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    LA RCEPTION DE CHARLES S. PEIRCE EN FRANCE (1870-1914)J.M.C. Chevalier

    Presses Universitaires de France | Revue philosophique de la France et de l'tranger

    2010/2 - Tome 135

    pages 179 205

    ISSN 0035-3833

    Article disponible en ligne l'adresse:

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-philosophique-2010-2-page-179.htm

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    Pour citer cet article :

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Chevalier J.M.C., La rception de Charles S. Peirce en France (1870-1914) ,

    Revue philosophique de la France et de l'tranger, 2010/2 Tome 135, p. 179-205. DOI : 10.3917/rphi.102.0179

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    LA RCEPTION

    DE CHARLES S. PEIRCEEN FRANCE (1870-1914)1

    Depuis une vingtaine dannes au moins, Peirce commence trereconnu en France2comme lun des plus grands philosophes des deuxderniers sicles. Ses dbuts sy sont pourtant avrs particulirementdifficiles. Rest dans lombre de William James, lequel, plus accessi-ble, fut considr de son vivant comme le porte-tendard de la penseamricaine, Peirce ne fit gure recette en France avant la deuximemoiti du XXe sicle. Il y fut davantage mconnu quignor : sa pen-

    se, tantt confondue avec celle de James, voire de Nietzsche oude Bergson, tantt au contraire exagrment distingue dun pragma-tisme officiel , fut systmatiquement distordue. Se fiant ladage,Peirce crut pouvoir prophtiser hors de son pays ; mais lEurope nele comprit gure, prise quelle tait dans sa propre tourmente. Cestsurtout dans son versant technique (mais non exclusivement logique)que luvre de Peirce pntra certains cercles de spcialistes, quilui assurrent par la suite une rception plus large. Les raisons deces msinterprtations sont complexes, lies notamment la difficult

    des crits, mais aussi certainement une absence dancrage institu-tionnel. On peut esprer de leur analyse un clairage nouveau sinonsur Peirce, du moins sur son lectorat3.

    1. Ce travail a t rendu possible grce une bourse Lavoisier du ministredes Affaires trangres. Nos remerciements vont Rahul Markovits et aux deuxlecteurs anonymes pour leurs remarques.

    2. Cette tude inclut aussi la francophonie belge et suisse.3. Cest le pari de lecture dun sociologue comme Romain Pudal. Il crit dans

    La difficile rception de la philosophie analytique en France (Revue dhistoire

    des sciences humaines,2004/2, no11, p. 71-2) : La distance gographique, sou-vent double dun dcalage temporel, fait donc apparatre une srie de malentendusqui ont souvent le mrite dtre trs clairants sur les principes de fonctionnementet les a prioripropres un champ intellectuel donn. Leffet dtranget produit parune thorie exotique contraint ceux des acteurs qui sy intressent expliciter

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    I. Contributions techniques

    1. Peirce physicien

    Lingnieur du Coast Survey

    Chimiste de formation, Peirce sest vu offrir une position dans leCoast and Geodetic Survey, lune des socits scientifiques les plusimportantes des tats-Unis. Sa tche est de cartographier les ctesamricaines et surtout de mesurer avec prcision la constante gravi-tationnelle terrestre en diffrents points de la plante. Ses rsultats

    ont donc une porte mondiale, et intressent tout particulirementlobservatoire de Paris. Ses mmoires pour le Coast and GeodeticSurvey y sont examins dans le dtail1.

    Cest en vrai physicien quil est trait, car sans se borner defastidieux relevs dans le prolongement de la Magnetic Crusade victorienne2, Peirce engage une rflexion pousse sur la nature de laprcision physique et la dtermination de lincertitude. De nombreu-ses considrations thoriques et mthodologiques accompagnent donclusage du pendule, lune des conqutes les plus intressantes dela science selon son rapporteur Herv Faye3. Le physicien suisse

    leur habitus intellectuel et professionnel, largement surdtermin par les enjeuxet les principes rgulateurs du champ auquel ils appartiennent. Et lui-mme deciter Bourdieu, les textes voyagent sans leur contexte , et Grard Mauger, danssa Note sur le commerce international des ides : ceux qui les reoiventignorent tout le plus souvent du champ de production dont ils sont le produit,ignorent aussi le sens et la fonction de ces textes dans leur champ dorigine et lesrinterprtent spontanment en fonction de la structure du champ de rception .

    1. Cf. en particulier son mmoire Sur la valeur de la pesanteur Paris ,publi dans les Comptes rendus hebdomadaires des sances de lAcadmie dessciences, t. 90, Paris, Gauthier-Villars, 21 juin 1880, p. 1401-3 ; et examin dansLa Revue scientifique de la France et de ltranger,Paris, Mallet-Bachelie, 1880,p. 454 ; Le Cosmos, revue des sciences et de leurs applications, vol. 52, Paris,Germer Baillire, 1880, p. 168 ; LAnne scientifique et industrielle,vol. 25, Paris,Hachette, 1882, p. 32 ; Collection de mmoires relatifs la physique,vol. 5, Paris,Gauthier-Villars, 1891, p. xxxix.

    2. On a identifi une vritable croisade magntique dans la sciencebritannique du XIXe sicle, conduite notamment par Edward Sabine, H. Lloyd etJ. Herschel. La dtermination du gomagntisme apparut cette poque commela nouvelle tche du newtonianisme. Cf. notamment J. Cawood, The MagneticCrusade: Science and Politics in Early Victorian Britain , Isis, vol. 70, 1979,no254, p. 493-518.

    3. La Revue scientifique de la France et de ltranger, vol. 26, 1880, p. 22.

    Lastronome Herv Faye, Prsident du Conseil de lObservatoire de Paris et auteurdune mthode doscillation des pendules discute par Peirce en 1879 (cf. Writingsof Charles S. Peirce, vol. 4, p. 12-20), avait en effet t charg par Peirce, dansune missive joliment tourne en franais (lettre du 23 juill. 1880, cf. Writings ofCharles S. Peirce, vol. 4, p. 157-60), de lire pour lui une note sur le meilleur

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    mile Plantamour diffuse son mmoire De linfluence de la flexi-bilit du trpied sur loscillation du pendule rversion en 1877,et Jules Louis Gabriel Violle mentionne Peirce au sujet du penduledans son Cours de physique de 1883. Dix ans plus tard encore, la Revue chronomtrique de la Chambre syndicale de lhorlogerie deParis publie une note de sa main.

    Sils peuvent paratre anecdotiques ou marginaux, les travaux dePeirce au Coast Survey touchent en fait de nombreux problmescruciaux en physique. Ses contemporains franais ne sy trompentpas, qui sintressent notamment au systme original de cartographie quinconciale quil met au point1. En outre, les observations dePeirce fournissent de prcieux renseignements sur limplication dela gravitation et linfluence de lattraction des corps clestes sur laforme de la Terre2.

    Le fils de Benjamin

    Peirce est aussi le digne hritier de son astronome de pre, aupoint quon les a plusieurs fois confondus3. La liste des toiles quila identifies est impressionnante. Ses tudes astronomiques reposentprincipalement sur la photomtrie : cest par lanalyse des couleursde la lumire transmise dans lunivers que Peirce dtermine les gran-deurs relatives des toiles, par exemple celles de lUranometria nova,comme le mentionne un trait franais4.

    Lapport des tudes chromatiques de Peirce est diffus dans desrevues scientifiques5, et aussi grce la traduction franaise, en 1881,de louvrage dOgden Nicholas Rood, Thorie scientifique des couleurs

    appareil pour ltablissement du pendule lors dune confrence Munich, laquelle il ne put assister cause de tristes nouvelles sur la sant de son pre quilobligrent repartir pour lAmrique (Benjamin Peirce devait mourir quelquesmois plus tard).

    1. Cf. Adrien Gurhard, Une curieuse reprsentation gographique. La map-pemonde carre de M. C.-S. Peirce , La Nature : revue des sciences et de leursapplications aux arts et lindustrie,vol. 14, Paris, Masson, 1886, p. 114-8.

    2. Cf. Pierre Puiseux,La Terre et la Lune. Forme extrieure et structure interne,Paris, Gauthier-Villars, 1908, p. 57.

    3. Cf. Lon Cristiani, qui fait de W. James et de F.C.S. Schiller les continua-teurs dun mystrieux Samuel Peirce (Le Problme de dieu et le pragmatisme,Paris, Bloud et Cie, 1908, p. 8). Mme Grard Deledalle (La Philosophie peut-elletre amricaine ?,Paris, Jacques Grancher, 1995, p. 164) prtend que lastronome

    Le Verrier connaissait Peirce, mais il sagit videmment du pre.4. C. Andr et A. Angot,Lastronomie pratique et les observatoires en Europe eten Amrique,Paris, Gauthier-Villars, 1877, p. 61.

    5. La Revue scientifique,1880, p. 592. Les rsultats de Charles S. Pierce (sic) partir des donnes fournies par Maxwell y sont qualifis de fiables.

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    et leurs applications lart et lindustrie. Rood connaissait bien Peirce,lequel a publi une critique de son livre en 1879 dans The Nation,et sappuie sur les expriences encore indites de Charles Pierce(sic) , qui viennent complter celles de Von Bezold.

