Roi Du Monde

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    Ren GUNON[1886-1951]

    (1958)

    LE ROIDU MONDE

    Un document produit en version numrique par Daniel Boulognon, bnvole,professeur de philosophie au lyce Alfred Kastler de Denain (France)

    Courriel : Boulagnon [email protected]

    Dans le cadre de : "Les classiques des sciences sociales"Une bibliothque numrique fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web :http ://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web :http ://bibliotheque.uqac.ca/

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    Jean-Marie Tremblay, sociologue

    Fondateur et Prsident-directeur gnral,

    LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

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    Cette dition lectronique a t ralise par Daniel Boulagnon, professeur

    de philosophie au lyce Alfred Kastler de Denain (France) partir de :

    Ren GUNON (1958),

    LE ROI DU MONDE.

    Paris : Les ditions Gallimard, 1958, 100 pp. Collec-tion NRF tradition.

    Polices de caractres utilise:Times New Roman, 14 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word2008 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier format:LETTRE US, 8.5 x 11.

    dition numrique ralise le 18 juillet 2015 Chicoutimi, Ville de Sa-guenay, Qubec.

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    Ren GUNON (1958),

    LE ROI DU MONDE

    Paris : Les ditions Gallimard, 1958, 100 pp. Collection NRF tradi-tion.

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    REMARQUE

    Ce livre est du domaine public au Canada parce quune uvrepasse au domaine public 50 ans aprs la mort de lauteur(e).

    Cette uvre nest pas dans le domaine public dans les pays o il

    faut attendre 70 ans aprs la mort de lauteur(e).

    Respectez la loi des droits dauteur de votre pays.

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    Table des matires

    Quatrime de couverture

    Chapitre I. Notions sur l Agarttha en Occident[7]

    Chapitre II. Royaut et Pontificat[13]Chapitre III. La Shekinah et Metatron [22]Chapitre IV. Les trois fonctions suprmes[31]Chapitre V. Le symbolisme du Graal[40]Chapitre VI. Melki-Tsedeq [47]Chapitre VII. Luz ou le sjour dimmortalit[59]Chapitre VIII. Le Centre suprme cach pendant le Kali-Yuga

    [67]Chapitre IX. LOmphalos et les Btyles[72]Chapitre X. Noms et reprsentations symboliques des centres spi-

    rituels[82]Chapitre XI. Localisation des centres spirituels[88]Chapitre XII. Quelques conclusions[95]

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    QUATRIME DE COUVERTURE

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    Sous ce nom gnral, on se propose de publier une srie de vo-

    lumes qui seront soit des exposs de diffrents aspects des doctrinesmtaphysiques et cosmologiques ainsi que de toutes autres disciplinestraditionnelles, soit des tudes qui sen inspireront en vuedapplications des domaines particuliers, soit des traduction detextes qui constituent le tmoignage de lintellectualit sacre en Oc-cident et en Orient.

    Volumes parus :

    1. Ren Gunon,Le Rgne de la Quantit et les Signes des Temps.2. Ren Gunon,Les Principes du Calcul infinitsimal.3. Ren Gunon,La Crise du Monde moderne.4. Frithjof Schuon,De lUnit transcendante des Religions.5. Ananda K. Coomaraswamy,Hindouisme et Bouddhisme.6. Frithjof Schuon,Lil du Cur.7. Ren Gunon,Lsotrisme de Dante.

    8. Ren Gunon,La Grande Triade.9. Ren Gunon,Le Roi du Monde.10. Frithjof Schuon,Comprendre lIslam.11. Ren Gunon,Symboles fondamentaux de la Science sacre.

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    Chapitre I

    NOTIONS SUR LAGARTTHAEN OCCIDENT

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    Louvrage posthume de Saint-Yves dAlveydre intitulMission delInde, qui fut publi en 1910 1,contient la description dun centre ini-tiatique mystrieux dsign sous le nom dAgarttha; beaucoup de lec-

    teurs de ce livre durent dailleurs supposer que ce ntait l quun rcitpurement imaginaire, une sorte de fiction ne reposant sur rien de rel.En effet, il y a l-dedans, si lon veut y prendre tout la lettre, des in-vraisemblances qui pourraient, au moins pour qui sen tient aux appa-rences extrieures, justifier une telle apprciation ; et sans doute Saint-Yves avait-il eu de bonnes raisons de ne pas faire paratre lui-mmecet ouvrage, crit depuis fort longtemps, et qui ntait vraiment pasmis au point. Jusque-l, dun autre ct, il navait gure, en Europe,t fait mention de lAgartthaet de son chef, leBrahmtm, que par

    un crivain fort peu srieux, Louis Jacolliot2

    , dont il nest pas pos-sible dinvoquer lautorit ; nous pensons, pour notre part, que celui-ciavait rellement entendu parler de ces choses au cours de son sjour

    1 2e d., 1949.2 Les Fils de Dieu, pp. 236, 263-267, 272 ; Le Spiritisme dans le Monde, pp.

    27-28.

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    dans lInde, mais il les a arranges, comme tout le reste, sa manireminemment fantaisiste. Mais il [8] sest produit, en 1924, un faitnouveau et quelque peu inattendu : le livre intitul Btes, Hommes et

    Dieux, dans lequel M. Ferdinand Ossendowski raconte les priptiesdu voyage mouvement quil fit en 1920 et 1921 travers lAsie cen-trale, renferme, surtout dans sa dernire partie, des rcits presqueidentiques ceux de Saint-Yves ; et le bruit qui a t fait autour de celivre fournit, croyons-nous, une occasion favorable pour rompre enfinle silence sur cette question de lAgarttha.

