historiens écrivent mieux que les militaires ne parlent. »(Barcelo 1998, 238), ce qui met en doute la véracité de ces « mots deCambronne ».Comme le remarque Marie Vautier, encouragé par la désinvolture deshistoirens à qui il arrive de présenter une vision subjective et quelque peuembellie du passé, « [l]e narrateur de La Tribu [...] réclame le droit [...] derefaire une version non-européenne de sa propre Histoire et de se moquer decette glorification d’Européens colonisateurs sur le sol du Nouveau Monde »(Vautier 1991, 47-48).

C’est que, dans le chapitre en question, les Européens, qu’ils soient Anglaisou Français, fonctionnent en opposition avec les habitants canadiens et siles premiers s’adonnent à un jeu inutilement sanglant en se livrant desbatailles rangées selon une stratégie en vigueur sur le Vieux Continent,ridiculisées déjà par Voltaire dans son Candide et désastreuses pour lesFrançais, les fils des habitants qui forment la milice canadienne, agissantspontanément et contre toutes les règles de la tactique militaire de l’époque,parviennent à prendre d’assaut les positions ennemies dans une bousculadeanarchique qui fait penser aux exploits des protagonistes rabelaisiens lorsde la guerre picrocholine.

Ce traitement ironique effleure cependant à peine les représentants desPremières Nations, invariablement appelés par le narrateur « les indigènes »pour souligner le fait qu’ils sont les habitants originaires du continent. Cecine veut point dire qu’ils soient idéalisés sur les pages de cette « chroniqueclipocoise », comme on pourrait appeler ce roman en s’inspirant du nom dela petite nation amérindienne inventée par Barcelo, ou « la saga fantaisiste

9 François Barcelo, Les plaines à l’envers. Montréal : Libre Expression, 1989,repris dans la « Bibliothèque Québécoise » en 2002.

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et désopilante d’une tribu imaginaire », comme le veut Jacques Michon(Michon, 337)10.

Cependant, en tant que les plus opprimés, les indigènes jouissent dansl’univers du roman en question d’un traitement bien plus favorable queles représentants des nations d’origine européenne. C’est au nom de cesdéshérités que Barcelo prend la parole chaque fois qu’il les compare auxcolonisateurs. Ainsi, Cheval Rétif, chef de la tribu des Siffleux qui sembleévoquer les Sioux ou autres nations amérindiennes des Grandes Plaines,s’étonne que ses compatriotes ne soient pas considérés comme égaux par lesÉtats-uniens qui passent pourtant pour les champions de la liberté et de ladémocratie : « Lorsque les colonies eurent enfin gagné leur indépendance,Cheval Rétif fut étonné qu’on n’accordât point la leur aux indigènes. Maisil comprit qu’il y avait une grande différence entre l’indépendance qu’onprend et celle qu’on pourrait donner » (Barcelo 1998, 328).

Dans le fragment cité ci-dessus, la critique concerne le traitement desAmérindiens par les États-uniens d’origine européenne, mais lorsqu’il estquestion des Premières Nations du Québec, elle ne devient nullementédulcorée:

10 Cité d’après Marie Vautier 1998, 208. Faute de preuves, nous ne voulons pasengager ici la discussion concernant la date de rédaction de La Tribu. À en jugerpar la date de sa publication (1981), on serait tenté de situer la date de sa rédactiondans la période post-référendaire, à quoi invite Marie Vautier (1991) qui écrit que« toute la production romanesque [de Barcelo, K. J.] est post-référendaire » (Vautier1991, 43). Cette constatation semble d’ailleurs corroborée par le climat de révisionde certains mythes québécois et nord-américains. Cependant, comme le soutientFanny Godbout 2003, 947-948), bien que publié après Agénor..., La Tribu a étéécrit avant ce premier roman publié de Barcelo. On peut donc supposer la rédactionde La Tribu antérieure au référendum de 1980, ce qui n’enlève évidemment rienà l’acuité de la critique à laquelle Barcelo y soumet l’histoire du Québec, mais faitlire ce roman non pas comme résultat littéraire de la réaction d’un partisan de laséparation après le vote, mais comme une réflexion pré-référendaire. Or,l’ « élection spéciale » dont il est question à la page 325 du roman dans laquelleles Indiens Siffleux sont « appelés à trancher la question: voulez-vous que lesterritoires des Siffleux soient régis uniquement par les Siffleux? » (Godbout2003, 947-948) et surtout son résultat décevant du vote, défavorable à la causeindépendantiste des « Siffleux », font envisager que, même si l’information deFanny Godbout est juste, ce fragment et peut-être quelques autres auraient étéajoutés après le référendum.