    Le matre de Jastrow

    Comme lont compris ses contemporains, luvre astronomique dePeirce touche de prs la physiologie : un versant de la photomtrieconsiste en lanalyse des sensations de lumire. Mais cest surtout lacollaboration avec son lve Jastrow la Johns Hopkins Universityqui fait de Peirce un psychologue exprimental.

    Sa critique de la loi de Fechner est accepte comme un progrsmajeur. On small differences of sensation est dans la liste deslivres dposs au bureau de la Revue philosophique en 1886. Dix ansplus tard, Lanne psychologique (1896, p. 409) et Lanne biologique(1898, p. 667) se disent daccord avec Peirce et Jastrow pour critiquerla notion de seuil diffrentiel introduite par Fechner. Selon ce der-nier, Toute excitation, aussi bien que toute diffrence dexcitation,doit avoir atteint une certaine grandeur finie avant de commencer devenir perceptible . En 1907, alors que lon commence concevoirle pragmatisme comme une cole de pense, les Annales de bibliogra-phie thologique remarquent finement que la thse peircienne sopposedirectement celle de James (p. 97).

    Certains auteurs ont singulirement contribu populariser la criti-que peircienne de la thse de Fechner, commencer par Paul Tannery.Il conteste lgalit des plus petites diffrences perceptibles : commelont montr les ingnieuses expriences de Peirce et Jastrow utilisant la mthode des cas vrais ou faux , les units de sensationsont variables1.

    Supposons quun sujet soumis deux excitations trs voisines lune delautre, au lieu davoir dire si ces excitations lui paraissent gales ou non,soit au contraire avis quelles sont diffrentes, mais quil ait se prononcersur le sens de la diffrence, ft-il cet gard dans une indcision compltede jugement. 2

    Sil existait un seuil diffrentiel, les exprimentateurs auraientobtenu autant de vrai que de faux. Dans le cas contraire, le tauxderreur suit une loi trs prcise ; or, les rsultats se conforment au

    1. Paul Tannery, Critique de la loi de Weber , Revue Philosophique, 15,1884, p. 15-35.

    2. Paul Tannery, propos de la loi de Weber , Revue Philosophique, 21,1886, p. 386-387.

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    principe de la loi mathmatique de probabilit des erreurs. Malgrquil en et, Fechner a fait porter ses expriences non pas en faitsur les perceptions, mais bien sur des jugements de comparaisonentre des perceptions . La prtendue loi psychophysique donne enfait une valeur moyenne grossire entre des lments sensationnelssecondaires , tats de conscience complexes et fugitifs.

    Marcel Foucault a pratiqu des expriences similaires, et tmoignedans Mesure de la clart de quelques reprsentations sensorielles que les rsultats du pre du canard-lapin sont tout fait fiables1.Cette validation franaise vient porter un coup fatal la thorie deFechner.

    2. Peirce mathmaticien et logicien

    Le fils de son pre, derechef

    Ce qui frappe le lecteur daujourdhui est de voir Peirce traitcomme un mathmaticien professionnel2. Digne successeur de sonpre, Benj. Pierce (sic), lun des mathmaticiens amricains lesplus connus 3, il en prolonge luvre, notamment en rduisant lesalgbres linaires associatives la forme matriciale4. C.S. Peircefils 5 nhsite pas sen faire le porte-parole posthume en envoyant douard Lucas, pour ses Rcrations mathmatiques, le mmoirede son pre sur le problme des jeunes filles 6 ce qui rvledune part que Peirce tait lafft des ouvrages mathmatiques fran-ais, dautre part quun mathmaticien franais pouvait dire de Peirceen 1883 quil tait bien connu pour ses curieuses publications surlAlgbre de la Logique 7. On peut mme se demander sil ntait pasdevenu plus clbre que son pre, puisque cest parfois Benjamin

    1. Revue Philosophique,12, dcembre 1896, p. 613-634.2. Il figure notamment dans lAnnuaire des mathmaticiens de lAcadmie

    des sciences des tats-Unis en 1901-1902. La Revue Philosophique voque lemathmaticien C.S. Peirce (7, 1879, p. 588) ; la Revue dapologtique fait demme en 1907, p. 620.

    3. Revue philosophique,9, 1880, p. 366.4. Soulign dans lesMmoires de la Socit des Sciences Physiques et Naturelles

    de Bordeaux,Socit des sciences naturelles et physiques du Maroc, Institut scien-tifique chrtien, 1890, p. lxxvii.

    5. Bulletin des sciences mathmatiques et astronomiques,1884, p. 77.

    6. Cyclis solutions of the school-girl puzzle,by Benjamin Peirce, professor ofAstronomy and Mathematics in Harvard University ,Astronomical Journal,vol. 6,no142, Cambridge, 7 dcembre 1860, p. 169-174.

    7. Solutions de Peirce , Rcrations mathmatiques par douard Lucas,Paris, Gauthier-Villars et fils, 1883, p. 196.

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    que lon doit prsenter, en rfrence son clbre mathmaticiende fils1.

    Un autre aspect de luvre du mathmaticien amricainCharles-S. Peirce 2, aujourdhui largement pass sous silence,consiste en ses travaux sur les nombres3 : On the logic of numberest mentionn la fois dans les Nouvelles annales des mathmatiquesde 1881 et dans la Revue philosophique de 18824. Peirce est trait galit avec les plus grands sur ce sujet, et lEncyclopdie des sciencesmathmatiques pures et appliques reconnat en 1904 que les appro-ches de Peirce et de Dedekind, en termes de chane chez ce dernier,sont quivalentes (se fiant du reste probablement aux dires un peuprsomptueux de notre auteur)5.

    Le continuateur de Boole

    Les mathmaticiens franais de la fin du XIXesicle sont donc trsattentifs des innovations peirciennes (algbre de la logique modifie,logique du nombre et logique des relatifs essentiellement) qui rel-vent en fait tout autant de la logique. Si, en ce dbut de XXIe sicle,la prminence des crits logiques nous frappe, Peirce tait alorspsychologue chez les psychologues, astronome chez les astronomeset mathmaticien chez les mathmaticiens. En raison notamment dela confidentialit de ses textes philosophiques, la logique ne semblaitque lune des multiples facettes de son uvre, plutt que sa pierre

    1. Par exemple en 1897 dansLIntermdiaire des mathmaticiens,la revue deCharles-Ange Laisant, p. 162.

    2. Revue pratique dapologtique,1907, p. 620. cette date (et surtout de lapart de cette revue), il ne serait pas impossible que lappellatif signifie un refusdlibr de le considrer comme un philosophe.

    3. Sur ces travaux, cf. notamment Paul Shields, Peirces Axiomatization ofArithmetic , inHouser, N., Don D., et Van Evra, James W. (d.), Studies in the Logicof Charles S. Peirce,Bloomington, Indiana University Press, 1997, p. 43-52.

    4. Revue Philosophique,13, 1882, p. 339. LaRevue Philosophiquea galementreu en 1882 Brief Description of the Algebra of Relativeset, du pre, la fameuseLinear Associative Algebra.

    5. Cf. As for Dedekind, his little book Was sind und was sollen die Zahlen ?is most ingenious and excellent. But it proves no difficult theorem that I had notproved or published years before, and my paper had been sent to him. (CollectedPapers of Charles S. Peirce,4.331, c. 1905). Peirce revient sur les avantages com-pars de leurs approches dans une lettre publie adresse lditeur de Science(AAAS, vol. 11, no 2, 16 mars 1900, p. 430-3). Sur cette querelle de priorit, cf.

    notamment Jean-Pierre Belna, La Notion de nombre chez Dedekind, Cantor, Frege.Thories, conceptions et philosophie, Paris, Vrin, 1996 (p. 58-60 en particulier).J.-P. Belna soutient que, malgr la revendication peircienne, la rdaction primitivede Dedekind serait antrieure. En outre, lexpos de Peirce semble moins prcis etrigoureux, et omet la dfinition par rcurrence (thorme no126 chez Dedekind).

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    angulaire. Sa thorie de linfrence probable publie dans les Studiesin logic au milieu des travaux de ses lves nest certes pas omise parlaRevue philosophique1. Mais le plus souvent, on se contente dinsrerson nom dans la liste des protagonistes de la nouvelle logique. Sil estcit comme contribuant la logique dductive (au milieu de Boole,Grassmann, Schrder, Clifford, Jevons, Liard et Peano2), cest surtoutdans lesprit de la nouvelle logique anglaise de Boole (de mmeque Jevons, MacColl, Schrder ou Venn), pour son langage symboliquecens fonder la science formelle3.

    Le perfectionnement de lalgbre de la logique est la partie la plusvisible de son uvre logique. Deux pages du Bulletin des sciencesmathmatiques et astronomiques de 18814 sont, par exemple, consa-cres larticle Sur lalgbre de la logique qui venait de paratre.Son algorithme applicable la logique est ailleurs timidementrapproch des tentatives de Peano5, sans que lon sache si lidentifi-cation de la logique symbolique la logique mathmatique italienneengage lire chez Peirce les prmices dune axiomatique.