    Naturellement, des esprits sceptiques ou malveillants nont pasmanqu daccuser M. Ossendowski davoir purement et simplement

    plagi Saint-Yves, et de relever, lappui de cette allgation, tous lespassages concordants des deux ouvrages ; il y en a effectivement unbon nombre qui prsentent, jusque dans les dtails, une similitude as-sez tonnante. Il y a dabord ce qui pouvait paratre le plus invraisem-

    blable chez Saint-Yves lui-mme, nous voulons dire laffirmation delexistence dun monde souterrain tendant ses ramifications partout,sous les continents et mme sous les ocans, et par lequel stablissentdinvisibles communications entre toutes les rgions de la terre ; M.Ossendowski, du reste, ne prend pas cette affirmation son compte, ildclare mme quil ne sait quen penser, mais il lattribue divers

    personnages quil a rencontrs au cours de son voyage. Il y a aussi,

    sur des points plus particuliers, le passage o le Roi du Monde estreprsent devant le tombeau de son prdcesseur, celui o il est ques-tion de lorigine des Bohmiens, qui auraient vcu jadis danslAgarttha3,et bien dautres encore. Saint-Yves dit quil est des mo-ments, pendant la [9] clbration souterraine des Mystres cos-miques , o les voyageurs qui se trouvent dans le dsert sarrtent, oles animaux eux-mmes demeurent silencieux 4 ; M. Ossendowskiassure quil a assist lui-mme un de ces moments de recueillement

    3 Nous devons dire ce propos que lexistence de peuples en tribulation ,dont les Bohmiens sont un des exemples les plus frappants, est rellementquelque chose de fort mystrieux et qui demanderait tre examin avec at-tention.

    4 Le Dr Arturo Reghini nous a fait remarquer que ceci pouvait avoir un cer-tain rapport avec letimor panicusdes anciens ; ce rapprochement nous pa-rat en effet extrmement vraisemblable.

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    gnral. Il y a surtout, comme concidence trange, lhistoire dunele, aujourdhui disparue, o vivaient des hommes et des animaux ex-traordinaires : l, Saint-Yves cite le rsum du priple dIambule par

    Diodore de Sicile, tandis que M. Ossendowski parle du voyage dunancien bouddhiste du Npal, et cependant leurs descriptions sont fortpeu diffrentes ; si vraiment il existe de cette histoire deux versionsprovenant de sources aussi loignes lune de lautre, il pourrait treintressant de les retrouver et de les comparer avec soin.

    Nous avons tenu signaler tous ces rapproche-ments, mais noustenons aussi dire quils ne nous convainquent nullement de la ralitdu plagiat ; notre intention, dailleurs, nest pas dentrer ici dans unediscussion qui, au fond, ne nous intresse que mdiocrement. Ind-

    pendamment des tmoignages que M. Ossendowski nous a indiqusde lui-mme, nous savons, par de tout autres sources, que les rcits dugenre de ceux dont il sagit sont chose courante en Mongolie et danstoute lAsie centrale ; et nous ajouterons tout de suite quil existequelque chose de semblable dans les traditions de presque tous les

    peuples. Dun autre ct, si M. Ossendowski avait copi en partie laMission de lInde, nous ne voyons pas trop pourquoi il aurait omiscertains passages effet, ni pourquoi il aurait chang la forme de cer-tains [10] mots, crivant par exemple Agharti au lieu dAgarttha, cequi sexplique au contraire trs bien sil a eu de source mongole les

    informations que Saint-Yves avait obtenues de source hindoue (carnous savons que celui-ci fut en relations avec deux Hindous aumoins) 5 ; nous ne comprenons pas davantage pourquoi il aurait em-

    ploy, pour dsigner le chef de la hirarchie initiatique, le titre de Roi du Monde qui ne figure nulle part chez Saint-Yves. Mme silon devait admettre certains emprunts, il nen resterait pas moins que

    5 Les adversaires de M. Ossendowski ont voulu expliquer le mme fait enprtendant quil avait eu en mains une traduction russe de la Mission delInde, traduction dont lexistence est plus que problmatique, puisque leshritiers mmes de Saint-Yves lignorent entirement. On a reprochaussi M. Ossendowski dcrireOm alors que Saint-Yves critAum ; or, siAumest bien la reprsentation du monosyllabe sacr dcompos en ses l-ments constitutifs, cest pourtantOm qui est la transcription correcte et quicorrespond la prononciation relle, telle quelle existe tant dans lIndequau Thibet et en Mongolie ; ce dtail est suffisant pour permettredapprcier la comptence de certains critiques.

