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Romaiiisi ÉijiicIie ZeiÉs>chrif É f iii* Ijiteratarg^eiiicliiclite €ahiei *!S cl'lIîsttoii*e de§i LiiiÉératureiS Romanesi Herausgegeben von ERICH KÔHLER t UND HENNING KRAUSS in Verbindung mit BERNARD BRAY, ULRICH MOLK, HANSJÔRG NEUSCHÂFER, FRITZ NIES, JACQUES PROUST UND DIETMAR RIEGER HEFT 1/2 SONDERDRUCK HEIDELBERG 1988 CARLWINTER- UNIVERSITÂTSVERLAG

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R o m a i i i s i É i j i i c I i e Z e i É s > c h r i f É f iii* I j i t e r a t a r g ^ e i i i c l i i c l i t e

€ahie i*!S c l ' l I î s t t o i i * e de§i L i i i É é r a t u r e i S R o m a n e s i

Herausgegeben von

ERICH KÔHLER t UND HENNING KRAUSS in Verbindung mit

B E R N A R D BRAY, U L R I C H MOLK, HANSJÔRG N E U S C H Â F E R ,

FRITZ NIES, JACQUES PROUST U N D D I E T M A R RIEGER

H E F T 1/2

S O N D E R D R U C K

HEIDELBERG 1988

C A R L W I N T E R - UNIVERSITÂTSVERLAG

Résumé

Les romans de Toumier racontent des „mythes", des histoires que tout le monde connaît déjà, des histoires aussi qui mettent en question les ordres symbo­liques de la société: l'économie, la sexualité et le langage, ordres fondamentaux de l'histoire de l 'homme et de la formation du sujet. Leur commencement my­thique, le mythe originaire de la civilisation occidentale est la chute. Elle est le leitmotiv des textes de Toumier, depuis la „grande trilogie" comprenant «Ven­dredi ou les limbes du Pacifique", „Le Roi des Aulnes" et „Les Météores" juqu'aux romans et récits derniers dont „La Goutte d'Or". C'est l'au­delà de la chute qui, d'une manière paradoxale, dramatise les fantaisies de Toumier: le paradis de la dépense, de l'androgynie, de l'unité primordiale de la chose et du langage. Dans cette utopie, la fête prend la place de la norme et de la loi, et le mythe et la parodie remplacent l'originalité et le nom d'auteur ­ une conception de la littérature qui se retrouve chez Roland Barthes et Michel Foucault. Mais loin de glorifier la régression et la naïveté étourdie, les textes de Toumier sont l'ébauche d'une société sans famille, anti­œdipale, une archéologie à la fois heureuse et sobre des «perversions". Les perversions sont la mise en scène d'une violation de la loi du père et du concept de la subjectivité, mais ce n'est qu'à la fin des histoires que l'histoire s'arrondit pour fêter l'instant étemel, et jusque là les mythes racontent l'odyssée des sujets: le naufrage et la solitude de Robinson, la fuite et la collaboration d'Abel Tiffauges, le jeu des miroirs et la persécution des „météores" et finalement la perte et la recherche de sa propre photo par Idriss dans „La Goutte d'Or". L'odyssée s'avère être, dans tous les romans, un retour lent et douloureux vers l'origine et se pose en même temps comme l'origine des histoires. Les personnages qui perdent progressivement leur propre image per­vertissent et torpillent les ordres symboliques. La littérature enfouit la réalité à la recherche des traces d'un «réel" (Lacan) qui, bien qu'il ne soit pas codifié lui­même, se cache dans les contes de fée, les mythes et les rêves. Mais le mythe, le langage et l'inconscient sont un, et pour cette raison l'auteur prend le rôle d'un mort dans un jeu d'écriture, dans lequel ses héros doivent mourir pour devenir étemels.

hat das Recht erhalten, zu tôten, seinen Autor umzubringen. D e n k e n Sie an Raubert , Proust, Kafka. Aber da ist noch etwas anderes: die Beziehung des Schreibens zum Tod âuBert sich auch in der Verwischung der individuellen Zùge des schreibenden Sub-jekts. ( . . . ) das Kennzeichen des Schriftstellers ist nur noch die Einmaligkeit seiner Abwesenhe i t ; er muB d ie Rolle des Toten i m Schreib­Spiel i ibemehmen".

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J A C Q U E S M A R X • B R U X E L L E S

Paris-Byzance, ou le troupeau ténébreux des névroses

Il semble bien que, dans l'histoire des idées et dans celle des mentalités, le XIX^ siècle n'ait jamais cessé de nourrir une sorte de complexe de la décadence, dont l'histoire a d'ailleurs été plusieurs fois entreprise', et qui affleure constam­ment en contre-courant de la croyance universelle au progrès. Histoire longue, en somme, puisqu'elle alimente déjà en 1834 les commentaires de Désiré Nisard sur les poètes latins. Qu'il s'agisse de décadence littéraire ou de décadence politique, la perception même du concept évite difficilement l'analogie avec un processus organique: Nisard voit la poésie latine s'anémier dans un état d'épuisement^ et, bien plus tard, un philosophe comme Prevost-Paradol décrit encore l'empire romain finissant comme un „corps immense" dévoré par les Barbares, comme un cadavre pourrissant^. Parallèlement, bien que la coïcidence des deux mouve­ments soit une illusion où même Montesquieu est tombé, - il y a à ce sujet d'in­téressantes considérations de Rémy de Gourmont sur Mallarmé et l'idée de déca­dence* - , on voit se dégager une double perspective. D'une part, se cristallise et se renforce une forme de sensibilité, plutôt qu'une prise de conscience claire et distincte, qui identifie le destin de la France avec celui du Bas-Empire. D'autre

' Par Jacques Lethève, „Le thème de la décadence dans les lettres françaises à la fin du XIX' siècle", Reme d'histoire littéraire de la France, janvier-mars 1963, n° I, pp. 46-61 ; Koenraad W. Swaart, The sensé of Décadence in Nineteenth-Century France, La Haye 1964; Emil ien Carassus, Le Snobisme et les lettres françaises de Paul Bourget à Marcel Proust 1884-1914, Paris 1966; Jean Pierrot, L'imiginaire décadent 1880-1900, Paris 1977, Chap. II; Michel Decaudin, „Définir la décadence", L'Esprit de décadence. Coi-loque de Nantes, Paris 1980, pp. 5 -11 .