    Dans la revue de Ribot, cest Paul Tannery qui fait la critiquede cet article fondamental. Il commence par lui reprocher, en citantLouis Liard propos de Boole6, de voiler les procds simples du

    raisonnement dductif sous de mystrieuses oprations algbriques,demployer des symboles obscurs, parfois mme incomprhensibles, etde faire ainsi de la logique, cette chose de tous, la chose de quelquesinitis aux mathmatiques 7. Il discute lavantage de la prsupposi-tion dexistence, et surtout la possibilit dune algbre logique : nepoursuit-on pas une chimre en voulant crer cette langue univer-selle ? Si M. Peirce tait un hellne, je tiens pour assur quil netpoint adopt ni les notations quil propose, ni les significations quilleur donne 8. Cela suffit, selon Tannery, discrditer lentreprise.

    1. Revue Philosophique,15, 1883, p. 584.2. Revue Philosophique,31, 1891, p. 218.3. Cf. Sophie Bryant, Sur la nature et les fonctions dun langage symbolique

    complet ,Mind,recens dans laRevue Philosophique,26, 1888, p. 206 ; cf. aussiPaul Tannery, La connaissance mathmatique , Revue Philosophique,46, 1898,p. 432-3.

    4. Ministre de lInstruction publique, p. 213-5.5. Histoire gnrale du IVesicle nos jours,Ernest Lavisse, Alfred Rambaud

    (dir.), Paris, Armand Colin, 1901, p. 562. Nous reviendrons sur le rapprochementavec Peano.

    6. Louis Liard, Les Logiciens anglais contemporains,Paris, Germer Baillire,1878, p. 148.7. Paul Tannery, Recension de C. S. Peirce, On the algebra of logic , Revue

    Philosophique,12, 1881, p. 647.8. Idem,p. 650.

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    Revue philosophique, n 2/2010, p. 179 p. 206

    Le philonisme de The Monist, o Peirce publie TheRegenerated Logic et The Logic of Relations en 1896 et 1897respectivement, est encore moins au got de la Revue de Mtaphysiqueet de Morale. Un numro de celle-ci identifie de manire intres-sante ce qui parat constituer un dfaut dans la mthode deM. Peirce :

    Tantt il transporte au raisonnement logique soit le symbolisme de lal-gbre, soit les diagrammes reprsentatifs des combinaisons chimiques ; tanttil improvise des signes nouveaux (par exemple, le symbole de la queue descorpion). 1

    Et larticle de conclure que le rsultat le plus clair de la logiquenouvelle est de dmontrer la non-identit du raisonnement go-mtrique, dune part, de la syllogistique de lautre, avec la mthodesymbolique de lalgbre : Peirce fait fausse route. Cette amorcede discussion sera magistralement reprise par Louis Couturat (cf.ci-dessous).

    II. Les dbuts philosophiques de Peirce en France

    Si Peirce fut, comme ses contemporains surent sen apercevoir,un authentique homme de sciences, la partie de son uvre qui a lemieux survcu est sa contribution la philosophie. cet gard, leserreurs dinterprtation, contresens et approximations sont trs rv-latrices, la fois des complexits du texte peircien et du filtrage desa rception franaise.

    1. La Logique de la Science (1878-1879)

    La Revue Philosophique gratifie Peirce dun notre collabora-teur de New York 2 : cest quen dcembre 1878 et janvier 1879,elle publiait dans ses pages et en franais, sous le titre gnral La Logique de la science , deux des articles fondateurs dupragmatisme, Comment se fixe la croyance 3 et Comment ren-dre nos ides claires 4, parus aux tats-Unis un an plus tt5. La

    1. Revue de Mtaphysique et de Morale,5, supplment au numro de novem-bre 1897, p. 11.

    2. Revue Philosophique,15, 1883, p. 584.3. Revue Philosophique,dcembre 1878, p. 553-569.4. Revue Philosophique,janvier 1879, p. 39-57.5. Popular Science Monthly,novembre 1877, p. 1-15 et janvier 1878, p. 286-

    302 respectivement.

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    Revue philosophique, n 2/2010, p. 179 p. 206

    pense de Peirce tait donc voue lier son destin la France1.Ce fut une rencontre manque : sans tre absolument indiffrents,les lecteurs franais ne surent pas y dceler sur le moment la forcedune nouvelle philosophie. Il est vrai que quelques infortunes detraduction estomprent la vigueur de sa thorie de lenqute : commela montr Grard Deledalle2, Lo Seguin, le correcteur des versionsfranaises, anarchiste, discipline de Blanqui et communard exil, asystmatiquement remplac la vision communautaire de la recherchescientifique par un parti pris individualiste. Aussi, tre vivementloues 3par la revue o ces tudes de logique parurent ne suffitpas les populariser. La publication des deux articles de Peirceretombe sans susciter le dbat attendu comme le dploreront plustard un certain nombre de partisans de la deuxime heure4, malgrun coup de pouce de lami James qui y renvoie encore en 1881 dans

    1. Peirce, dont la matrise de la langue de Molire tait plus quhonorable, estcens avoir rdig Comment rendre nos ides claires directement en franaisavant de le traduire dans sa langue natale, puis avoir lui-mme traduit en franais The Fixation of Belief . Une lettre Christine Ladd-Franklin de 1904 nousapprend que ce dernier a t crit au cours dun de ses voyages en Europe, byway of practice, pour prparer une de ses prsentations en franais devant lAs-sociation godsique Paris. Les versions franaises ont t revues par Lo Seguin,ancien communard et professeur de franais New York o Peirce le rencontra,et qui Peirce fait crdit (dans une note pingle au volume intitul Papers inLogic quil laissa la Johns Hopkins University Library) de la supriorit dutexte franais sur la version parue dans le Popular Science Monthly. Sur les dif-frences entre ces versions, cf. Grard Deledalle, English and French versionsof C.S. Peirces The Fixation of Belief and How to make our ideas clear ,Transactions of the Charles S. Peirce Society,1981, vol. 17, no2, p. 141-152. Laconclusion en est : Peirce loved France, its language, its wines, its liberalism,and its culture. There can be no other reason than this blind love to account forthe fact that Peirce preferred the French versions of the articles on pragmatism tothe English versions .

    2. Grard Deledalle, art. cit.3. Revue Philosophique,7, 1879, p. 588.4. Par exemple, Ren Berthelot, Un Romantisme utilitaire : tude sur le

    mouvement pragmatiste. vol. 1 : Le Pragmatisme chez Nietzsche et chez Poincar,Paris, Flix Alcan, 1911, p. 7 : Larticle de Peirce fut traduit en franais [] ;il nattira que peu dattention et jusquen 1898, il parat avoir t oubli. Cf.aussi Georges Sorel : La traduction de cet article, qui a paru dans la Revue phi-losophique (janv. 1879) ne semble pas avoir eu dinfluence avant lpoque o lesides de William James eurent pntr chez nous (De lutilit du pragmatisme,Paris, Marcel Rivire, 1921, p. 5). On apprend dans (Willy Gianinazzi, Naissance

    du mythe moderne. Georges Sorel et la crise de la pense savante (1889-1914),Paris, ditions de la Maison des sciences de lhomme, 2006, p. 53) que Sorel nalu Peirce quen rfrence aux crits de James, bien quil ait emprunt la biblio-thque en 1885 le fascicule de la Revue philosophique de 1879 qui contenait latraduction du texte de Peirce.

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    un volume de Critique philosophique1, et le mot de Paul Tanneryvoquant la mme anne ces articles intressants et dune remar-quable originalit 2.

    2. La cosmologie des annes 1890

    Quoique peu enthousiastes, les revues franaises se font lchodune majorit des articles publis par Peirce. Aprs la srie des Illustrations of the Logic of Science, 3 cest dans The Monist queparaissent The Architecture of Theories , The Law of Mind et trois autres articles o se manifeste le tournant cosmologique de

    Peirce. Les Franais se montrent trs attentifs cette nouvelle revuequest The Monist, dont la naissance concide peu prs avec la Revuede mtaphysique et de morale4.

    Cest la querelle du dterminisme qui ressort principalement descomptes-rendus franais. Pour le deuxime numro de la Revue deMtaphysique et de Morale, Une polmique sur le libre arbitre, laquelle prennent part MM. Dewey, Carus, Peirce et Macbrie (sic), estrellement philosophique 5. Cette polmique survient aprs la crisedu dterminisme et la promotion de la contingence qui eurent lieu

    en France partir des annes 1870. Son avatar amricain oppose letychisme de Peirce au dterminisme rgnant, que reprsente le direc-teur du Monist en personne, Paul Carus. Elle est assez bien relayepar les revues francophones, notamment par un numro de la toutejeune Revue thomiste, peut-tre en raison des chos mdivaux de lapense de Peirce, lequel dclare quil nest ni un pur empiriste, niun idologue, ni un nominaliste comme Hume6. Il a toujours inclin

    1. Action rflexe et thisme , Critique Philosophique,1881, p. 403. Jamesmentionne en particulier Comment rendre nos penses claires ? , lui-mme ouson traducteur commettant de la sorte une imprcision sur le titre.

    2. Paul Tannery, Recension de C. S. Peirce, On the algebra of logic ,RevuePhilosophique,12, 1881, p. 646.

    3. Cest--dire lensemble des six articles, parmi lesquels The Fixation ofBelief et How to Make Our Ideas Clear, publis en 1876-7 dans le PopularScience Monthly.