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[...] Cheval Rétif demanda si la situation des indigènes des Régionsdu Haut [c’est-à-dire du Québec, K. J.], dont on lui avait décrit lesconditions de vie pénibles, n’était pas, par rapport aux Vieux-Paysans[i. e. les Québécois, K. J.], semblable à la situation des Vieux-Paysanspar rapport à l’occupant zanglais. On lui répondit sèchement qu’il n’yavait aucune commune mesure entre le sort de ces indigènes disperséset peu nombreux et celui des Vieux-Paysans qui avaient, eux, bâti cepays tel qu’il était. Cheval Rétif et Dernier Quartier comprirent alorsqu’il n’y a en effet aucune commune mesure entre les libertés qu’onveut obtenir et celles qu’on refuse d’accorder à plus faible que soi(Barcelo 1998, 333)11.

Or, il suffit qu’un tiers élément (le discours anglophone) apparaisse pourque l’auteur prenne la défense des Québécois qui retrouvent ainsi, l’espaced’un paragraphe, leur position de colonisés et, en tant que tels, deviennenttemporairement soustraits à la démarche parodique de l’auteur:

Par un Zanglais à qui il tentait de faire comprendre qu’il y avait peut-être un parallèle à tracer entre la situation des Siffleux dans le Nord-Sud [c’est-à-dire aux États-Unis, K. J.] et celle des Vieux-Paysans dansles Régions du Haut [c’est-à-dire les Québécois au Québec, K. J.],Cheval Rétif se fit répondre qu’il n’y avait aucun rapport entre lesVieux-Paysans sournois mais traités avec bienveillance et les Siffleuxnobles et victimes de presque toutes les formes de discrimination(Barcelo 1998, 333).

La dédicace du roman, adressée aux neuf nations amérindiennes, ainsiqu’aux Québécois, énumérés comme la dixième d’entre elles, et dédiée

11 Si Cheval Rétif et son fils, Dernier Quartier, sont accueillis avec des égards auCanada et au Québec, c’est que leurs hôtes entendent par ce comportement prendredes distances par rapport aux États-uniens. Cependant, une fois que se dessine uneanalogie entre la situation de ces héros de la lutte pour l’indépendance nationaleet les revendications possibles des Amérindiens des « Régions du Haut », lesnationalistes québécois qui les accueillent refusent d’entendre de tels argumentsqui saperaient leur position d’uniques « maîtres chez eux »: « Cheval Rétif etDernier Quartier – nourris par un parti clandestin mais accueillis à bras ouverts parles milieux officiels – finirent par se rendre compte de l’ambiguïté de leur situation.Ils essayaient simplement de parler de la situation de leur peuple, mais on donnaitd’un côté et de l’autre des interprétations très différentes à leurs propos » (Barcelo1998, 333).

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« à toutes les tribus du monde qui tardent à succomber aux tentations dela liberté » (Barcelo 1998, 7), fonctionne, à l’orée de l’oeuvre, comme uneallégorèse qui permet d’interpréter l’histoire de la petite tribu des Clipocssoit comme telle, soit comme une allégorie de l’histoire des Québécoisdepuis la découverte du Canada jusqu’à l’époque moderne.

Au long de la lecture de La Tribu, le récepteur doit décider à quel niveaud’interprétation il convient de situer le fragment de l’histoire qu’il est entrain d’appréhender: au niveau littéral sur lequel les Amérindiens ne sontque des Amérindiens, qu’il s’agisse des Clipocs ou des Siffleux, ou bien auniveau figuré auquel cas la tribu ou tel de ses membres représente lesfrancophones de la vallée du Saint-Laurent. L’analogie est renforcée par lefait que les Clipocs adoptent le français pour être compris de Jafafoua, unpetit mousse incapable d’apprendre leur langue, qu’ils acceptent commemembre de leur tribu. Dans un autre fragment du roman, les Siffleux sontappelés par les anglophones soit les « sauvages », ce qui renvoie auxAmérindiens, soit les « crapauds » (Barcelo 1998, 321), ce dernier termeévoquant l’appellation péjorative de « frog » utilisée par les anglophonespour désigner les francophones12.