^ Dans ses Etudes de mœurs et de critique sur les poètes de la décadence, Paris 1834, D. Nisard tâche d 'expl iquer". . . par quelles nécessités successives et insensibles l'esprit humain arrive à ce singulier état d'épuisement, où les imaginations les plus riches ne peuvent rien pour la vraie poésie" (préface, p. 4)

' La France nouvelle, 10° éd., Paris 1869, livre III, chap. 2, pp. 339 sq, „ D e s signes les plus apparents de la décadence d'un peuple".

'' Rémy de Gourmont , „Stéphane Mallarmé et l'idée de décadence", La Culture des idées, Paris 1910, p. 109 sq. Gourmont observe que Goethe est contemporain de la ruine de son pays; qu'Ibsen et Bjoernson apparaissent quand Gustave-Adolphe et Charles XII ne sont plus possibles; et conclut: „Dépouil lée de son mysticisme, de sa nécessité, de toute sa généalogie historique, l'idée de décadence littéraire se réduit à une idée pure­ment négative, à la s imple idée d'absence" (p. 116).

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part, émerge progressivement le concept d'une „décadence" littéraire, - le mot est à mettre entre guillemets -, qui apparaît en fait comme une résurgence lointaine du romantisme, et qui se focalise sur le fameux „mal du siècle".

La décadence morale et politique: c'est Raudot, dit Raudot de l'Yonne, qui gémit en 1850 sur La décadence de la France, et c'est_Louis Veuillot qui fait pré­céder son pamphlet Les Odeurs de Paris d'une introduction significative, libellée Paris-Rome. Il y commente un tableau de Couture exposé au Salon de 1847, L'Or­gie romaine: un groupe de deux jeunes gens y observe, dit Veuillot, „avec une noble tristesse l'ignominie des convives et la gloire du festin"^ C'est, bien sûr, Henri Rochefort, qui dénonce en 1866 les mœurs contemporaines dans Les Fran­çais de la décadence, et Frary, en 1881, dans Le Péril National.

Mais alors, les événements de 1870 ont traumatisé les esprits, et l'idée que les Prussiens de 70 avaient été les Barbares, que Paris, c'était Rome ou Byzance devint une sorte de lieu commun. Dans La Fin d'un Monde (1889), par exemple, Edouard Drumont développe complaisamment le thème de la France magnifiant sa décadence avec une ostentation vaniteuse, et le met en parallèle avec les tri­omphes des empereurs byzantins^. Après Paris-Rome, et en attendant le roman d'Alexandre Hepp, Paris patraque, c'est donc Byzance qui prend le relais. Dans un article de la Revue bleue, „Notre décrépitude", Dyonis Ordinaire déclare: „ . . . nous vivons en pleine corruption, en pleine décrépitude, en pleine Byzance^, étant entendu que le phénomène ne touche pas la nation tout entière, mais seule­ment un milieu oisif, corrompu, et, en quelque sorte, „morphinisé". Soit dit en passant, on détecte déjà ici quelques incontinences verbales, dont la somme ali­mente, - beaucoup plus tard, il est vrai - , la verve de Léon Bloy. Car l'auteur de La République des Vaincus se délectait de l'histoire de Byzance. Il avait lu et relu L'Epopée byzantine (1896) de Gustave Schlumberger, non, dit-il, par zèle, „ . . . mais pour assouvir mes passions"^. Pour Bloy, Byzance était la porte d'un Orient lumineux „ . . . où", - je cite - , „le glaive de feu versatile du Chérubin révèle aux seuls artistes chrétiens le secret du Paradis perdu"'. Le ton est apocalyptique, le style coruscant, et l'éloge de Schlumberger dithyrambique"*, même si une com­paraison que fait l'historien entre Basile II, - le „Bulgaroctone" - , et Guillaume II, le fait «beugler ou rugir, suivant l'espèce"". L'aboutissement du stéréotype de

' L. Veuillot, Œuvres complètes, éd. Paris 1926, chap. VIII, p. 68. * „Byzance fut ainsi: dès qu'un Empereur avait été battu par les Avares, les Barbares ou

les Goths, avait acheté ignominieusement à prix d'or une trêve de quelques années, ou cédé quelques lambeaux de son territoire, sans cesse rétréci, il rentrait à Constanti-nople, revêtait le cos tume du triomphe c o m m e les Scipion et les Marcus, et toute une armée d'histrions, venue à sa rencontre, chantait des cantates en son honneur" (p. V).

' Revue politique et littéraire (Revue bleue), 1 mars 1885, n° 10, p. 317. ' „Constantinople et Byzance", Œuvres de Léon Bloy, éd. Paris 1965, vol. V. p. 203. Il

s'agit de la réimpression définitive de „L'Epopée byzantine et Gustave Schlumberger" publié en 1906 dans La Nouvelle Revue.

' Ibid, p. 170. Ibid, p. 248: „Toute le m o n d e est de l'Institut. Seul Gustave Schlumberger est auteur de L'Epopée byzantine".

" Ibid, p. 227. Al lusion à la déposition, par Basile II, du Parakimomème.

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la décadence morale et politique, c'est finalement le concept de décadence latine, qui inspire Péladan, - dont on ne sait pas toujours qu'il est l'auteur d'un drame qualifié de „wagnérien". Le Prince de Byzance^^ -, et des romanciers, comme Jean Lombard et Paul Adam. Simple ouvrier bijoutier au départ, le premier est un autodidacte, frotté d'anarchie sur le plan politique, sympathisant de la cause pro­létaire. On n'en admirera que plus l'extraordinaire effort d'érudition qu'il déploie dans un roman, simplement titré Byzance (1891), et qui parut préfacé par Paul Marguerite. Il ne se contente pas d'y planter un décor mais il évoque aussi tout un climat d'intrigues et de luttes intestines: le conflit des factions rivales, les Verts et les Bleus; la querelle des Images; les églises antagonistes de la Sainte-Pureté et de la Sainte-Sagesse. Un des plus grands byzantinologues, Charles Diehl, qui s'est intéressé au thème de Byzance dans la litté^ature'^ n'est pas tendre pour la ver­sion que Lombard donne des controverses religieuses et politiques à Byzance. Mais je relève surtout son effarement devant le style de Lombard, encombré de néologismes, de termes rares, splendides ou mystérieux, que Diehl lui-même considère comme un sabir inintelligible:

„Je sais bien qu'à faire défiler ainsi les silentiaires et les cubiculaires, les postiaires et les préposites, le syncelle et le grand sacellaire, le canicleios et le curopalate, le ske-nophylax et le chartophylax, et combien d'autres, - tout ce que Lombard d é n o m m e assez bizarrement „rhumanité des dignitaires" - , on mérite à peu de fixais, de ses admirateurs, le n o m flatteur „d'évocateur de Byzance"'''.