    4. La premire a t fonde en 1890 par Paul Carus, la seconde date, commelaRevue thomiste,fonde par des dominicains, de 1893, la Revue philosophique deLouvain (ouRevue noscolastique) ayant t cre un an plus tard.

    5. Revue de Mtaphysique et de Morale,1, no2, 1893. Macbrie est certai-nement G.M. McCrie, lauteur de Issues in Synechism , article qui critique

    la conception peircienne de la continuit et du hasard absolu.6. Le rapprochement avec Hume est fait par Carus dans Mr. Charles S. PeircesOnslaught on the Doctrine of Necessity , The Monist 2, 1892, p. 560-582. Lesdeux hommes estiment en effet, contrairement Carus, que la ncessit nest ni aposteriorini postule.

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    vers le ralisme et certaines ides scotistes 1. Lauteur de larticle ydiscute avec prcision largument de Peirce selon lequel le ncessi-tariste confond quivalence ou ressemblance et ncessit.

    Mais malgr sa proximit avec des thmatiques de Boutroux ouBergson, le dbat ne prend pas en France peut-tre parce quilarrive trop tard, alors que la question y semble avoir t dj sinonrgle, du moins puise. Ainsi, les spculations mtaphysiques dePeirce sont-elles peu prs ignores des philosophes franais dudernier XIXe sicle, et ne trouvent pas place dans leurs ouvrages, lexception anecdotique des papiers dAlfred Fouille, qui ne sesouvient probablement de la position tychiste que parce que Peircela lui avait attribue par erreur2.

    3. Le parrain du pragmatisme

    Tout change avec la naissance officielle, jamesienne , du prag-matisme. Peirce sort de son quasi-anonymat philosophique pour deve-nir le fondateur partout clbr du pragmatisme amricain.

    Le pragmatisme en France

    La rception de Peirce en France devient certains gards inspa-rable de celle de James et du pragmatisme. Lhistoire de ses distorsions,des malentendus et des rcuprations au service de rivalits franco-fran-aises dpasse largement la perspective de cet article3 : nous ne feronsquesquisser brivement quelques traits de cette chronique.

    Le pragmatisme arrive en France dans un contexte politique, socialet culturel trs troubl. La mmoire de laffaire Dreyfus est encorevive, le petit pre Combes met des btons dans les roues des congrga-tions, la Rpublique rquisitionne les biens du clerg : loi de 1901 sur

    lassociation, dissolution du Concordat, certitude dune guerre immi-nente ne sont que quelques-unes des causes de clivages au sein dela socit franaise. On peut raisonnablement penser que cest leurlumire que sont lues les thses pragmatistes de James et de Schiller,sans mme parler de linfluence des relations diplomatiques avec les

    1. Revue Thomiste,1894, p. 813-4.2. Esquisse dune interprtation du monde,Paris, Flix Alcan, 1913, p. 195.3. On pourrait renvoyer de nombreux ouvrages. Cf., entre autres, Hans Joas,

    Pragmatism and Social Theory,Chicago, The University of Chicago Press, 1993,p. 74: The portrayals of pragmatism are often distorted to the point of caricature[]. The characterizations range from a description of pragmatism as a particularlyprimitive form of empiricism, utilitarianism, or positivism through to pragmatism asthe ideology of big business or to protofascist decisionism.

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    tats-Unis ou de limage fantasme de lAmrique. Ainsi, la thoriepragmatiste de la vrit dfendue par James, tout comme sa thsesur la volont de croire, ne sont pas reues pour elles-mmes en vuedun examen philosophique impartial, mais utilises comme armesde guerre dans des polmiques constitues indpendamment. Un deseffets en est quun texte peut tre utilis presque nimporte quellefin. Le volontarisme doxastique a ainsi pu passer pour une incitationau fidisme aux yeux de certains1, pour un appel la libre pensechez dautres. Le pragmatisme sert de bouclier contre le positivismeou le mysticisme au choix, moins quil ne soit un positivisme mys-tique2 ; il est scientifique, obscurantiste, romantique, utilitariste, pro-phtique Mais dans tous les cas, rationalisme, anti-intellectualisme,comtisme, modernisme sont des grilles franaises plaques sur lestextes amricains3.

    cela sajoute que lacte de naissance du pragmatisme deMaurice Blondel est peu prs contemporain de ses homonymesanglo-saxons4, sans en partager aucun principe. Blondel aurait lui-mme confess avoir eu la conscience de forger le mot, quil navaitalors jamais rencontr5. Lamalgame qui a pu sensuivre a contribu faire passer James et Peirce pour des philosophes de laction tendant

    ultimement dmontrer la ncessit de la foi religieuse.Pour ces raisons et probablement beaucoup dautres, les philosophes

    franais rinterprtent le pragmatisme leur manire. Se revendiquant

    1. Des catholiques modernistes tels Blondel, Le Roy ou Loisy peuvent ainsi sedire pragmatistes. Sorel se dit convaincu queDogme et critique(1907) a t inspir douard Le Roy par la lecture de Peirce. Cela semble tout le moins improbable.Linfluence de James est en revanche avre.

    2. Dans Pragmatisme et modernisme, Jean Bourdeau fait du pragmatisme une raction contre la philosophie rationaliste, intellectualiste , et un nou-veau positivisme, lequel diffre de lancien en ce quil nexclut pas les problmesreligieux et mtaphysiques (Paris, Flix Alcan, 1909).

    3. Cf. Hans Joas, op. cit., p. 55 : Pragmatism fared no better in Europe,where its reception was burdened from the very beginning by a shortsighted iden-tification of its underlying these with those of the philosophies of life projected byNietzsche and Bergson. For all the undeniable affinities between these discretecurrents of thought, pragmatism was unhappily received because it accentuatedaspects to which well-rehearsed critical arguments about the philosophy of lifecould easily be applied. This perhaps explains why so much more attention wasdevoted to the work of William James than to that of Charles Peirce []

    4. Il se qualifie de pragmatiste partir de 1888 (cf. H.S. Thayer, Meaningand Action. A Critical History of Pragmatism, Indianapolis, The Bobbs-Merrill

    Company, 1968, p. 6).5. Daprs Andr Lalande dans Pragmatisme et pragmaticisme ,Revue phi-losophique, 61, 1906, p. 123. Cf. aussi Lizzie Susan Stebbing, Pragmatism andFrench Voluntarism,Cambridge, Cambridge University Press, 1914, p. 84. Afin delimiter lquivoque, Blondel cesse de se qualifier de pragmatiste aprs 1902.

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    de la formule de James pour placer sous ltiquette pragmatiste devieilles manires de penser1, ils nhsitent pas faire ctoyer dansleur panthon pragmatiste le plus grand des pourfendeurs de la vrit,Nietzsche, et des auteurs aussi htroclites que Bergson, Poincar ouDuhem. Les philosophes amricains se trouvent ainsi politiss surlchiquier hexagonal, sans que personne naperoive le cocasse dela situation. Ainsi, pour Lalande, le pragmatiste dextrme droite aime les dissensions, tandis que le bon peircien, pragmaticiste degauche , favorise laccord et la clart des ides2. Pour Berthelot aucontraire, les partisans de Peirce, notamment les italiens Calderoni etVailati, appartiennent ce quon pourrait appeler lextrme droite dupragmatisme , tandis que les nietzschens, tels Papini et Prezzolini,seraient des pragmatistes dextrme gauche.

    Charles le baptiste

    Cest vers 1900 que la geste pragmatiste fait son entre en France 3.Se met en place une doxa inlassablement rpte avec plus ou moinsdapproximations sur les origines du courant. Iteratio et variatio sontmoteurs dans la diffusion du mythe fondateur : le grand prtre de cequi nest pas encore une cole ni un mouvement, William James, intro-duit dans une brochure de 1898 intitule Philosophical Conceptionsand Practical Results le principe de pragmatisme ou pointde vue pragmatiste , dont il emprunte lide principale un certain Charles Pierce moins quil nait au contraire invent lui-mmelide mais extrait le mot des Illustrations of the Logic of Sciencede 18784. Cette ide est que toute doctrine doit se juger daprsses rsultats 5, que toute croyance nest quune rgle daction 6,

    1. Cf. le sous-titre de son essai :Pragmatism, A New Name for some Old Waysof Thinking.

    2. Lide de vrit daprs William James et ses adversaires , RevuePhilosophique,71.4, avril 1911, p. 1-26.

    3. 1898 est une approximation raisonnable, correspondant la diffusion dumot par James. J. Bourdeau crit en 1907 que les vocables pragmatismeet prag-maticisme indiquent une nouvelle mode en philosophie [] un nouveau modede philosopher, qui sest rpandu depuis une quinzaine dannes . Mais en 1902encore, la Socit franaise de philosophie, au cours dune discussion de lemploidu mot pragmatisme par Blondel, semble compltement ignorante de son usageanglo-amricain (cf.Bulletin de la Socit franaise de philosophie,t. 2, juill. 1902(sance du 29 mai 1902), p. 190-2).

    4. Cette version, moins partage, est celle de C. Dessoulavy, dans LePragmatisme ,Revue de Philosophie,7.1, juillet 1905, p. 89-94.5. Recension de larticle Pragmatism de Cadwell paru dans The Monist,

    Revue Philosophique,51, 1901, p. 223.6. Revue Philosophique,54, 1902, p. 526.