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    M. Ossendowski dit parfois des choses qui nont pas leur quivalentdans laMission de lInde, et qui sont de celles quil na certainement

    pas pu inventer de toutes pices, dautant plus que, bien plus proccu-

    p de politique que dides et de doctrines, et ignorant de tout ce quitouche lsotrisme, il a t manifestement incapable den saisir lui-mme la porte exacte. Telle est, par exemple, lhistoire dune pierrenoire envoye jadis par le Roi du Monde au Dala-Lama, puistransporte Ourga, en Mongolie, et qui disparut il y a environ centans6 ; or, dans de nombreuses traditions, les pierres noires jouentun rle important, [11] depuis celle qui tait le symbole de Cyble

    jusqu celle qui est enchsse dans la Kaabahde La Mecque7.Voiciun autre exemple : leBogdo-Khanou Bouddha vivant , qui rside Ourga, conserve, entre autres choses prcieuses, lanneau de Gengis-

    Khan, sur lequel est grav unswastika, et une plaque de cuivre portantle sceau du Roi du Monde ; il semble que M. Ossendowski nait

    pu voir que le premier de ces deux objets, mais il lui aurait t assezdifficile dimaginer lexistence du second : naurait-il pas d lui venirnaturellement lesprit de parler ici dune plaque dor ?

    Ces quelques observations prliminaires sont suffisantes pour ceque nous nous proposons, car nous entendons demeurer absolumenttranger toute polmique et toute question de personnes ; si nouscitons M. Ossendowski et mme Saint-Yves, cest uniquement parce

    que ce quils ont dit peut servir de point de dpart des considrationsqui nont rien voir avec ce quon pourra penser de lun et de lautre,et dont la porte dpasse singulirement leurs individualits, aussi

    bien que la ntre, qui, en ce domaine, ne doit pas compter davantage.

    6 M. Ossendowski, qui ne sait pas quil sagit dun arolithe, cherche expli-quer certains phnomnes, comme lapparition de caractres sa surface, ensupposant que ctait une sorte dardoise.

    7 Il y aurait aussi un rapprochement curieux faire avec lelapsit exillis, pierretombe du ciel et sur laquelle des inscriptions apparaissaient galement encertaines circonstances, qui est identifie au Graal dans la version de Wol-fram dEschenbach. Ce qui rend la chose encore plus singulire, cest que,daprs cette mme version, le Graal fut finalement transport dans le royaume du prtre Jean , que certains ont voulu prcisment assimiler la Mongolie, bien que dailleurs aucune localisation gographique ne puisseici tre accepte littralement (cf. Lsotrisme de Dante, d. 1957, pp.35-36, et voir aussi plus loin).

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    Nous ne voulons point nous livrer, propos de leurs ouvrages, une critique de textes plus ou moins vaine, mais bien apporter des in-dications qui nont encore t donnes nulle part, notre connaissance

    tout au moins, et qui sont susceptibles daider dans [12] une certainemesure lucider ce que M. Ossendowski appelle le mystre desmystres 8.

    8 Nous avons t fort tonn en apprenant rcemment que certains prten-daient faire passer le prsent livre pour un tmoignage en faveur dunpersonnage dont lexistence mme nous tait totalement inconnue lpoque o nous lavons crit ; nous opposons le plus formel dmenti toute assertion de ce genre, de quelque ct quelle puisse venir, car il sagitexclusivement pour nous dun expos de donnes appartenant au symbo-lisme traditionnel et nayant absolument rien voir avec des personnifica-tions quelconques.

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    Chapitre II

    ROYAUT ET PONTIFICAT

    Retour la table des matires

    Le titre de Roi du Monde , pris dans son acception la plus le-ve, la plus complte et en mme temps la plus rigoureuse, sapplique

    proprement Manu, le Lgislateur primordial et universel, dont lenom se retrouve, sous des formes diverses, chez un grand nombre de

    peuples anciens ; rappelons seulement, cet gard, le MinaouMnsdes gyptiens, le Menwdes Celtes et le Minosdes Grecs9.Ce nom,dailleurs, ne dsigne nullement un personnage historique ou plus oumoins lgendaire ; ce quil dsigne en ralit, cest un principe,lIntelligence cosmique qui rflchit la Lumire spirituelle pure etformule la Loi (Dharma) propre aux conditions de notre monde ou denotre cycle dexistence ; et il est en mme temps larchtype delhomme considr spcialement en tant qutre pensant (en sanscritmnava).

    9Chez les Grecs, Minos tait la fois le Lgislateur des vivants et le Juge desmorts ; dans la tradition hindoue, ces deux fonctions appartiennent respecti-vement Manuet Yama, mais ceux-ci sont dailleurs reprsents commefrres jumeaux, ce qui indique quil sagit du ddoublement dun principeunique, envisag sous deux aspects diffrents.

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    Dautre part, ce quil importe essentiellement de remarquer ici,cest que ce principe peut tre manifest par un centre spirituel tablidans le monde terrestre, par une organisation charge de conserver

    [14] intgralement le dpt de la tradition sacre, dorigine non hu-maine (apaurushya), par laquelle la Sagesse primordiale se com-munique travers les ges ceux qui sont capables de la recevoir. Lechef dune telle organisation, reprsentant en quelque sorteManului-mme, pourra lgitimement en porter le titre et les attributs ; et mme,

    par le degr de connaissance quil doit avoir atteint pour pouvoirexercer sa fonction, il sidentifie rellement au principe dont il estcomme lexpression humaine, et devant lequel son individualit dispa-rat. Tel est bien le cas de lAgarttha, si ce centre a recueilli, commelindique Saint-Yves, lhritage de lantique dynastie solaire

    (Srya-vansha) qui rsidait jadis Ayodhy 10, et qui faisait remonterson origine Vaivaswata, leManudu cycle actuel.