Encore que ces titres et fonctions cortespondent à des réalités très précises, -comme on peut s'en rendre compte par les travaux de Rodolphe Guillaud sur les institutions byzantines'^ - , on ne peut éviter de songer aux excès d'un certain style „décadent", hyper-artistique jusqu'au mauvais goût, noyés dit Cilles Nélod, „sous les gemmes des mots"'*, conditionné par de véritables fantasmes de réplé-tion.

Paul Adam, lui, après avoir fait allégeance au naturalisme avec un roman. Chair molle, qui lui valut des poursuites en justice, se tourna ensuite vers les nou­veaux courants littéraires: il fut, avec Jean Moréas et Gustave Kahn, un des fon­dateurs de la revue Le Symboliste. Il avait entamé une Histoire de Byzance dont la premier volume. Princesses byzantines, était centré sur deux personnalités fémi­nines de premier plan; la pieuse Irène et Anne Commène, à qui nous devons ïAlexiade. Mais la notoriété lui vint surtout de ses deux romans, Basile etSophia

Cette pièce est ment ionnée dans La Décadence latine. Ethopée. Le Vice Suprême, éd. Paris 1891. Elle fut refusée par le théâtre de l 'Odéon en avril 1890, en raison de son glaimatias mystico-philosophique (cfr. E. Dantinne, L'œuvre et la pensée de Péladan, Bruxel les 1948, p. 183). D a n s un article paru dans La vie des peuples en avril 1922, et reproduit dans Choses et gens de Byzance, Paris 1926, p. 231 sq. Ibid, p. 239-240 . Recherches sur les institutions byzantines, Berlin-Amsterdam 1967.

" Panorama du roman historique, Paris-Bruxelles 1969, p. 257.

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(1900) et Irène et les eunuques (1907)". La part de documentation n'y est pas né­gligeable et s'inscrit dans la tradition flaubertienne. Elle bénéficie également du renouveau des études byzantines: je pense à la publication du Constantin Por-phyrogénète (1870) d'Alfi-ed Rambaud, à L'Art byzantin de Bayet (1883), à Nicé-phore Phocas de Schlumberger (1890), à tous ces livres de Charles Diehl et de Debidour qui brassent une matière archéologico-littéraire offrant ample moisson aux œuvres d'imagination.

Il n'empêche, chez Adam comme chez Lombard, l'érudition, - qui est réelle - , se met au service d'une image orientée: la Byzance vigoureuse et guerrière, celle que Diehl décrit comme „le boulevard de la civilisation contre la barbarie et l'éducatrice de l 'Europe"'^ est toujours sacrifiée au profit de la vision, sensuelle et corrompue, d'une cité sanguinaire ou dévote, voluptueuse et énervée. Aussi Diehl n'a-t-il aucune peine à montrer comment Adam travestit et rabaisse les grands débats religieux. Il y a, par exemple, dans Basile et Sophia, une sorte de relation de la controverse entre chrétiens orthodoxes et pauliciens qui sert surtout de prétexte à l'introduction d'épisodes étrangement lubriques. Paul Adam mélange tout: un cadre élouissant et une riche collection de femmes fatales ou perverses, d'obscures intentions symboliques et d'assez malpropres réalités. Mais c'est surtout l'idéologie sous-jacente qui mérite attention, car Paul Adam ne cesse d'invoquer l'esprit latin. Vidée latine, dans laquelle il voit un agent conservateur de l'unité gallo-romaine. En fait, tout cela est intégré dans une conception cyc­lique et anti-germanique, que révèle l'un de ses essais. Le Malaise du Monde latin: il y montre le péril germanique se levant contre la latinité, thème qu'il dévelop­pera également dans L'Icône et le Croissant (1908). Dans ce roman, qui se veut une contribution à l'épopée de la race méditerranéenne, l'intention politique est beaucoup plus flagrante, puisque Adam appelle de tous ses voeux une coalition anglo-méditerranéenne capable de contrebalancer l'influence germanique en Europe, qui bouterait les Turcs au-dehors et confierait Constantinople aux Rus­ses, héritiers de Byzance.

Plus diffus ou plus confus, mais surtout plus paradoxal, le concept de déca­dence littéraire se développe, bien entendu, dans le cadre général de l'idée de décadence; mais tend à se confondre avec un état d'esprit: l'esprit décadent, tri­butaire d'un imaginaire largement fantasmatisé. Dans le contexte, on voit par exemple Gautier (dans la préface à Mademoiselle de Maupiri) se plaindre de ce que l 'homme. . . est usé jusqu'à la corde""; Flaubert trouver une «amertume voluptueuse" à remâcher le passé^"; Mallarmé déclarer dans Plainte d'Automne (1862): „ . . . car j'ai aimé tout ce qui se résumait en ce mot: chute".

Sur l'auteur, voir Marcel Batilliat, Paul Adam, Paris 1903, et Camille Mauclair, Paul Adam 1862-1920, Paris 1921. Op cit, p. 243. D a n s la Notice sur Charles Baudelaire, prévue en tête de la 3° édition des Heurs du Mal, il est plus nuancé et s'interroge sur les rapports entre la décadence et la maturité de la civilisation (Voir Eugène Crépet, Les poètes français, Paris 1863, vol. IV. p. 595). Lettre à Louise Colet (Rouen, début de 1847), dans Flaubert, Correspondance, Paris, Conard 1926, vol II. p. 6.