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    quil faut quitter lempyre de la mtaphysique ontologiste pourconsidrer lhomme et ses besoins1, et juger toute pense daprs seseffets seulement 2. Une certaine latitude demeure dans limportanceaccorde Peirce, tantt simple parrain du systme cr par James,qui a uvr dans un esprit prudent, modr, prosaque 3, tanttson gnial inspirateur ( beaucoup plus g que James4, et hlastrop tt disparu5). Quoi quil en soit, le rappel des origines du prag-matisme na dautre but que dintroduire aux thses de William James,et nullement Peirce ; cest en particulier la dfinition de la vritpar ses consquences pratiques ( le vrai, cest lefficace ) qui estvise le plus souvent.

    Le pragmatisme de Peirce en 1907 : un ancien nom pour denouvelles manires de penser ?

    Lanne 1907 voit la publication du recueil de confrences intitulPragmatism par William James. partir de cette date, le pragma-tisme acquiert une notabilit irrversible. Sa mythologie continue se constituer en France sur le thme de : Cest au savant am-ricain, Charles Sanders Peirce, que revient lhonneur du mot prag-matisme et la premire esquisse de cette philosophie pratique 6,ou encore de : Peirce fut seulement laccoucheur qui dlivra lecerveau anglais dune longue gestation 7 cerveau britannique prt William James. Les approximations et erreurs se multiplient eneffet (ne serait-ce quen prenant pour une philosophie de laction la

    1. Revue de Mtaphysique et de Morale,10, 1902, p. 522.2. Recension de larticle Le Pragmatisme comme mthode philosophique

    de Irving King paru dans Philosophical Review en 1903, Revue philosophique,58,1904, p. 426.

    3. Ren Berthelot, op. cit.,p. 8. Ces qualificatifs prparent surtout le contrasteavec le pragmatisme audacieux et potique du prophte des aristocratiesfutures , Nietzsche.

    4. Thodore Flournoy,La philosophie de William James,St-Blaise, 1911, p. 62.Peirce navait en ralit que trois ans de plus que James, mais il nest pas anodinque loutsiderde Milford se trouve ainsi remis dans le placard de lhistoire.

    5. La Revue Philosophique (54, 1902, p. 526) dplore ainsi douze ans avantlheure fatidique la mort de feu son compatriote, trop peu connu en Europe, lephilosophe Peirce .

    6. Mercure de France,vol. 70, 1907, p. 390. Cf. de mme la Revue philosophi-

    que de Louvain,1907, p. 221 ; mile Boutroux, William James,Paris, Colin, 1911,p. 69 ; Carlos Vaz Ferreira, Le pragmatisme,Montevideo, Tall. graf. A. Barreiro yRamos, 1914 (cours prononc Montevideo en 1908).

    7. Franoise Mentr, Note sur la valeur pragmatique du pragmatisme ,Revue de Philosophie,11.1, 1erjuillet 1907, p. 6.

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    philosophie de Pierce , voire de Samuel Peirce 1). Mais cestaussi le moment o quelques rares lecteurs franais se penchentvraiment sur la lettre du texte peircien, et surtout sur la maximepragmatiste2 (plus gnralement nomme principe de Peirce la suite de James). Outre ceux de Couturat et de Lalande, plusieursouvrages et articles rservent Charles S. Pierce, philosophe dehaut mrite 3, une place de choix.

    Comme en miroir, Lon Nol, futur prsident de lInstitut sup-rieur de philosophie de Louvain, propose dans laRevue Noscolastique(ou Revue Philosophique de Louvain) un commentaire sur Peirce4. Ilsouligne comme la plupart que How to Make Our Ideas Clear contenait la moelle du futur systme (p. 224) sans du restesembler conscient de la fortune (ou plutt de linfortune) francophonede larticle. Il en retient une thorie du doute et de la croyance : laseule fonction de la pense est de produire la croyance, cest--direde parvenir un repos provisoire, demi-cadence dans la symphonie denotre vie. Dautre part, le sens dune chose consiste simplement dansles habitudes quelle implique. Les nuances de significations produi-sant des diffrences dans la pratique, le sens dune ide est donnpar ses consquences. La tche du philosophe est donc de dtermi-

    ner quelles habitudes la pense produit. Cette lecture de Peirce estassez fidle, mais lauteur tient y lire une apologie de laction : M. Peirce a horreur du dilettantisme philosophique. Penser pourpenser, chercher pour chercher, sans se proccuper darriver unecertitude quelconque, sans avoir un but pratique, lui semble le malsuprme. (p. 225) La paraphrase est proche de loriginal, celaprs que le primat du pratique tait, admet-on aujourdhui, bien loi-gn des proccupations de Peirce. Lauteur met quelques rservesrelatives la notion dhabitude, un peu vague , qui ne signifie

    pas, semble-t-il, des manires dagir, mais plutt des manires dtreaffect, qui peuvent dailleurs aller jusqu laction (ibid.). Dans lemme esprit, il propose une remarque intressante sur le principede Peirce tel que vu par James : alors que ce dernier insiste surle caractre dexprience particulire, mais non ncessairement active

    1. Lon Cristiani,Le Problme de dieu et le pragmatisme,Paris, Bloud et Cie,1908.

    2. Par exemple cite par le Bulletin de la socit franaise de philosophie,

    vol. 8, 1907, p. 336.3. Jean Bourdeau, Pragmatisme et modernisme, Paris, Flix Alcan, 1909,p. 41.

    4. Lon Nol, Bulletin dpistmologie : Le Pragmatisme ,Revue noscolas-tique14.2, mai 1907, p. 220-243.

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    o sinscrit la consquence que lon dduit dune proposition, Nolmontre quil ne saurait en ralit sagir que dune action. Lobjet dupragmatisme nest autre chose que lagir, lintellectualisme tant pourses sectateurs une vritable dbauche de lesprit.

    La Note sur la valeur pragmatique du pragmatisme deFranoise Mentr assimile encore plus crment pragmatisme, espritanglais et philosophie de laction, qui doivent finalement mener deconserve lhumanisme, cest--dire la justification de toutes lesrecherches qui ont du prix pour celui qui les effectue 1. Peirce nauraitfait que trouver la formule qui inspirait Wall Street de longue date.

    Une lecture bien plus subtile est celle de Marcel Hbert, quiconsacre en 1908 tout un ouvrage au Pragmatisme2. Il commence parmoquer ces prjugs sur le pragmatisme yankee3 :

    Je mimaginais alors que les expressions pragmatistes ntaient quunesorte didiome amricain des formules dusage pratique destines mettre lesvrits la porte dhommes daffaires et dhommes daction peu exigeants aupoint de vue de la logique et de la critique. (p. 5).

    Hbert se rfre prcisment larticle A Neglected Argumentfor the Reality of God , publi par Peirce en octobre 1908 dans TheHibbert Journal (quen appelant seulement The Reality of God il dtourne dj de son propos), pour conter les origines du pragma-tisme, systme expos par M. Pierce ds 1871, et mot abondam-ment employ dans sa conversation quoique jamais imprim par luiavant le dictionnaire de Baldwin en 1902. Hbert rsume prcismentla thse du doute comme irritation, les quatre mthodes de fixationde la croyance, et affirme que la tche de la philosophie est dereconnatre les habitudes gnrales impliques par une croyance. Ilne serait pas loin dy voir une srie de truismes : Sauf la manirepersonnelle dont les choses sont prsentes, il ny a rien de bien

    1. Art. cit., p. 18.2. Le Pragmatisme, tude de ses formes anglo-amricaines, franaises et italien-

    nes,Paris, mile Nourry, Bibliothque de critique religieuse, 1908. Sa recensionpar Franois Pillon dansLAnne philosophiquede 1908 (vol. 19, Paris, Flix Alcan,p. 208-9) est globalement sympathique, et se confronte au paradoxe diamtra-lement oppos lintellectualisme exagr que propose le pragmatisme selonHbert (op. cit.,p. 100).

    3. Dont on trouve un trs bon exemple dans lAnti-pragmatisme du SuisseAlbert Schinz (Anti-pragmatisme : Examen des droits respectifs de laristocra-tie intellectuelle et de la dmocratie sociale,Paris, Flix Alcan, 1909), lequel nementionne du reste Peirce (p. 11) que pour annoncer quil ne soccupera pas des nuances diverses qui traversent le courant pragmatiste !

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    nouveau, certes, dans de pareilles affirmations 1. Mais les objectionsne tardent pas pleuvoir, car Hbert comprend Peirce comme unirrationnaliste qui prfrerait nimporte quelle croyance au doute,un peu dans le sillage dune volont de croire anti-videntialiste : impossible de le suivre.