    Saint-Yves, comme nous lavons dj dit, nenvisage pourtant pasle chef suprme de lAgarttha comme Roi du Monde ; il le pr-sente comme Souverain Pontife , et, en outre, il le place la ttedune glise brhmanique , dsignation qui procde dune concep-tion un peu trop occidentalise 11. Cette dernire rserve part, cequil dit complte, cet gard, ce que dit de son ct M. Ossendows-ki ; il semble que chacun deux nait vu que laspect qui rpondait le

    plus directement ses tendances et ses proccupations dominantes,car, la vrit, il sagit ici dun double pouvoir, la fois sacerdotal etroyal. [15] Le caractre pontifical , au sens le plus vrai de ce mot,appartient bien rellement, et par excellence, au chef de la hirarchieinitiatique, et ceci appelle une explication : littralement, le Pontifexest un constructeur de ponts , et ce titre romain est en quelque

    10 Ce sige de la dynastie solaire , si on lenvisage symboliquement, peut-tre rapproch de la Citadelle solaire des Rose-Croix, et sans doute ausside la Cit du Soleil de Campanella.

    11 Cette dnomination d glise brhmanique , en fait, na jamais t em-ploye dans lInde que par la secte htrodoxe et toute moderne duBrahma-Samj, ne au dbut du XIXe sicle sous des influences europennes et sp-cialement protestantes, bientt divise en de multiples branches rivales, etaujourdhui peu prs compltement teinte ; il est curieux de noter quundes fondateurs de cette secte fut le grand-pre du pote Rabindranath Ta-gore.

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    sorte, par son origine, un titre maonnique ; mais, symbolique-ment, cest celui qui remplit la fonction de mdiateur, tablissant lacommunication entre ce monde et les mondes suprieurs 12. ce titre,

    larc-en-ciel, le pont cleste , est un symbole naturel du pontifi-cat ; et toutes les traditions lui donnent des significations parfaite-ment concordantes : ainsi, chez les Hbreux, cest le gage de lalliancede Dieu avec son peuple ; en Chine, cest le signe de lunion du Cielet de la Terre ; en Grce, il reprsente Iris, la messagre desDieux ; un peu partout, chez les Scandinaves aussi bien que chez lesPerses et les Arabes, en Afrique centrale et jusque chez certains

    peuples de lAmrique du Nord, cest le pont qui relie le monde sen-sible au suprasensible.

    Dautre part, lunion des deux pouvoirs sacerdotal et royal tait re-prsente, chez les Latins, par un certain aspect du symbolisme de Ja-nus, symbolisme extrmement complexe et significations multiples ;les clefs dor et dargent figuraient, sous le mme rapport, les deuxinitiations correspondantes13.Il [16] sagit, pour employer la termino-logie hindoue, de la voie des Brhmaneset de celle des Kshatriyas;mais, au sommet de la hirarchie, on est au principe commun do lesuns et les autres tirent leurs attributions respectives, donc au del deleur distinction, puisque l est la source de toute autorit lgitime,dans quelque domaine quelle sexerce ; et les initis de lAgarttha

    sontativarna, cest--dire au del des castes 14.

    12 Saint Bernard dit que le Pontife, comme lindique ltymologie de sonnom, est une sorte de pont entre Dieu et lhomme (Tractatus de Moribus etOfficio episcoporum, III, 9). Il y a dans lInde un terme qui est propreauxJainas, et qui est le strict quivalent du Pontifexlatin : cest le motTr-thamkara, littralement celui qui fait un gu ou un passage ; le passagedont il sagit, cest le chemin de la Dlivrance (Moksha). LesTrthamkaras

    sont au nombre de vingt-quatre, comme les vieillards de lApocalypse, qui,dailleurs, constituent aussi un Collge pontifical.

    13 un autre point de vue, ces clefs sont respectivement celle des grandsMystres et celle des petits Mystres . Dans certaines reprsenta-tions deJanus, les deux pouvoirs sont aussi symboliss par une clef et unsceptre.

    14 Remarquons ce propos que lorganisation sociale du moyen ge occidentalsemble avoir t, en principe, calque sur linstitution des castes : le clerg

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    Il y avait au moyen ge une expression dans laquelle les deux as-pects complmentaires de lautorit se trouvaient runis dune faonqui est bien digne de remarque : on parlait souvent, cette poque,

    dune contre mystrieuse quon appelait le royaume du prtreJean 15 . Ctait le temps o ce quon pourrait dsigner comme la couverture extrieure du centre en question se trouvait form, pourune bonne part, par les Nestoriens (ou ce quon est convenu dappelerainsi tort ou raison) et les Sabens 16 ; et, prcisment, ces derniersse donnaient [17] eux-mmes le nom de Mendayyeh de Yahia, cest--dire disciples de Jean . ce propos, nous pouvons faire tout desuite une autre remarque : il est au moins curieux que beaucoup degroupes orientaux dun caractre trs ferm, des Ismaliens ou dis-ciples du Vieux de la Montagne aux Druses du Liban, aient pris

    uniformment, tout comme les Ordres de chevalerie occidentaux, letitre de gardiens de la Terre Sainte . La suite fera sans doute mieuxcomprendre ce que cela peut signifier ; il semble que Saint-Yves aittrouv un mot trs juste, peut-tre plus encore quil ne le pensait lui-mme, quand il parle des Templiers de lAgarttha. Pour quon ne

    correspondait auxBrhmanes, la noblesse aux Kshatriyas, le tiers tat auxVaishyas, et les serfs auxShdras.