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Mais la synthèse de cet esprit décadent, c'est Huysmans qui la donne, et, - fait significatif - , en se référant une fois de plus à Byzance. Nous savons, en effet, par un article d'Auriant consacré aux rapports de Huysmans et d'Emile Hen-nequin^', qu'au temps de la mise en chantier d'A Rebours, le pape de l'esthétisme fin du siècle n'avait guère le temps de faire des recherches en bibliothèque. C'est donc Hennequin qui le documenta, lui signalant des ouvrages curieux, comme celui de Drapeyron sur Héraclius^^ et celui d'Augustin Marrast sur Byzance^\ Huysmans découvrait littéralement Byzance, s'exclamant avec enthousiasme:

„Quelle splendide époque faisandée! Malheureusement , il faudrait faire un livre là-dessus, et non pas en dire quelques mots à la cantonade; un livre vivant et coloré, ce q u e tous les pisse-froid d'historiens ne feront jamais",

et il ajoutait, à l'intention d'Hennequin:

„J'ai reçu les esquisses byzantines. C'est extrêmement curieux. Quel malheur que ce Marrast n'ait pas une langue plus décisive! Tel quel, c'est suggestif en diable. Je m'embal le là-dessus et je rêve à Byzance. Ah! quel livre, si l'on pouvait le faire sur cette exquise d é c a d e n c e . .

Ce livre sur Byzance, soit, Huysmans ne l'a pas écrit. Il n'empêche que ses aveux, - qui culminent dans l'épithète recherchée, presque contradictoire, d'„exquise décadence" -, nous oriente vers ce qui fait sans doute la spécificité de l'esprit de décadence: le recours à l'artificiel et sa valorisation comme contre-culture. Des Esseintes, le héros de A Rebours, est un malade, une mécanique détraquée, en proie à la névrose du siècle, ce qui fait dire à Barbey d'Aurevilly que le livre „ . . . n'est pas l'histoire de la décadence d'une société, mais de la décadence de l'huma­nité intégrale. Il (Huysmans) est, dans son roman, plus byzantin que Byzance même"^^. Bréviaire de la décadence et nosographie d'une société, A Rebours illustre l'essentiel de mon propos: le „byzantinisme" des décadents est un fan­tasme collectif, une névrose, et il offre à l'imaginaire de la fm du siècle tous les ingrédients d'un univers de substitution où l'égocentrisme atteint sa limite et, avec elle, une clôture totale. On a d'ailleurs fait observer que la maison de Des Esseintes, comme la basilique byzantine, contient à l'intérieur un espace total et ..suffisant", où le moi ne survit que par autophagie^*. Par ailleurs, on n'oubliera

" „J. K. Huysmans et Emilie Hennequin", Les Marges (10 juin 1935) tome LVI. n° 220. L'empereur Héraclius et l'empire byzantin au Vil' siècle (Paris 1869). Esquisses byzantines, Paris 1874. Auriant, op. cit, p. 9 et n 1. XIX' siècle (e^ série), p. 279. Sur le „byzantinisme" de Huysmans, voir Pierre Cogny, / K. Huysmans à la recherche de l'unité, Paris 1953, p. 82, qui épingle une phrase de A Rebours évoquant la passion de D e s Esseintes pour les „floraisons byzantines de cervelle" et les . .déliquescences compl iquées de langue"; Femand Zayed, Huysmans peintre de son époque, Paris 1973, pp. 404 -405 et François Livi, / K. Huysmans. A Rebours et l'esprit décadent (Bruxelles 1976), chap. 1. Paul Mathias. „ D e l'imaginaire au psychosomatique dans la sensibilité décadente". L'esprit de décadence, op. cit, p. 31.

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pas d'inclure dans cette perspective une complaisance affichée pour la ou les per­versions. Dans un roman de Rachilde Les Hors Nature, on trouve une scène dont l'héroïne, - très femme du monde, très femme fatale - , se fait séduire par le jeune baron Paul de Fertzen. Or, celui-ci... est déguisé en princesse byzantine, ce qui ajoute au parfum de décadence qu'évoque le personnage la polissonerie de cer­taines mœurs contemporaines (c'est le sous-titre du livre).

Mais écoutons-le plutôt s'expliquer: „Salue", dit-il, „en ma personne de chair et d'os, la pieuse Irène, princesse de Byzance (il s'agit de la mère de Constantin VI), portant son impérial costume de cour d'après une estampe extrêmement curieuse qui pouverait être un portrait . . . Tout est lourd, violent, et cependant d'un merveilleuse perversité des tons"^^. Ce qui me frappe, dans tout ceci, c'est moins l'extravagance de la situation que l'invasion du discours par des images, ce que confirme d'ailleurs l'attention toute particulière que cette époque a prêtée aux relations entre art et littérature^*. On songe, bien sûr, au programme du Sâr Péladan pour le Salon Rose + Croix^'; au décor somptueux d'une Byzance qui servirait de toile de fond au fameux vers de Verlaine: „Je suis l'Empire à la fin de la décadence"^". Verlaine a d'ailleurs, devant un auditoire déjeunes disciples, pré­cisé en juillet 1886 ce qu'évoque pour lui ce mot de décadence, „tout miroitant de pourpre et d'ors.. . fait d'un mélange d'esprit charnel et de chair triste et de toutes les splendeurs violentes du bas-empire"^'. On le voit, ce mélange de perceptions sensorielles et morales, ces synesthésies justifient sans doute la mise en garde qu'un critique contemporain adresse aux poètes décadents lorsque, dans un article du Temps (6 août 1885), il s 'en prend à „la muse byzantine et névrosiaque", qu'il oppose volontiers au rire gaulois, - la réponse de l'esprit français aux „per-versités affectées"'^.

Et il n'est pas indifférent non plus de relever le fait que ce commentaire porte sur une parodie, que la tradition s'accorde à considérer comme la plus célèbre du mouvement décadent: les Déliquescences ou les Poèmes décadents d'Adoré Flou-pette, une mystification littéraire dont il est surtout significatif de noter le lieu d'é­dition, - tout fictif, mais c'est ce qui en fait le piquant - ; chez Lion Vanné, à Byzancel^^

" (Paris, s. d.) p. 132. A m o u l d de Liedekerke, „Esprit de décadence et toxicomanie", L'esprit de décadence, op. ait, p. 5 3 - 6 2 , décrit le héros c o m m e un adolescent „andro-g y n i a q u e . . . aux fossettes et aux grâces byzantines". Voir le n° spécial de la Revue de l'Université de Bruxelles (1981), n° III, L'Art Nouveau. Littérature et Beaux-Arts à la fin du XIX siècle. Dans l'introduction ad crucem per rosam a. L'Art idéaliste et mystique. Doctrine de l'Ordre et du Salon annuel des Rose + Croix, Paris 1894.