Cependant, le premier pas vers l’allégorisation de l’univers représenté duroman, c’est la mise en oeuvre de toute une nomenclature, déjà évoquéedans les fragments cités plus haut, qui remplace les noms proprescommunément admis. Retrouver le vrai nom qui se cache sous sonpseudonyme romanesque est dans la plupart des cas un jeu d’enfant et il nesemble pas que Barcelo les ait introduits pour rendre particulièrement arduela tâche de son lecteur. Tout porte à croire qu’il s’agit justement d’un jeu quis’inscrit dans l’ensemble des procédés allégorisants. L’emploi conséquentde ce procédé a cependant l’effet d’un voile qui est certes à demi transparent,mais qui recouvre néanmoins la réalité de référence en constituant ainsi unindice d’opacité sémantique du texte, comme pour rappeler au lecteur qu’ilne s’agit pas là d’un ouvrage réaliste13.

12 Bien qu’à sa place dans le texte, le terme de « crapaud » reçoive une motivationdétournée « [...] surnom qu’on donnait aux Siffleux parce qu’ils marchaient avecles genoux très écartés, ayant passé toute leur jeunesse à cheval ». Cette significationcontextuelle n’exclue pourtant point la signification figurée que nous lui assignons(Barcelo 1998, 321).

13 Thomas Pavel (1982, 35) remarque que « les romans de Barcelo ne sont passolidement ancrés dans un réseau de référence bien défini. L’auteur emploie enabondance des techniques de « détachement » par rapport à la réalité historique ».

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Évidemment, le décodage de ces appellations fantaisistes, qui se superposentdans l’esprit du récepteur à celles d’usage commun, nécessite une certaineconnaissance de leurs prototypes, car le jeu consiste à créer un réseauonomastique et toponomastique nouveau (idiolectal), mais en même tempsfonctionnant en référence directe aux équivalents sociolectaux. Cestransformations concernent avant tout ce qui a trait au Québec et au Canada.D’une manière significative, si celui-là, baptisé les Régions du Haut, estnommé à plusieurs reprises, le Canada en tant qu’organisme fédéral englobantle Québec n’est jamais évoqué sauf dans quelques allusions implicites au« gouvernement central ».

Dans La Tribu, si le Canada en tant que tel n’existe pas, les anglophones,eux, sont bien présents sous la dénomination des Zanglais dont la mère-patrie s’appelle la Zanglemanie, déformation ludique du lexique qui faitpenser à celle pratiquée avec assiduité par un Victor-Lévy Beaulieu. Pour enrevenir aux inventions onomastiques de Barcelo, les Québécois, ainsi quetous leurs avatars antérieurs, à commencer par les anciens Canadiens et enpassant par les Canadiens-français, sont désignés comme les Vieux-paysans,ce qui est la dérivation naturelle de leur Vieux-Pays d’origine directe ouindirecte. Malgré une certaine rancune envers l’administration coloniale dela Nouvelle France, « vieux-paysan » fonctionne donc ici comme synonymeà la fois de « français » que de « québécois ».

Parfois d’autres informations, ingénieusement disposées dans le contexted’un néologisme onomastique, permettent de deviner aisément de quoi oude qui il s’agit. C’est le cas des « Rahélites » qui, à cause de leurs toques defourrure et des persécutions dont ils sont l’objet, représentent les Juifs,tandis que les « christians », « crucifistes » et « chapelistes » s’avèrent êtrerespectivement les chrétiens, protestants et catholiques.

Il y a des noms facilement déchiffrables sous leurs déformations ludiques,comme « la Pégasie » qui renvoie évidemment à la Gaspésie, de même quecertains termes historiques comme les « filles de la reine » pour les « fillesdu roi » ou bien les « Jacques d’or » pour les « louis d’or ».

Certaines inventions verbales de Barcelo semblent avoir été choisies exprèspour mettre l’accent sur un aspect de toponymes de référence, comme c’estle cas des États-Unis, appelés ici « le Nord-Sud », probablement en souvenirde la Guerre de Secession qui était l’un des épisodes marquants d’Agénor...

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et qui, sous son aspect de guerre civile, paraît incarner pour Barcelo lecomble d’absurdité de tout conflit armé.