    15 Il est notamment question du prtre Jean , vers lpoque de saint Louis,dans les voyages de Carpin et de Rubruquis. Ce qui complique les choses,cest que, daprs certains, il y aurait eu jusqu quatre personnages portantce titre : au Thibet (ou sur le Pamir), en Mongolie, dans lInde, et en thio-pie (ce dernier mot ayant dailleurs un sens fort vague) ; mais il est probablequil ne sagit l que de diffrents reprsentants dun mme pouvoir. On ditaussi que Gengis-Khan voulut attaquer le royaume du prtre Jean, mais quecelui-ci le repoussa en dchanant la foudre contre ses armes. Enfin, depuislpoque des invasions musulmanes, le prtre Jean aurait cess de se mani-fester, et il serait reprsent extrieurement par le Dala-Lama.

    16 On a trouv dans lAsie centrale, et particulirement dans la rgion du Tur-kestan, des croix nestoriennes qui sont exactement semblables comme formeaux croix de chevalerie, et dont certaines, en outre, portent en leur centre lafigure duswastika. Dautre part, il est noter que les Nestoriens, dont lesrelations avec le Lamasme semblent incontestables, eurent une action im-portante, bien quassez nigmatique, dans les dbuts de lIslam. Les Sa-bens, de leur ct, exercrent une grande influence sur le monde arabe autemps des Khalifes de Baghdad ; on prtend aussi que cest chez eux questaient rfugis, aprs un sjour en Perse, les derniers des no-platoniciens.

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    stonne pas de lexpression de couverture extrieure que nousvenons demployer, nous ajouterons quil faut bien prendre garde cefait que linitiation chevaleresque tait essentiellement une initiation

    deKshatriyas; cest ce qui explique, entre autres choses, le rle pr-pondrant quy joue le symbolisme de lAmour17.

    Quoi quil en soit de ces dernires considrations, lide dun per-sonnage qui est prtre et roi tout ensemble nest pas une ide trs cou-rante en Occident, bien quelle se trouve, lorigine mme du Chris-tianisme, reprsente dune faon frappante par les Roi-Mages ;mme au moyen ge, le pouvoir suprme (selon les apparences ext-rieures tout au moins) y tait divis entre la Papaut et lEmpire 18.[18] Une telle sparation peut tre considre comme la marque duneorganisation incomplte par en haut, si lon peut sexprimer ainsi,

    puisquon ny voit pas apparatre le principe commun dont procdentet dpendent rgulirement les deux pouvoirs ; le vritable pouvoirsuprme devait donc se trouver ailleurs. En Orient, le maintien dunetelle sparation au sommet mme de la hirarchie est, au contraire,assez exceptionnel, et ce nest gure que dans certaines conceptions

    bouddhiques que lon rencontre quelque chose de ce genre ; nous vou-lons faire allusion lincompatibilit affirme entre la fonction de

    Buddha et celle de Chakravartou monarque universel 19, lors-quil est dit que Shkya-Muni eut, un certain moment, choisir entre

    lune et lautre.

    Il convient dajouter que le termeChakravart, qui na rien de sp-cialement bouddhique, sapplique fort bien, suivant les donnes de latradition hindoue, la fonction du Manu ou de ses reprsentants :cest, littralement, celui qui fait tourner la roue , cest--dire celui

    17 Nous avons dj signal cette particularit dans notre tude sur

    Lsotrisme de Dante.18 Dans lancienne Rome, par contre, lImperatortait en mme temps Pon-

    tifex Maximus. La thorie musulmane du Khalifat unit aussi les deuxpouvoirs, au moins dans une certaine mesure, ainsi que la conception ex-trme-orientale duWang(voirLa Grande Triade, ch. XVII).

    19 Nous avons not ailleurs lanalogie qui existe entre la conception duCha-kravartet lide de lEmpire chez Dante, dont il convient de mentionner ici, cet gard, le traitDe Monarchia.

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    qui, plac au centre de toutes choses, en dirige le mouvement sans yparticiper lui-mme, ou qui en est, suivant lexpression dAristote, le moteur immobile 20.

    Nous appelons tout particulirement lattention sur ceci : le centredont il sagit est le point fixe que toutes les traditions saccordent dsigner symboliquement [19] comme le Ple , puisque cest au-tour de lui que seffectue la rotation du monde, reprsent gnrale-ment par la roue, chez les Celtes aussi bien que chez les Chaldens etchez les Hindous21.Telle est la vritable signification du swastika, cesigne que lon trouve rpandu partout, de lExtrme-Orient lExtrme-Occident22,et qui est essentiellement le signe du Ple ;cest sans doute ici la premire fois, dans lEurope moderne, quon enfait connatre le sens rel. Les savants contemporains, en effet, ontvainement cherch expliquer ce symbole par les thories les plusfantaisistes ; la plupart dentre eux, hants par une sorte dide fixe,ont voulu voir, l comme presque partout ailleurs, un signe exclusi-

    20 La tradition chinoise emploie, en un sens tout fait comparable,lexpression d Invariable Milieu . Il est remarquer que, suivant lesymbolisme maonnique, les Matres se runissent dans la Chambre duMilieu .

    21 Le symbole celtique de la roue sest conserv au moyen ge ; on peut entrouver de nombreux exemples sur les glises romanes, et la rosace gothiqueelle-mme semble bien en tre drive, car il y a une relation certaine entrela roue et les fleurs emblmatiques telles que la rose en Occident et le lotusen Orient.