" Dans le sonnet Langueur, qui fait partie du recueil Jadis et naguère (Œuvres complètes de Paul Verlaine, Paris 1899, vol. 1. p. 381). Cité par E m e s t Raynaud, La Mêlée symboliste, reprint Paris 1971, p. 64.

" Cité par Jacques Lethève, Impressionnistes et symbolistes devant la presse, Paris 1959, p. 180.

" Sur les auteurs véritables, Henri Beauclair et Gabriel Vicaire, et l'histoire de cette paro­die, voir Henri Corbel Un poète. Gabriel Vicaire 1848-1900 (Paris, s. d.) p. 166 sq; et Noë l Richard, A l'aube du Symbolisme. Hydropathes,fiimistes et décadents (Paris 1961),

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La théorie de la décadence, on la trouve finalement chez Paul Bourget, dans ses articles de la revue Le Parlement. En décembre 1880, il titre Byzance un texte établissant l'analogie entre le Bas-Empire et la société fi^ançaise contemporaine, minée, croit-il, par la „souplesse ondoyante de son scepticisme". Le 10 juin 1880, toujours dans Le Parlement, il conclut:

« C o m m e n t ne pas songer à By iance et à cette époque de l'interminable décadence romaine, pareille à la nôtre, où la civilisation, ayant avorté en un excessif raffine­ment , le sort d'un cocher passionnait plus ardemment les specateurs que l'approche d'une armée ou l'annonce d'une révolution politique"".

C'est que, pour Paul Bourget, la décadence est le produit de l'usure physiolo­gique, d'une excessive nervosité, et du développement excessif de l'activité intel­lectuelle, du dilettantisme -, qui conduisent à la timidité d'affirmation. Paris, en particulier, est la ville des excès: à l'inverse de la sagesse antique, qui disait ne quid nimis (rien de trop), c'est omne nimis (tout à l'excès) qu'il faudrait dire.

Enfin, il faut aller au-delà, car, au-delà de l'Antiquité du bas-empire, la vraie antiquité, le modèle, c'est une époque non touchée par le christianisme, où l 'homme n'était pas en proie à l'inquiétude de sa destinée'^ Bourget pose les marques de la modernité, et ceci est essentiel, car on comprend mieux que la notion de décadence ne peut se réduire à quelques boutades célèbres ayant jalonné l'histoire du mouvement symboliste^^. Elle est, par contre, comme le con­state Raymond Pouilliart^', un „thème de sensibilité et de pensée" qui déborde sur la politique et sur l'histoire, et qui s'étend aussi à la plupart des pays euro-

IIF partie, „Une mystification décadente", pp. 174-270. Dans la „Vie d'Adoré Flou-pette" qui ouvre le recueil sur un m o d e ironique, la névrose contemporaine est décrite c o m m e suit: „Une attaque de nerfs sur du papier! Voilà l'écriture moderne" (éd. Paris 1911, p. 43). Voir aussi, dans Le Parlement du 28 mars 1883: „Mais quel Edgar Poe, quel analyste subtil des décadences et du byzantinisme écrira jamais une étude complète, non seule­m e n t sur le plaisir des foules, mais sur le plaisir des foules à Paris?" Sur les idées de Bourget relatives à la décadence, voir Michel Mansuy, Un moderne, Paul Bourget. De l'enfance au ..Disciple" (Besançon 1961), p. 240 sq; et l'étude sur Bau­delaire dans les Essais de psychologie contemporaine (Œuvres complètes, Paris 1899, vol. 1. pp. 14-20). Rendant compte de l'ouvrage, Max ime Gaucher pose le diagnostic: «Scepticisme, mélancolie rêveuse ou ironie sèche, ennui, découragement, lassitudes, fréquentes nausées. Trop de dilettantes, de raffinés de byzantins" (Revue politique et littéraire de la France et de l'étranger, 3 novembre 1883, n° 18, p. 569).

" D a n s Verlainiens et décadents, Paris 1928, p 154, Gustave Le Rouge évoque un con­cours burlesque de charrettes à bras inventé par l'humoriste Alphonse Allais et il con­sei l le d'embarquer sur les voitures lourdes „les poètes phtisiques et décadents, les romanciers faméliques, les impressionnistes voués à l'anémie". Dans le chapitre XVI („Le Cénacle") de Jean-des-Figues, Paris, s. 1. n. d, Paul Arène décrit ce milieu de «liber­tins, césariens et sceptiques", et effectue la liaison avec la jeunesse de 1830. Voir aussi Jacques Plowert, Petit glossaire pour servir à l'intelligence des auteurs décadents et sym­bolistes, Paris s. d, article Décadent, p. 27.

" ,,Paul Bourget et l'esprit de décadence". Les lettres romanes (août 1951), vol V n° 3, p. 199.

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péens. En d'autres termes, l'aire d'extension du concept est loin de se limiter aux milieux poétiques et anti-conformistes groupés autour de certains journaux comme La Décadence de Paul Adam ou Le Décadent de Baju, oîi s'exprime un mouvement hétéroclite antérieur à 1886, et qui aboutit vers 1888 à un semblant de stabilité pour se dissourdre ensuite dans la „mêlée symboliste"^*.

Ce qu'on a appelé un moment, de manière très restrictive, le décadisme^^, c'est déjà l'amorce d'un problème d'esthétique générale, car il s'agit de savoir si l'on peut tirer de la vie moderne une poésie, s'il existe une beauté moderne spéci­fique.