Outre ces indices ponctuels et somme toute facilement déchiffrables dedéfamiliarisation, annonciateurs du procédé global d’allégorisation, plusieursfragments de La Tribu constituent de véritables noeuds de polysémie où sesuperposent plusieurs événements historiques de référence. C’est le cas duchapitre relatif à l’ « Histoire de Cheval Rétif et de Dernier Quartier » quicondense en un raccourci spatio-temporel extravagant le référendum de1980, les guerres indiennes de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècles,le procès de Louis Riel et la bataille de Little Big Horn. Le référendum estprésenté comme une initiative de Cheval Rétif, « une élection spéciale »dans laquelle « les Siffleux seraient appelés à trancher la question: voulez-vous que les territoires des Siffleux soient régis uniquement par lesSiffleux ? » (Barcelo 1998, 325) et perdu parce que « la moitié environ desSiffleux avaient rejetés son projet » (325). La résistance armée des jeunesSiffleux au moment où « les colonies eurent enfin gagné leur indépendance »(328) semble renvoyer à la révolte de Tecumseh, tandis que pendant leprocès de Cheval Rétif et de Dernier Quartier « l’avocat débile nomméd’office [...] insiste [...] que les accusés [sont] atteints de folie » (329), cequi fait penser aux circonstances de la condamnation de Louis Riel. Pour enfinir avec cette exégèse de plus en plus douteuse, car une fois le principe depolysémie allégorique détecté, le nombre d’allusions décryptées estfinalement directement proportionnel à l’érudition du chercheur qui peutfacilement apercevoir les traces d’un fait historique derrière un événementpurement imaginaire, la bataille de « Sault-de-corne » pendant laquelle lesguerriers amérindiens commandés par Cheval Rétif ont battu « les troupeszanglaises » (Barcelo 1998, 337) pourrait renvoyer à celle de Little BigHorn14.

14 Un autre exemple de polysémie allégorique se trouve au début du chapitre XVIIIoù, dans l’espace d’une page et demi, on présente comme simultanées: la périodequi suit la Cession du Canada à l’Angleterre, la discussion autour de la propositionde « rapatrier le traité de Lugdune » qui se rapporte visiblement aux polémiquesconcernant le rapatriement de la Constitution (comp. Barcelo 1998, 300). « Letraité de Lugdune » semble cumuler à la fois le Traité de Cession du Canada àl’Angleterre, i. e. le traité de Paris, et la Constitution déposée à Londres. Ces deuxévénements sont suivis, dans la diégèse, du récit d’une insurrection « vieux-paysanne », vite écrasée par l’armée (z)anglaise, qui ne peut renvoyer qu’auxRébellions de 1837-38.

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La chronique clipocoise est également pour Barcelo un support commodepour représenter, en un raccourci cavalier, synthétique et ludique, ledéveloppement de la civilisation depuis les temps préhistoriques jusqu’àl’époque contemporaine et, plus particulièrement, le passage du Québec del’époque préindustrielle à l’étape de la société de consommation.

Ce premier thème est symbolisé par l’invention de l’écriture par Ksoâr, lesage de la tribu des Clipocs, et celle de l’art par Mahii, tandis que le secondpar une accélération, présentée presque ouvertement comme invraisemblable,du progrès scientifique qui, en une vingtaine d’années, contribue à transformerla petite tribu primitive en une société post-industrielle. Dans son récitparodique, Barcelo n’épargne pas non plus les tendances féministes, commec’est le cas d’Anna qui « réclamait l’égalité pour [l]es femmes et le droit [...]d’avoir plusieurs hommes. On lui avait accordé ce droit, mais cela n’avaitrien changé, car la tribu avait continué d’avoir moins d’hommes que defemmes » (Barcelo 1998, 91).

Cependant, malgré son côté humoristique, ce récit dépasse une simpleparodie du discours historique. Le roman acquiert une dimension mythiquegrâce à l’introduction de deux personnages: celui de Grand Nez, le premierAsiate à avoir traversé le détroit de Béring, fondateur immortel de tous lespeuples amérindiens, et celui de Jean-François, rebaptisé par les ClipocsJafafoua, un petit mousse « vieux-paysan » adopté par la tribu et devenu parla suite protoplaste de pratiquement tous les membres de ce petit peuple.Ces deux protagonistes incarnent les nations fondatrices du Québec, ceuxqui l’ont peuplé il y a des milliers d’années en venant d’Asie et ceux, arrivésil y a quatre cents ans de France. Malgré les critiques adressées aux Françaiset aux Québécois, cette fusion symbolique de deux ethnies, à l’exclusiondes anglophones, traités implicitement d’intrus, La Tribu semble constituerpour Barcelo un retour imaginaire aux origines de sa nation et une légitimationde l’ « autochtonité » des francophones canadiens par le biais de leurmétissage allégorique avec les Clipocs.

Bibliographie

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Barcelo, François. Aaa, Aâh, Ha ou les amours malaisés. Montréal :L’Hexagone, 1986.

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