    22 Ce mme signe na pas t tranger lhermtisme chrtien : nous avons vu,dans lancien monastre des Carmes de Loudun, des symboles fort curieux,datant vraisemblablement de la seconde moiti du XVe sicle, et dans les-

    quels le swastika occupe, avec le signe dont nous parlerons plusloin, une des places les plus importantes. Il est bon de noter, cette occa-sion, que les Carmes, qui sont venus dOrient, rattachent la fondation de leurOrdre lie et Pythagore (comme la Maonnerie, de son ct, se rattache la fois Salomon et au mme Pythagore, ce qui constitue une similitudeassez remarquable), et que, dautre part, certains prtendent quils avaient aumoyen ge une initiation trs voisine de celle des Templiers, ainsi que lesreligieux de la Mercy ; on sait que ce dernier Ordre a donn son nom ungrade de la Maonnerie cossaise, dont nous avons parl assez longuementdansLsotrisme de Dante.

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    vement solaire 23, alors que, sil lest devenu parfois, ce na putre quaccidentellement et dune faon dtourne. Dautres ont t

    plus prs de la vrit en regardant leswastikacomme le symbole du

    mouvement ; mais cette interprtation, sans tre fausse, est [20] fortinsuffisante, car il ne sagit pas dun mouvement quelconque, maisdun mouvement de rotation qui saccomplit autour dun centre oudun axe immuable ; et cest le point fixe qui est, nous le rptons,llment essentiel auquel se rapporte directement le symbole en ques-tion24.

    Par ce que nous venons de dire, on peut dj comprendre que le Roi du Monde doit avoir une fonction essentiellement ordonna-trice et rgulatrice (et lon remarquera que ce nest pas sans raison quece dernier mot a la mme racine querexet regere), fonction pouvantse rsumer dans un mot comme celui d quilibre oud harmonie , ce que rend prcisment en sanscrit le terme Dhar-ma25 : ce que nous entendons par l, cest le reflet, dans le mondemanifest, de limmutabilit du Principe suprme. On peut com-

    prendre aussi, par les mmes considrations, pourquoi le Roi duMonde a pour attributs fondamentaux la Justice et la Paix ,qui ne sont que les formes revtues plus spcialement par cet quilibreet cette harmonie dans le monde de lhomme (mnava-loka)26.Cest l encore un point [21] de la plus grande importance ; et, outre

    23 La mme remarque sapplique notamment la roue, dont nous venonsdindiquer galement la vraie signification.

    24 Nous ne citerons que pour mmoire lopinion, encore plus fantaisiste quetoutes les autres, qui fait duswastikale schma dun instrument primitif des-tin la production du feu ; si ce symbole a bien parfois un certain rapportavec le feu, puisquil est notamment un emblme dAgni, cest pour de toutautres raisons.

    25 La racine dhri exprime essentiellement lide de stabilit ; la forme dhru,qui a le mme sens, est la racine deDhruva, nom sanscrit du Ple, et cer-tains en rapprochent le nom grec du chne, drus ; en latin, dailleurs, lemme mot robur signifie la fois chne et force ou fermet. Chez lesDruides (dont le nom doit peut-tre se liredru-vid, unissant la force et la sa-gesse), ainsi qu Dodone, le chne reprsentait l Arbre du Monde , sym-bole de laxe fixe qui joint les ples.

    26 Il faut rappeler ici les textes bibliques dans lesquels la Justice et la Paix setrouvent troitement rapproches : Justitia et Pax osculat sunt (Ps.,LXXXIV, 11), Pax opus Justiti , etc.

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    sa porte gnrale, nous le signalons ceux qui se laissent aller cer-taines craintes chimriques, dont le livre mme de M. Ossendowskicontient comme un cho dans ses dernires lignes.

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    LE ROI DU MONDE

    Chapitre III

    LA SHEKINAH

    ET METATRON

    Retour la table des matires

    Certains esprits craintifs, et dont la comprhension se trouve tran-gement limite par des ides prconues, ont t effrays par la dsi-

    gnation mme du Roi du Monde , quils ont aussitt rapproche decelle duPrinceps hujus mundidont il est question dans lvangile. Ilva de soi quune telle assimilation est compltement errone et d-

    pourvue de fondement ; nous pourrions, pour lcarter, nous borner faire remarquer simplement que ce titre de Roi du Monde , en h-

    breu et en arabe, est appliqu couramment Dieu mme27. Cepen-dant, comme il peut y avoir l loccasion de quelques observationsintressantes, nous envisagerons ce propos les thories de la Kab-

    bale hbraque concernant les intermdiaires clestes , thories qui,

    dailleurs, ont un rapport trs direct avec le sujet principal de la pr-sente tude.

    27 Il y a dailleurs une grande diffrence de sens entre le Monde et cemonde , tel point que, dans certaines langues, il existe pour les dsignerdeux termes entirement distincts ; ainsi, en arabe, le Monde estel-lam,tandis que ce monde ested-duny.