Et ce problème va se poser en France, notamment à travers ce qu'on appelé la crise allemande de la pensée française, de 1870 à IÇU'"'; il va se poser dans les pays germaniques - je pense au recueil Renaissance. Studien zur Kritik der Moderne (1897) d'Hermann Bahr'"; et il se pose aussi, bien entendu, en Angle-terre^l

Il y a, en fait, un processus d'identification entre la décadence et le moder­nisme et, curieusement, il se concentre sur Byzance comme image ou, si l'on pré­fère, sur l'ombre portée par Byzance. Ce n'est même plus d'une image qu'il s'agit, mais d'un signe, d'une allégorie, dont s'est emparée la critique moderne. Mario Praz intitule simplement Byzance tout le cinquième chapitre de son beau livre sur La chair, la mort et le diable. Or, s'il y est constamment question de Gustave Moreau, d'Aubrey Beardsley, de Huysmans et de RoUinat, de Byzance... point! Si ce n'est, une fois de plus, à travers une image réfractée qui semble elle-même sortie d'un tableau symboliste, puisqu'elle évoque le

„. . . long crépuscule byzantin, ténébreuse abside, miroitante d'or mat et de pourpre sanglante, où des figures énigmatiques, à la fois barbares et raffinées, écarquillaient leurs pupilles dilatées et neurasthéniques"''^

Je passe sur „le long crépuscule byzantin", en me contentant d'observer qu'en 1870 déjà, un historien, Alfred Rambaud, pensait que Byzance avait été mal

Sur l'historique du mouvement , voir Rémy de Gourmont, „Anecdotes littéraires. Les décadents", Promenades littéraires, Paris 1963, vol. III p. 93 sq, Gustave Kahn, Symbo­listes et décadents, Paris 1902; Régis Miannay, „Esprit de décadence et poésie. La pre­mière vague" {L'Esprit de décadence, op. cit, pp. 13-26).

" Voir Francis Carmody, „Le Décadisme", Cafiiers de l'Association internationale des études françaises, juin 1960, n° 12, pp. 121-131.

*° Voir, dans Claude Digeon, La crise allemande de la pensée française 1870-1914, Paris 1959, l'évocation de la décadence française interprétée par les Allemands. Voir René Lote, Les relations franco-allemandes, Paris 1921, p. 149-150, et Karl Johann Mueller, Das Dekadenz Problem in der ôsterreichichen Literatur und die Jahrhundert-wende, dargelegt an Texten von Hermann Bahr, Richard von Schaukal, Hugo von Hoff-mannsthal und Leopold von Adrian, Stuttgart, 1977.

""̂ R. K. R. Thomton , "Décadence in later nineteenth-century England", Décadence and the 1890s, ed. by lan Retcher (London 1919, Stratford-upon-Avon Studies 17), pp. 15-30. M. Praz, La chair, la mort et te diable, Paris 1977, p. 336.

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jugée: il va jusqu'à dire que, sans elle, l'Europe n'aurait peut-être pas connu la Renaissance'*''. J'observe, par contre, à quel point la description est conditionnée par des références aux arts plastiques; et je vois même dans cette imprégnation de la critique moderne par Byzance une sorte de tradition: cette somme sur le sym­bolisme qu'est l'ouvrage de Philippe JuUian, Esthètes et Magiciens, contient égale­ment tout un développement autonome intitulé Byzance'^^. Mais là, évidemment, on a toute une série de références précises, qui mêlent Gustave Moreau''^, Bou-guereau, - auteur d'une Vierge de consolation dans le style byzantin'" - , Charles Filige, illustrateur du Latin mystique de Rémy de Gourmont''^ -, et la célèbre tête décapitée de basilissa sur fond de ruines orientales que Jean Delville montre dans le tableau Fin d'un règne (1893). On est dans le contexte d'une réaction contre l'art bourgeois et réaliste, qui se complaît dans des images hiératiques, dans l'évoca­tion du Christ Pantocrator et dans la référence à une Byzance théologastre: l'at­mosphère religieuse du temps n'est peut-être pas étrangère à certaines velléités archaïsantes en réaction contre ce que les Symbolistes considèrent comme les compromissions modernistes du siècle^'.

La célébration de Byzance apporte à l'idéologie symboliste, vaguement nietz­schéenne et frottée d'Orient, une sorte de nervosité voluptueuse qui prend les chemins tortueux d'un certain Paris „byzantin", où se côtoient le monde, la galan­terie et les lettres. Il y avait d'ailleurs entre historiens, artistes et littérateurs, une certaine communauté d'intérêts et de goûts, que venait renforcer la structure sociologique de la „vie parisienne": ainsi, le byzantinologue Schlumberger fré­quentait le salon de Sarah Bemhard. Dans cette ambiance rafFmée, deux sujets aborbent les énergies: la névrose et la femme. Car, dit Jules Lemaître à propos de la jeunesse, jamais la prédominance des nerfs n'a été si évidente, et jamais les détraqués n'ont été si nombreux^". L'époque se nervosifie, s'hystérise, disent les Goncourt^': le mot névrose, - qui rime si bien avec chlorose -, fait fortune, et

L'Empire grec au dixième siècle. Constantin Porphyrogénète, Paris 1870, p. IX. Mais Cyril Mango, Byzantium and its Image, London variorum reprint 1984, "Discontinuity with the Classical Past in Byzantium", pp. 48-57 , insiste moins sur l'héritage de l'antiquité classique que sur l'apport des apologistes chrétiens et juifs pendant les cinq cents ou six cents premières années. N o u s citons d'après la version néerlandaise Décadente dromers. Symbolistische schilders uit de jaren 1890, D e Haan, Bussum 1973. Figure 80, Jacob et l'Ange (Paris, M u s é e Gustave Moreau). Ibid, p. 155. Figure 84, Notation chromatique, inspirée des mosaïques de Ravenne. Charles Filiger (1863-1928) est un peintre mystique, passionné par la Bretagne. Il exposa en 1892 avec les artistes de la Rose-Croix et influença en partie le surréalisme. La miniature qui o m e la couverture du Latin mystique, Paris 1892, représente les têtes du Christ et de la Vierge auréolés du n imbe de lumière. Voir le bref exposé du problème religieux dans Philippe Jullian, Les Symbolistes, N e u -châtel-Paris, 1973, p. 19. „La jeunesse sous les second Empire et sous la troisième République", Revue politique et littéraire. Revue Bleue, 13 juin 1885, n° 24, pp. 738-744. Journal, Paris 1895, 23 mai 1864, p. 200.