    Que bien des gens, en effet, cherchent seulement une opinion qui lescalme, les rassure, une conviction, on ne le constate que trop souvent ; maispourquoi lhomme ne demeure-t-il pas satisfait de la mthode de tnacit,pourquoi cherche-t-il en sortir et parvenir la mthode scientifique,sinon parce que le doux sommeil de la certitude subjective ne lui suffit plus,et que sest veill le besoin dune certitude objective ? (p. 28)

    Il semble quHbert manque largument de Peirce, lequel consisteprcisment montrer que cest le dsir dune croyance fermementassure, plutt que la qute de vrit, qui mne considrer celle-cicomme minemment dsirable : la mthode scientifique est seule apte procurer une satisfaction vraiment durable. Pour la mme raison,Hbert conteste que lapaisement du doute, cest--dire dune mo-tion dsagrable, soit lunique motif de lenqute : Peirce ngligeraitencore lattrait quont sur nous la vrit et le dsir de connaissance, enles remplaant par des critres pratiques seulement adventices. Le

    pragmatisme de M. Pierce, en ne tenant compte que de lapprciationdutilit, modifie donc, diminue, altre les donnes du problme telquil se pose dans la complexe ralit (p. 22). Hbert a dautressujets de mcontentement encore. La fameuse analyse peircienne de latranssubstantiation (qui suggre que les conceptions de lhostie respec-tivement comme symbole du corps du Christ ou comme prsence rellenopposent pas protestants et catholiques, puisque delles dcoule unemme consquence pratique, la consommation dune nourriture spiri-tuelle, et quil sagit donc dune mme conception) est pour lui pleine

    d-peu-prs : comme dautres, cet exemple montre quel degrde simplification il est amen rduire les difficults pour que sonpragmatisme y puisse rpondre. Laccord final des esprits laisse ga-lement notre auteur rveur. Quant lidalisme de Peirce, il nest pasplus satisfaisant, puisquil voit dans les effets perceptibles des chosestoute leur ralit : Leur ralit par rapport nous, videmment,mais ne peut-on rien en induire sur leur ralit en elles-mmes ? (p. 21).

    En dautres termes, Peirce aurait choisi dadopter le point de

    vue de laction et de lutile, celui du pragmatisme-mthode pur

    1. Op. cit.,p. 12. Cette critique sinspire vraisemblablement de Schiller, qui sevoit oblig de radicaliser le principe pour ne pas verser dans linsignifiance.

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    qui laisse de ct la valeur reprsentative de la connaissance.Linstrumentalisation du savoir a pour rsultat que toutes ses asser-tions sont vraies, mais seulement partiellement vraies : pour secontenter de la mthode pragmatiste, il faut considrablement dimi-nuer, amputer choses et pense. Je ne mtonne donc point que lonait combattu le pragmatisme en affirmant quil cache, quil voile lescepticisme sous de simples expdients pratiques. (ibid.) Hbertne prcise pas la source, vraisemblablement non franaise, de cettecritique bien paradoxale : le contempteur du doute de papier, celui-lmme qui dfinit la pense par son besoin de fixer des croyances,serait en fait un sceptique. Par-l, cest le peu de cas que Peircesemble faire du souci de vrit que blme Hbert.

    III. Quelques passeurs

    La chronique des dbuts de Peirce en France naurait t quelhistoire pathtique des msinterprtations, confusions et erreurs aux-quelles donnrent lieu les quelques textes accessibles de son vivant,si des passeurs navaient eu cur de saisir les intentions au principe

    de cette pense, et de la distinguer du pragmatisme mainstream.

    1. Andr Lalande

    Bien avant de consacrer au pragmatisme un article sminal dansson clbre dictionnaire, Andr Lalande sintressa de prs aux thoriesde James et de Peirce. Il eut le soin minutieux den exposer les diff-rences, et ne cacha gure sa prfrence, alors trs htrodoxe, pour lepragmaticisme. Ses propos trahissent une admiration indniable pour

    Peirce, et lon peut dire que Lalande fut srement le premier Franais reconnatre en lui un trs grand philosophe. Cest partir des textesde 1905 sur le pragmatisme1 que Lalande aborde Peirce, et lon saitque les deux hommes entretinrent cette occasion une correspondance2.

    1. What Pragmatism is ; article Pragmatism du dictionnaire deBaldwin ; The Issues of Pragmatism . Lalande utilise en outre le texte de

    Comment rendre nos ides claires .2. Le catalogue Robin des manuscrits et lettres de Peirce mentionne troisbrouillons de lettres de Peirce Lalande dats des 22 et 23 novembre 1905. Lalettre du 22 novembre a t publie par Grard Deledalle ( La nature du prag-matisme ,Revue philosophique,159, 1969, p. 38).

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    Larticle Pragmatisme et pragmaticisme 1propose une mise au pointsur les thses originales de Peirce, nettement distinctes des dclara-tions de James depuis ce que Lalande nomme son Discerne causammeam . La raison dtre d au moins une des formes du pragma-tisme , explique Lalande, est de dire Le roi est tout nu ! :

    Penser de bonne foi, ne plus chercher pour chercher, vouloir aboutir ;et par suite, changer le standard de la vrit mtaphysique : voil lesprit quia fait natre cette nouvelle philosophie. (p. 122).

    On remarque que si les mots sont presque les mmes que chez Nol(cf. ci-dessus, p. 193), puisque ce sont ceux de Peirce, lintention est

    compltement diffrente : Lalande comprend que Peirce ne prne paslaction, mais la clarification des significations. Il compose une proso-pope dans laquelle Peirce invite balayer les vieux dchets dela mtaphysique ontologique , fatras vide de sens ou ramassisde parfaites absurdits , pour parvenir des problmes acces-sibles selon la mthode expriencielle (sic) des vraies sciences .Conscient de la confusion de ses compatriotes, Lalande entend aussicorriger lun des grands moyens daltration du pragmatisme entraduisant belief par conviction plutt que croyance , ou mme

    par certitude en un sens purement subjectif : il nest questiondans le pragmaticisme ni de foi religieuse ni de degrs de connais-sance, mais seulement, en un sens trs humble, de lattitude mentalecontraire au doute. cet gard, James est avanc par rapport Peirce : Je veux dire quil accorde beaucoup la croyance , etsrement trop par rapport au belief peircien.

    Lalande dveloppe ensuite la rgle fondamentale de la mthodepragmatique , dont les consquences, crit-il, sont acceptes parJames et Peirce de conserve : rvolte contre le dilettantisme phi-

    losophique, revendication dune homognit stricte entre la vritscientifique et la vrit philosophique, expriencialisme absolu. Autre point commun, lide que la signification rationnelle ne rsidepas dans une exprience particulire, mais dans un phnomneexprimental . Le pragmatisme est donc un ralisme , en ce quiladmet la ralit du gnral dans la nature et non seulement dans les-prit. Lalande peut ainsi corriger le contresens de Hbert : Peirce nesoutient pas, en idaliste, que la ralit consiste toute dans des effetsperceptibles particuliers, mais bien que lide de ralit sidentifie

    1. Andr Lalande, Pragmatisme et pragmaticisme , art. cit. Jean Bourdeau,dans Pragmatisme et modernisme (op. cit., 1909, chapitre crit en 1907, p. 40),confesse ne connatre dautre tude densemble sur le pragmatisme que cet articlede Lalande, qui est le meilleur guide en la matire.

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    aux effets perceptibles quelle implique, comme toute autre ide ; endautres termes, la ralit est ce qui met fin la controverse.

    Selon Lalande, le sens-communisme critique se rapprochesurtout du Spinoza du De Intellectus Emendatione par sa foi dansla vrit et sa mthode ad dat ver ide normam . On atort dopposer pragmatisme et rationalisme : en tant quil combat lefidisme et le recours lautorit, le pragmatisme est un rationalisme.De cette lecture ressort un biais quelque peu scientiste : la philo-sophie de Peirce est vue comme un empirisme radical, lapplicationdun programme scientifique. Du moins une telle interprtation a-t-ellele mrite de redresser lanamorphose anti-intellectualiste inflige laphilosophie amricaine.

    Dans un autre article dimportance, Le mouvement logique 1,Lalande souligne que cest le mme Charles S. Peirce qui a crle pragmatisme dune part, et de lautre, a men les recherches duSyllabus of Logic et publi les Studies in Logic. Autrement dit, silarticle prcdent, en rendant au pragmatisme et au pragmaticismece qui leur revient respectivement, cherchait extraire Peirce de lageste jamesienne, le prsent texte contribue reconstituer lunit dela philosophie peircienne. Rien que Peirce et tout Peirce : Lalande

    entend dsormais montrer la cohrence des deux versants dune mmeuvre, lun formel et lautre mtaphysique. Il tait en effet loin dtrevident pour les Franais, avant cet effort de synthse, que le fils deBenjamin, le clbre mathmaticien, le cartographe et lenfant terriblede la philosophie amricaine fussent anims dune mme intention,et mme, quil sagt dune seule et mme personne.

    Lalande reprend les sept points de convergence entre pragmatismeet logique mathmatique identifis par Vailati dans un article traduitpour The Monist en 19062. Les deux courants partagent une tendance

    considrer la valeur de toute assertion comme dpendant avanttout de ses consquences , ce qui se manifeste dans la logique parle traitement des postulats, qui perdent leur prminence pour ntreplus que des propositions choisies en fonction des consquences olon veut aboutir3. Ils oprent le mme largissement des dfinitions

    1. Andr Lalande, Le Mouvement logique , Revue Philosophique, 63.3,mars 1907, p. 256-288.

    2. Giovanni Vailati, Pragmatism and Mathematical Logic , The Monist,

    16.4, 1906, p. 481-491.3. Cf. F.C.S. Schiller, Axioms as Postulates , in H. Sturt (d.), PersonalIdealism, Londres et New York, Macmillan, 1902, p. 47-133. En ralit, Peircese prononce contre cette position, cf. sa recension de Personal Idalismdans TheNationdu 4 juin 1903.