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    Les intermdiaires clestes dont il sagit sont la Shekinah etMetatron; et nous dirons tout dabord que, dans le sens le plus gn-ral, laShekinah est la prsence relle de la Divinit. Il faut noter

    que les passages de lcriture o il en est fait mention tout [23] sp-cialement sont surtout ceux o il sagit de linstitution dun centre spi-rituel : la construction du Tabernacle, ldification des Temples deSalomon et de Zorobabel. Un tel centre, constitu dans des conditionsrgulirement dfinies, devait tre en effet le lieu de la manifestationdivine, toujours reprsente comme Lumire ; et il est curieux deremarquer que lexpression de lieu trs clair et trs rgulier , quela Maonnerie a conserve, semble bien tre un souvenir de lantiquescience sacerdotale qui prsidait la construction des temples, et qui,du reste, ntait pas particulire aux Juifs ; nous reviendrons l-dessus

    plus tard. Nous navons pas entrer dans le dveloppement de la tho-rie des influences spirituelles (nous prfrons cette expression aumot bndictions pour traduire lhbreu berakoth, dautant plusque cest l le sens qua gard trs nettement en arabe le mot bara-kah) ; mais, mme en se bornant envisager les choses ce seul pointde vue, il serait possible de sexpliquer la parole dElias Levita, querapporte M. Vulliaud dans son ouvrage surLa Kabbale juive: LesMatres de la Kabbale ont ce sujet de grands secrets.

    LaShekinahse prsente sous des aspects multiples, parmi lesquels

    il en est deux principaux, lun interne et lautre externe ; or il y adautre part, dans la tradition chrtienne, une phrase qui dsigne aussiclairement que possible ces deux aspects : Gloriain excelsis Deo, etin terraPax hominibus bon voluntatis. Les motsGloriaetPaxserfrent respectivement laspect interne, par rapport au Principe, et laspect externe, par rapport au monde manifest ; et, si lon considreainsi ces paroles, on peut comprendre immdiatement pourquoi ellessont prononces par les Anges (Malakim) pour annoncer la naissancedu Dieu avec nous ou en nous (Emmanuel). On pourrait aussi,

    pour le premier aspect, rappeler les [24] thories des thologiens sur la lumire de gloire dans et par laquelle sopre la vision batifique(in excelsis) ; et, quant au second, nous retrouvons ici la Paix , laquelle nous faisions allusion tout lheure, et qui, en son sens sot-rique, est indique partout comme lun des attributs fondamentaux descentres spirituels tablis en ce monde (in terra). Dailleurs, le termearabeSaknah, qui est videmment identique lhbreu Shekinah, se

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    traduit par Grande Paix , ce qui est lexact quivalent de la PaxProfundades Rose-Croix ; et, par l, on pourrait sans doute expliquerce que ceux-ci entendaient par le Temple du Saint-Esprit , comme

    on pourrait aussi interprter dune faon prcise les nombreux textesvangliques dans lesquels il est parl de la Paix 28, dautant plusque la tradition secrte concernant la Shekinah aurait quelque rap-

    port la lumire du Messie . Est-ce sans intention que M. Vulliaud,lorsquil donne cette dernire indication 29, dit quil sagit de la tradi-tion rserve ceux qui poursuivaient le chemin qui aboutit au

    Pardes, cest--dire, comme nous le verrons plus loin, au centre spi-rituel suprme ?

    Ceci amne encore une autre remarque connexe : M. Vulliaudparle ensuite dun mystre relatif au Jubil 30,ce qui se rattache enun sens lide de Paix , et, ce propos, il cite ce texte du Zohar(III, 58 a) : Le fleuve qui sort de lden porte le nom de Jobel,ainsi que celui de Jrmie (XVII, 8) : Il tendra ses racines vers lefleuve , do il rsulte que lide centrale du Jubil est la remise detoutes choses en leur tat primitif . Il est clair quil sagit [25] de ceretour l tat primordial quenvisagent toutes les traditions, et surlequel nous avons eu loccasion dinsister quelque peu dans notretude surLsotrisme de Dante; et, quand on ajoute que le retourde toutes choses leur premier tat marquera lre messianique ,

    ceux qui ont lu cette tude pourront se souvenir de ce que nous y di-sions sur les rapports du Paradis terrestre et de la Jrusalem c-leste . Dailleurs, vrai dire, ce dont il sagit en tout cela, cest tou-

    jours, des phases diverses de la manifestation cyclique, lePardes, lecentre de ce monde, que le symbolisme traditionnel de tous les

    peuples compare au cur, centre de ltre et rsidence divine (Brahma-puradans la doctrine hindoue), comme le Tabernacle qui enest limage et qui, pour cette raison, est appel en hbreu mishkanou habitacle de Dieu , mot dont la racine est la mme que celle deShekinah.

    28 Il est dailleurs dclar trs explicitement, dans lvangile mme, que cedont il sagit nest point la paix au sens o lentend le monde profane ( StJean, XIV, 27).

    29 La Kabbale juive, t. I, p. 503.30 Ibid., t. I, pp. 506-507.

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    un autre point de vue, laShekinahest la synthse desSephiroth;or, dans larbre sphirothique, la colonne de droite est le ct de laMisricorde, et la colonne de gauche est le ct de la Rigueur31 ;

    nous devons donc aussi retrouver ces deux aspects dans la Shekinah,et nous pouvons remarquer tout de suite, pour rattacher ceci ce quiprcde, que, sous un certain rapport tout au moins, la Rigueursidentifie la Justice et la Misricorde la Paix 32. Si [26] lhomme

    pche et sloigne de laShekinah, il tombe sous le pouvoir des puis-sances (Srim) qui dpendent de la Rigueur33 , et alors la Shekinahest appele main de rigueur , ce qui rappelle immdiatement lesymbole bien connu de la main de justice ; mais, au contraire, silhomme se rapproche de laSheki-nah, il se libre , et laShekinahestla main droite de Dieu, cest--dire que la main de justice de-

    vient alors la main bnissante 34. Ce sont l les mystres de la Maison de Justice (Beith-Din), ce qui est encore une autre dsi-gnation du centre spirituel suprme 35 ; et il est peine besoin de faireremarquer que les deux cts que nous venons denvisager sont ceuxo se rpartissent les lus et les damns dans les reprsentations chr-