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même les médecins s'en mêlent, s'étendant complaisamment sur le thème du déclin physiologique des races modernes, rapportant entre autres à la névrose quantité de symtômes qui ont d'autres causes. Le journal Le Décadent, de Baju, accumule, parmi les signes cliniques de la déliquescence générale „ . . . névrose, hystérie, hypnotisme, morphinomanie, charlatanisme scientifique" et, dans le même élan, le „schopenhauerisme à outrance"^^ En réalité, tous ces maux, plus imaginaires que réels, relèvent de la mode et ce sont les médecins, plus que les écrivains, qui sont responsables de ce curieux engouement. Ce sont eux qui ali­mentent l'extraordinaire collection d'exempla réunis par Max Nordau dans son traité Dégénérescence (Entartung 1896), dédié à Lombroso: le génie est une név­rose; Verlaine est présenté comme un dégénéré mongoloïde et dipsomane, Rim­baud comme un aliéné. Paris, la grande ville moderne, la Byzance contempo­raine, l'enfer, quoi; c'est là que rôde „ . . . le troupeau ténébreux des névroses"^^; et c'est dans ce cadre, factice et splendide, que RoUinat situe celle qui polarise toutes les obsessions de la „gentry", celle qui hante les rêves les plus secrets de la bourgeoisie désœuvrée, la Femme moderne, la Circé moderne^''. Une Circé assez concrète, d'ailleurs, puisque toute l'époque l'identifie avec l'illustration de la scène parisienne, Sarah Bemhardt. Ecoutons Ernest Raynaud, le chroniqueur de La Mêlée symboliste (Paris 1971, p. 16), nous la présenter, cette Muse ambiguë, dans le décor rutilant de Byzance, bâti au milieu des médiocrités industrielles, et dressant „sur les imaginations ébouïes l'image de Théodora, impératrice d'O­rient". En effet, la coqueluche du théâtre 1900 a beaucoup contribué à la structu­ration d'une des obsessions majeures de cette fin de siècle: l'actrice et la femme modernes, à mi-chemin entre la mater dolorosa et Salomé la névrotique, la ruis­selante, celle de Gustave Moreau et de Jean Lorrain; un stéréotype féminin qu'il­lustreront quelques monstres sacrés du temps, de Sonia Kovalsky à George Eger-ton, de La Duse'^ à la madone des sleepings, Marie Bashirtseff^*. Il faut se rap­peler que Sarah Bemhardt créa, au théâtre de la Porte Saint-Martin, le 26 décembre 1884, un des tout grands succès du répertoire fin de siècle, Théodora, drame byzantin deVictorien Sardou, qui cormut 257 représentations consécu-

" 10 avril 1886, cité par Robert L. De levoy , Journal du Symbolisme, Genève 1977, p. 76. Cité par Pierre Reboul, Jules Laforgue, Paris 1960, p. 19. La citation vient de Nos tris­tesses:

„Tu l'aimais, ton Paris, charogne parfumée. Pleine tout à la fois d'essences et de vers, Pourriture aux odeurs subtiles, aux tons verts. Où poussent les poisons m ê l é s avec les roses. Où rôde le troupeau ténébreux des névroses"

*̂ Maurice RoUinat, Œuvres II. Les Névroses, éd. Régis Miannay, Paris 1972, p. 114-115. Qu'Helen Z i m m e m décrit c o m m e " . . . the m o d e m actress, the fin de siècle woman par excel lence, with her hysterical maladies, her neuroticism, her anaemia and ail its conséquences" ("Eleonora Duse", The Fortnightiy / f e v / w , june 1900, p. 893). Voir aussi John Stokes, "The Legend of Duse", dans lan Fletcher, op. cit, p. 151-171.

" Voir Colette Cosnier, Marie Bashkirtseff: un portrait sans retouche, Paris 1985. Elle fiit inhumée dans un extraordinaire mauso lée pseudo-byzantin au cimetière de Passy.

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tives . Sarah y triomphait, en „idole", en „sainte de vitrail", en „panagia byzan­tine", - pour reprendre les expressions d'Ernest Raynaud^* -, qui songeait sans doute surtout aux affiches créées par Mucha pour lancer le spectacle, entre autres celle qui représente l'actrice sur fond mosaïqué. C'est que rien n'avait été négligé pour créer la couleur locale: le cabinet de Justinien dans le triclinium d'or du palais de la Magnaura; l'hippodrome, avec ses statues, ses obélisques et le „cathisma", - la loge impériale: tout y est, reconstitué par un Victorien Sardou manifestement scrupuleux d'archéologie. Nous possédons en effet les indications scéniques de Sardou^'. Elles mentionnent notamment une grande salle du palais, comportant des piliers soutenant une coupole en mosaïque sur fond d'or. Il est également précisé que, lorsque les portières du palais sont ouvertes, on aperçoit dans le lointain les toits des églises et des palais, dominés par la coupole de Sainte-Sophie surmontée de la croix grecque. Il y eut même une polémique à ce sujet, à laquelle furent mêlés deux historiens de renom; Antonin Debidour et Charles Diehl. Tous deux intervinrent pour sauver la réputation de l'impératrice, affreu­sement calomniée par le chroniqueur Procope, - une des sources les plus comu-nément exploitées sur le sujet^". Diehl admettait qu'en dépit de quelques ana-chronismes la reconstitution matérielle de Byzance était magnifique. Au rayon anecdotique, notons même que Sardou, accusé d'avoir fait manger Théodora à l'aide d'une fourchette, parvint à se justifier à l'aide de documents historiques*'. Le paradoxe, c'est que le scrupule archéologique, qui confine à la manie, va de pair avec des représentations extraordinairement factices. Par exemple, et à la limite, la contribution de Mucha à l'iconographie byzantine consiste surtout dans de prodigieux dessins de bijoux et de diadèmes, qui servirent en effet à diverses imitations de modèles. Parmi celles-ci, on peut citer la parure de deux têtes de femmes (la „Blonde" et la „Brunette", dites „têtes byzantines") qui inspirèrent problablement l'orfèvre René Lalique*^. Comment ne pas penser à l'imagerie que brasse Robert de Montesquiou, lorsque, dans Les Paons, il chante Sarah:

D a n s Jules Huret, Sarah Bernhardt, Paris s. d., on découvre un photographe montrant l'actrice dans le rôle. Op. cit, p. 16. On trouvera le texte de Sardou, et surtout ses indications scéniques, dans L'Illustration théâtrale. Journal d'actualités dramatiques du 7 septembre 1907, n° 66. Le souci de documentat ion de l'auteur est confirmé par H u g u e s Rebell, Victorien Sardou. Le théâtre et l'époque, Paris s. d.; et par Georges Mouly, Vie prodigieuse de Victorien Sardou 183J-1908, Paris 1931, p. 238-240 . A . Debidour, L'Impératrice Théodora. Etude critique, Paris 1885, dans l'avant-propos. Les obscénités racontées par Procope au sujet de Théodora apparaissent au chap. IX, des Anecdota, ou histoire secrète de Justinien. Charles Diehl , Impératrices de Byzance, Paris, 1959, p. 37 sq, range les commentaires de Procope du rang de commérages éhontés . Les reproches venaient de Darcel, directeur du Musée de Cluny, dans la Revue des Arts. Sardou lui opposa l 'exemple de la fourchette de bronze de l'impératrice Hélène , mère de Constantin, conservée au musée de Trêves. Sur la polémique, voir Georges Mouly, Les papiers de Victorien Sardou, Paris 1934, chap. XXVI. El les ornent la couverture de catalogue Alfons Mucha 1860-1939 (Mathi ldenhôhe Darmstadt 8 juin - 3 august 1980) et sont répertoriées sous le n° 65 et 66 (p. 124-126) .