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    comme sommes de consquences : la maxime pragmatiste quivaut la dfinition implicite des logiciens modernes, analogue la dfinitionpar postulats qui dtermine une opration ou relation par lensemble desrgles qui sy appliquent. Remarque prcieuse prouvant la lucidit deLalande, logistique et pragmatisme conduisent prendre au srieuxdes questionnements sur le langage. Ils veulent substituer au vague desdterminations prcises. Ils visent donc la concision et la simplicit,pour gurir la science de sa dgnrescence graisseuse . Pour cefaire, ils nomettent pas de retourner aux faits particuliers : par cebesoin qua la logique pure de revenir toucher terre, comme Ante,pour y reprendre des forces, elle donne les mains au pragmatisme,qui soutient quune bonne mthode ne doit jamais dparer lintuitiondu particulier et la gnralit la plus abstraite. (p. 286). Notamment,lhistoire y acquiert une importance pour reprsenter la continuit durel : Les thories ny sont plus exposes sous leur aspect statique,comme des animaux empaills avec des yeux de verre , mais commedes figures cinmatographiques . Lalande reconnat que certaines deces analogies sont un peu extrieures, mais les raisons daccord entrelogique moderne et pragmatisme rsident moins dans un paralllismeou dans des concidences de dtail que dans le caractre complmen-

    taire de ces deux conceptions logiques. (ibid.).Cette transmission de Peirce par Lalande et via Vailati nous rap-

    pelle que lItalie fut beaucoup plus rceptive au pragmatisme, etquelle en facilita aussi lintroduction en France. Surtout, elle faitapparatre, contre-courant des interprtations anti-intellectualistes,voire nietzschennes1, du pragmatisme, selon lesquelles James etPeirce associent leur hostilit la ratiocination dans une vise dac-tion et de profit, le caractre essentiellement logique et scientifiquedes propositions peirciennes : la maxime pragmatiste est susceptible

    dune conception formelle, qui correspond lapplication aux vritsphilosophiques de la critique scientifique, cest--dire de la mthodeemploye en commun par les physiciens pour dfinir clairement lesconcepts 2.

    1. Cf. Ren Berthelot, op. cit.,dont un chapitre du premier livre porte expli-citement sur Peirce et Nietzsche.

    2. Andr Lalande, Recension de Truth and realityde John Elof Boodin,Revuephilosophique,77, 1914, p. 194.

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    2. Louis Couturat

    Si Lalande est trs attentif interprter correctement le pragma-tisme de Peirce, vritable philosophe de la logique plutt quclaireurde James, il inscrit en revanche le logicien Peirce dans le groupedes logisticiens 1, aux cts de Boole, Schrder, Peano et Russel(sic), voyant en lui linitiateur dun mouvement original dans lechamp de la logistique 2. Ce dernier mot est surtout employ parLouis Couturat pour dsigner la logique mathmatique, en particulierle projet daxiomatisation de Peano3. Lalande sexplique sur ce gal-licisme dans une revue amricaine :

    I give it the name of logistique from an old word which appears tobe revived, and means formal logic in the sense of the algorithmic works ofSchrder, of Boole, of Peirce, and of M. Peano. Its principal representative[in France], is M. Couturat, who has been led to this standpoint by his studyof Leibniz. 4

    Couturat a contribu la fortune de Peirce en France par ltudede ses crits logiques techniques, lexclusion du versant pragma-ticiste5. En effet, comme le rappelle Lalande, tout le monde saitque M. Couturat est un adversaire trs dcid du pragmatisme, contre

    lequel il a plusieurs fois parl ou crit 6. Cette hostilit, similaire celle de Russell contre la thorie de la vrit de James7, pargnedonc la logique de Peirce, preuve bien plutt de la ncessaire dso-lidarisation de James et Peirce que de lindpendance entre logiqueet pragmaticisme chez ce dernier.

    Peirce apparat sous la plume de Couturat deux titres, commesuccesseur de Boole ayant perfectionn lalgbre de la logique dune

    1. Recension par Lalande duDictionnaire philosophiquede lAbb Elie Blanc,Revue Philosophique,63.3, 1907, p. 425-8.

    2. Le Mouvement logique , art. cit., p. 285.3. Cf. Ivor Grattan-Guinness: From 1904 the word logistic was adopted to

    denote the new mathematical logic; but it covered both the position of the Peanistsand that of Russell. (The Search for Mathematical Roots 1870-1940, PrincetonUniversity Press, 2000, p. 10)

    4. Andr Lalande, Philosophy in France (1905) , Philosophical Review,15.3, mai 1906, p. 241-266.

    5. Louis Couturat avait en outre t rendu sensible aux travaux de Peirce parson amie personnelle Christine Ladd-Franklin, lune des lves les plus brillantesde Peirce. Le trio a du reste co-crit larticle Symbolic Logic du dictionnairede Baldwin.

    6. Le Mouvement logique , art. cit., p. 86.7. Pour Couturat, la philosophie pragmatiste consiste juger de la vritdune proposition par ses consquences pratiques ; elle subordonne ainsi la vrit lutilit, ou plutt elle la dfinit par lutilit. ( La Logique et la philosophiecontemporaine ,Revue de mtaphysique et de morale,14.3, mai 1906, p. 334.)

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    part, et de lautre au titre de fondateur de la logique des relations.Le prfacier de la traduction anglaise de son Algbre de la logiquede 1905 ne manque pas de remarquer que ces deux aspects sont sinonantithtiques, du moins complmentaires : dans des termes leibnizienschers Couturat, les travaux de Boole, Schrder et Peirce (ainsi quede De Morgan, Jevons, Venn et Ladd-Franklin) relvent plutt de las-pect calculus ratiocinatorde la logique symbolique, tandis que Frege,Peano, Russell et Whitehead ont uvr une lingua characteristica ;mais Peirce a galement travaill aux fondements de larithmtiqueavec son calcul des relations. Si elle nest pas de Couturat, cettemanire de prsenter les choses correspond bien son style russellien.En effet, lopposition du calcul aveugle la caractristique universelle(dualit qui chez Leibniz na rien dune opposition) correspond globa-lement deux relations possibles entre logique et mathmatiques : lapremire rapporte la logique un calcul algbrique, la seconde rduitles mathmatiques des rgles logiques.

    Il est vrai que cette seconde option fut un espoir avr, le pro-gramme logiciste1, dans lequel Couturat vit une nouvelle phase dela logistique : tandis que leurs prdcesseurs faisaient rentrer lalogique dans les mathmatiques, ils font rentrer les mathmatiques

    dans la logique 2. La conscience dune crise des fondements desmathmatiques rend alors urgent de prouver que les concepts math-matiques sont dductibles de principes logiques. Cest bon droitque Couturat inscrit dans ce programme les travaux de Weierstrasset Cantor3, ce dernier parce quil rduisit larithmtique la thoriedes ensembles, et plus gnralement les deux pour leurs mthodes defondation des irrationnels sur les rationnels qui, avec les axiomes dePeano pour les nombres rels, accrditrent la possibilit de rduireles mathmatiques, en grande partie au moins, quelques notions

    primitives.En revanche, en prsentant les travaux de Boole, Schrder et

    Peirce comme une tentative symtrique de fusion de la logique et dela mathmatique pure ralise implicitement et presque inconsciem-ment 4, et en jugeant assez juste lide quil ny a pas divers

    1. On rserve cette acception troite au mot logicisme depuis Fraenkel etCarnap, cf. Ivor Grattan-Guinness, op. cit.,p. 4.

    2. Recension de The Development of Symbolic Logic, a critical-historical study

    of the logical calculus, par A.-T. Shearman, Revue de mtaphysique et de morale,supplment, juillet 1906, p. 9.3. Les Principes des mathmatiques , Revue de Mtaphysique et de

    Morale12, 1904, p. 19-50.4. Idem,p. 22.

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    systmes de calcul logique, mais un seul qui sest dvelopp rgulire-ment depuis cinquante ans 1, il introduit une cohrence artificielle2 :une lecture prcise de ces auteurs ne rvle aucun programme derduction de la logique au calcul, ni aucune profession de foi philo-sophique sur le caractre fondateur des mathmatiques par rapportaux lois de la logique ou de la pense3. Lalgbre de la logique estexplore comme une technique efficace notamment dans le traitementdes probabilits. Peirce est particulirement clair sur le caractrepurement opratoire de lalgbre, et sur labsence disomorphismeentre phnomnes mentaux, comme entre principes logiques fonda-mentaux, et oprations de lalgbre.