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„ 0 bandeau de Zaïre et turban d'Adrienne; Couronne de joyaux: Ruy Blas, Théodora; Couronne de lys d'or, à la mouture ancienne: La Princesse lointaine, - et que l'on adora!"'^

Ainsi, soumis au travail d'érudition des byzantinologues, des romanciers et des dramaturges, - voire des décorateurs et des ensembliers, - le monde de Byzance se travestit et se dilue dans la confusion d'un bric-à-brac décoratif, qui est comme l'expression suprême de l'éclectisme bourgeois fin de siècle. Emporté par l'en­thousiasme, JuUian s'extasie devant l'affiche de Sarah Brenardt, et conclut:

„C'était à la fois byzantin, hispano-mauresque avec quelque chose d'un peu celtique dans les entrelacs de caractères"^''.

Théodora, mélange de grandeurs et d'abjections, se détachant sur fond de dis­putes théologiques et de voluptés féroces, ne peut donc être saisie que dans son décor: les objets et les ornements, minutieusement reconstitués, n'ont pas vrai­ment valeur d'érudition, mais visent à suggérer la fermentation des choses im­pures ou violentes dont ils flirent les témoins.

Le cas de Byzance illustre les nouvelles possibilités qui s'offrent à une histoire littéraire soucieuse de prendre en compte, à la manière des tenants de la „nou-velle Histoire", - l'histoire des mentalités. Il ne s'agit d'ailleurs pas d'abandonner la littérature pour autre chose, - la sociologie par exemple, - mais de confronter littérature et analyse culturelle générale. Ce qui compte, ici, c'est la culture regar­dante, et non la culture regardée et, jusqu'à un certain point, la transformation de l'histoire en image, de cette dernière en langage, qui dit, en renvoyant à une réa­lité affective.

On notera, entre autres, que l'iconographie byzantine doit beaucoup à l'or, à la dorure, aux ors dont parlait Verlaine. L'or moderne, c'est à la fois le moteur et l'agent de la perversité et de l'opulence fin de siècle. La réflexion viendrait bien à popos si l'on songe, par exemple, à tout le contexte culturel entourant cette autre Byzance moderne qu'est Vienne la décadente. C'est en effet là que Gustav Klimt renouvelle le travail de la mosaïque byzantine, et, dans son cas, nous avons les preuves formelles de l'impression durable que lui avaient faite les fresques de Raveime^^. Dans le recouvrement „byzantin" de leurs grandes surfaces d'or, les

D a n s le m ê m e volume, Marc Bascou („Dekorative Kunst, p. 61) cite les commentaires d'un contemporain jugeant la nouvelle génération des joailliers 1900: „ . . . sie beschwô-ren zu viele Erinnerungen, zu viel Fleurs du Mal und Hortensias bleus". Il y a d'autres exemples , c o m m e ce bijou de l'artiste anglais Charles Ricketts (1866-1931) , que décrit Maurice Rheims dans L'An 1900 ou le style Jules Verne, Paris 1965, n° 493: „Le chaton de la bague est une véritable petite église byzantine au dôme de chalcédoine gris bleuté". Robert de Montesquiou, Les Paons, Paris 1908, De Coronâ, p. 54. Sarah Bernhardt, Paris 1977, p. 203. Ce que confirment Alessandra Comini , Gustav Klimt, 1975, p. 16; et R. Passeron, S. Coredeschi, Tout l'œuvre peint de Klimt, Paris 1983, p. 7: „Et Klimt n e peut oublier.

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portraits de Klimt sont l'illustration frappante de la concrétisation en images des névroses du temps. Ainsi, la célèbre Judith, - souvent confondue avec Salomé*^, grande bourgeoise de la sécession viennoise, qui vient de tuer Holpheme, et dont le ravissement hystérique cache de troubles pulsions érotiques. Dans ces tableaux, comme dans l'art de Byzance, l'or, la dorure créent un espace autre, ornemental et hiératique, qui apporte une sorte de rayonnement suigeneris. L'or, c'est celui dont Vienne la décadente offrait le spectacle: il s'agit, par dessus tout, de sauver les apparences. Cet art illustre une tendance fondamentale de l'Art Nouveau, qui se manifeste également en littérature, et qui consiste dans l'exalta­tion de la décoration comme contenu. S'interrogeant sur cette Judith, Maurice Rheims se demande si l'on n'a pas privé cette belle névrosée de ses drogues habi­tuelles, et, songeant au puissant et calculé effet de décapitation obtenu par Klimt, imagine qu'elle a pu se débarrasser de son psychanalyste. Plus que le sujet, ce sont les accords chromatiques, bien dans le goût byzantin, qui devraient être pris en ligne de compte dans l'étude de toute une imagerie littéraire fantasmatisée, où rôde effectivement le „troupeau ténébreux des névroses", si présent dans les vers de Baudelaire:

„0ù tout n'est qu'or, acier, lumière et diamants Resplendit à jamais comme un astre inutile La froide majesté de la femme stérile".

m ê m e dans la solitude d'une rêverie d'alcôve, l 'émotion qu'il a éprouvée à Ravenne en 1903, devant Théodora la rutilante". Pour un examen plus approfondi de cette influence, voir Gustav Klimt Dolcumentation, hsg. von Christian M. Nebehay, Wien 1969, p. 29 et p. 495. La confusion entre le t h è m e de Judith et celui de Salomé est longuement explicitée par Erwin Panofsky, Essais d'iconologie. Thèmes humanistes dans l'art de la Renaissance, Paris 1967, p. 26 sq.

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