    Rfractaire lalgbre de la logique, le programme logiciste deRussell implique en outre une reconstruction logique de toute laMathmatique pure au moyen de lalgorithme logique de M. Peano,complt et perfectionn par lauteur dans le domaine encore neuf dela Logique des relations 4. Or, la logique des relations a t dvelop-pe par les partisans de lalgbre logique, entrevue par De Morgan,fonde par Ch. S. Peirce et dveloppe par Schrder 5. Le fait quePeirce ne sinscrive pas univoquement dans le courant algbriquese lit dans son choix de substituer la copule dinclusion au signe

    dgalit6. Couturat refuse de se prononcer sur lide que la logiquedes relations se rduirait la doctrine des quantifications multiples,doctrine dveloppe par Peirce, Mitchell et Johnston7, mais il doitadmettre que la partie la plus originale et la plus neuve de lu-

    1. Recension de The Development of Symbolic Logic, art. cit.,p. 9-10.2. Cette vision est pourtant trs commune. Cf. par exemple M.H. Fehr, Sur

    la fusion progressive de la logique et des mathmatiques (discours douverture),in Congrs international de Philosophie, IIe Session, Rapports et Comptes Rendus,Genve, Kundig, 1905, p. 677-679. Ernest Nagel crit propos des tentativespeirciennes sur les algbres gnralises : There can be little question thatWhiteheads Universal Algebra represents the culmination of some of Peircesattempts in that direction ( Charles Peirces Guesses at the Riddle , TheJournal of Philosophy,31, 1934, p. 188).

    3. Le rcent livre de Christiane Chauvir, Lil mathmatique. Essai sur laphilosophie mathmatique de Peirce(Paris, Kim, 2008), propose une clarificationde la question en prouvant que Peirce maintient une notion danalycit logiqueforte sans verser pour autant dans le logicisme.

    4. Les Principes des mathmatiques , art. cit.,p. 22.5. Louis Couturat, La logique de Leibniz daprs des documents indits,Paris,

    Flix Alcan, 1901, p. 387. Cf. aussi Revue des questions scientifiques de la socitscientifique de Bruxelles,p. 679.6. Louis Couturat, Lalgbre universelle de Whitehead , Revue de

    Mtaphysique et de Morale,8, 1900, p. 323-362.7. Recension de The Development of Symbolic Logic, art. cit.

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    vre de M. Russell 1, celle qui traite des relations, est lointainementinspire de Leibniz et plus directement de Peirce2. Toutefois, il at oblig de rformer radicalement le symbolisme de Peirce et deSchrder en corrigeant le traitement peircien de la logique dyadiqueparfois confus.

    3. Peirce positiviste ?

    Couturat, Lalande et quelques autres ont contribu largirlaudience de Peirce, un penseur trop peu connu et dont le principalcrit [] a pass presque inaperu jusquau jour o, vingt ans aprs,

    James le tira de lombre pour lui donner lclat de son adhsion 3.Peirce fait son entre discrte dans les programmes de lenseigne-ment secondaire, grce labb Louis Lvesque qui linscrit dansson Prcis de philosophie4. En outre, Couturat et Lalande ont corrigles contresens des pourfendeurs de lirrationalisme et ceux des sup-pts des intrts pragmatiques. Cependant, on pourrait craindre quilsnaient induit un autre biais : lingnieur Peirce est devenu chantrede la mthode scientifique dans la ligne dAuguste Comte et deClaude Bernard5.

    Premier contresens tenace, la maxime de Peirce est entenduecomme injonction vrificationniste : La mthode nomme par Peircepragmatisme nrige pas lutile en critrium du vrai, mais exclut lesquestions inutiles en retenant de toute assertion ce qui se rduit desprvisions vrifiables 6. Cette lecture, en partie due la mdiation deVailati et Calderoni, est la source du rapprochement plus tard tablientre Peirce et Carnap. Mais la thorie dispositionnaliste des possiblesrels de Peirce (reprise par Karl Popper, lecteur des Collected Paperset interlocuteur du Cercle de Vienne pour un temps) est au contraire

    btie sur les traces de Duns Scot afin dviter de recourir ncessai-rement la vrification temporelle (plutt que modale).

    1. Les Principes des mathmatiques , art. cit.,p. 39.2. Lon Brunschvicg rend un mme hommage Peirce, Schrder et Russell

    pour leur logique des relations dans Les tapes de la philosophie mathmatique,Paris, Flix Alcan, 1912, p. 559.

    3. Thodore Flournoy,La Philosophie de William James, op. cit.,p. 62.4. Prcis de philosophie,Paris, Poussielgue, 1913, p. 74.5. Il est vrai que les textes de laLogique de la scienceont une tendance un peu

    scientiste qui nest pas reprsentative de luvre de Peirce. Ils ont t crits une priode o Peirce, depuis 1872, se consacrait entirement ses travauxscientifiques et ne donnait aucune confrence de philosophie.

    6. Recension de M. Calderoni et G. Vailati, Origine et ide fondamentale duPragmatisme ,Revue Philosophique,69, 1910, p. 438.

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    Deuxime contresens, Peirce serait hostile la mtaphysique. Or,si la mthode pragmatiste veut clarifier les conceptions abstruses etinsenses de la mtaphysique, elle ne vise pas liminer cette der-nire : nombre dcrits peirciens alors inconnus en France visent donner la mtaphysique scientifique le statut de plus hautedes sciences positives , en reprenant les contributions de la scolas-tique mdivale en particulier. Pas plus ne tend-elle lradicationde la religion, comme le craint ce journal politique, religieux etsocial de Fribourg :

    Les systmes de Peirce et de James, qui nous sont arrivs dau-dellOcan ports par une vague de popularit si soudaine et qui se sont rpandussi rapidement en Europe, mesuraient les titres de crance des opinions qui sedonnent pour la vrit leur valeur pratique. On comprend quune doctrinesemblable fasse fi de la mtaphysique comme dun vain effort pour saisir cequelle regarde comme linconnaissable. lencontre de cet utilitarisme pr-tentions philosophiques, la Jeunesse nouvelle se porte rsolument ltude dela mtaphysique dans les uvres des grands matres de la pense catholique,surtout dans celles de saint Thomas. 1

    Que lordre moral se rassure, la jeunesse nouvelle peut lire Peirceen toute scurit.

    Durkheim enfin contribue faire passer Peirce pour positiviste encreusant un gouffre entre pragmatisme et pragmaticisme, notammentrelativement la question de la vrit. Il propose une lecture certesfine des crits de Peirce dans son cours profess en Sorbonne en1913-14, publi ultrieurement sous le titre Pragmatisme et socio-logie, mais le propos densemble demeure assez rtrograde et peuclairvoyant : les vrais pragmatistes seraient James, Dewey etSchiller, Peirce nintervenant dans le tableau quau titre daeul qui nannonce encore le Pragmatisme que dassez loin . Cette appro-che classique reconnat le pragmatisme sa thorie utilitariste dela vrit. Peirce a bien quelque parent avec le pragmatismerelativement au lien entre ide et action ou au rejet des discussionsverbales , mais le problme de la vrit nest pas pos selonDurkheim : Peirce admet, avec la thorie classique, que la vritsimpose avec une sorte de fatalit, que lesprit ne peut pas ne passincliner devant elle. En lexcluant de sa critique, Durkheim bana-lise pour ainsi dire la thorie de la vrit de Peirce, et la ramne ce quelle nest pas, une contemplation passive. La thorie de la vritde Peirce, fonde sur lide dune fin idale de lenqute, est pourtant

    1. La jeunesse acadmique et la foi catholique , dans La libert, journalpolitique, religieux et socialde Fribourg, 21 fvrier 1914.

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    loin dtre consensuelle. On aimerait savoir ce que Durkheim entendpar thorie classique de la vrit : adquation thomasienne avecla chose, intuition interne du vrai, foi dans le progrs, rien de celanexprime en tout cas la position peircienne. Peut-tre sagit-il seu-lement de dire que lide dune vrit objective et tous les cher-cheurs sont obligs de ladmettre est prserve par Peirce, alorsque pour James le vrai est affaire dopinion personnelle. Durkheimconclut ainsi du rationalisme de Peirce : Cest tout le contraire duprincipe pragmatiste 1.

    Peirce distordu, Peirce pierc , Peirce enterr, mais Peirceconnu et reconnu : cette image mrite un ultime correctif. Notremthode, en valuant les lectures du texte peircien, masque le fait leplus important : Peirce brille surtout par son absence dans la Francedu tournant du sicle. Ignor, oubli, expdi en une formule conve-nue, clips par James et Schiller, il nest pas lhonneur. Maismalgr cette inexistence statistique, les crits accessibles du vivantde Peirce furent sinon compris, du moins lus et tudis en Francepar quelques philosophes attentifs. Sans doute lexotrisme des textesdisponibles a-t-il favoris lintroduction de Peirce : dparti de l aga-pasticisme , des sinsignes indiciels dicents et autres relations

    nonsibinecalio , le pragmaticisme perd de la bizarrerie qui a rebutnombre de ses lecteurs ultrieurs. Le savant admir a depuis lors faitplace au philosophe cabalistique, emptr dans ses idiotismes obsi-dionaux ; mais sil est quelque leon retenir de lhistoire que nousvenons desquisser, peut-tre est-ce avant tout que tous les clichssont bons bousculer, et que le vrai Peirce, sil existe, reste dcouvrir.

    J.M.C. CHEVALIER(Universit Paris-Est)

    [email protected]

    1. Pragmatisme et sociologie : cours indit prononc la Sorbonne en 1913-1914 et restitu par Armand Cuvillier daprs des notes dtudiants, Paris, Vrin,1955, p. 35.

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