    31 Un symbolisme tout fait comparable est exprim par la figure mdivalede l arbre des vifs et des morts , qui a en outre un rapport trs net aveclide de postrit spirituelle ; il faut remarquer que larbre sphirothique

    est aussi considr comme sidentifiant l Arbre de Vie .32 Daprs leTalmud, Dieu a deux siges, celui de la Justice et celui de la Mi-

    sricorde ; ces deux siges correspondent aussi au Trne et la Chaise de la tradition islamique. Celle-ci divise dautre part les noms di-vinsiftiyah, cest--dire ceux qui expriment des attributs proprement ditsdAllah, en noms de majest (jalliyah) et noms de beaut (ja-mliyah), ce qui rpond encore une distinction du mme ordre.

    33 La Kabbale juive, t. I, p. 507.34 Daprs saint Augustin et divers autres Pres de lglise, la main droite re-

    prsente de mme la Misricorde ou la Bont, tandis que la main gauche, enDieu surtout, est le symbole de la Justice. La main de justice est un desattributs ordinaires de la royaut ; la main bnissante est un signe delautorit sacerdotale, et elle a t parfois prise comme symbole du Christ. Cette figure de la main bnissante se trouve sur certaines monnaiesgauloises, de mme que leswastika, parfois branches courbes.

    35 Ce centre, ou lun quelconque de ceux qui sont constitus son image, peuttre dcrit symboliquement la fois comme un temple (aspect sacerdotal,correspondant la Paix) et comme un palais ou un tribunal (aspect royal,correspondant la Justice).

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    tiennes du Jugement dernier . On pourrait galement tablir unrapprochement avec les deux voies que les Pythagoriciens figuraient

    par la lettre Y, et que reprsentait sous une forme exotrique le mythe

    dHercule entre la Vertu et le Vice ; avec les deux portes cleste etinfernale qui, chez les Latins, taient associes au symbolisme de Ja-nus; avec les deux phases cycliques ascendante et descendante 36 qui,chez les Hindous, se rattachent [27] pareillement au symbolisme deGansha37.Enfin, il est facile de comprendre par l ce que veulentdire vritablement des expressions comme celles d intentiondroite , que nous retrouverons dans la suite, et de bonne volont ( Pax hominibusbon voluntatis, et ceux qui ont quelque connais-sance des divers symboles auxquels nous venons de faire allusion ver-ront que ce nest pas sans raison que la fte de Nol concide avec

    lpoque du solstice dhiver), quand on a soin de laisser de ct toutesles interprtations extrieures, philosophiques et morales, auxquelleselles ont donn lieu depuis les Stociens jusqu Kant.

    La Kabbale donne la Shekinah un pardre qui porte des nomsidentiques aux siens, qui possde par consquent les mmes carac-tres38 , et qui a naturellement autant daspects diffrents que laShekinah elle-mme ; son nom est Metatron, et ce nom est numri-quement quivalent celui deShadda39, le Tout-Puissant (quondit tre le nom du Dieu dAbraham). Ltymologie du mot Metatron

    est fort incertaine ; parmi les diverses hypothses qui ont t mises ce sujet, une des plus intressantes est celle qui le fait driver du chal-daqueMitra, qui signifie pluie , et qui a aussi, par sa racine, uncertain rapport avec la lumire . Sil en est ainsi, dailleurs, il nefaudrait pas croire que la similitude avec le Mitra hindou et zoroas-trien constitue une raison suffisante pour admettre quil y ait l unemprunt du [28] Judasme des doctrines trangres, car ce nest pas

    36 Il sagit des deux moitis du cycle zodiacal, que lon trouve frquemmentreprsent au portail des glises du moyen ge avec une disposition qui luidonne manifestement la mme signification.

    37 Tous les symboles que nous numrons ici demanderaient tre longuementexpliqus ; nous le ferons peut-tre quelque jour dans une autre tude.

    38 La Kabbale juive, t. I, pp. 497-498.39 Le nombre de chacun de ces deux noms, obtenu par laddition des valeurs

    des lettres hbraques dont il est form, est 314.

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    de cette faon tout extrieure quil convient denvisager les rapportsqui existent entre les diffrentes traditions ; et nous en dirons autant ence qui concerne le rle attribu la pluie dans presque toutes les tradi-

    tions, en tant que symbole de la descente des influences spiri-tuelles du Ciel sur la Terre. ce propos, signalons que la doctrinehbraque parle dune rose de lumire manant de l Arbre deVie et par laquelle doit soprer la rsurrection des morts, ainsi quedune effusion de rose qui reprsente linfluence cleste se com-muniquant tous les mondes, ce qui rappelle singulirement le sym-

    bolisme alchimique et rosicrucien.

    Le terme deMetatroncomporte toutes les acceptions de gardien,de Seigneur, denvoy, de mdiateur ; il est lauteur des thopha-nies dans le monde sensible 40 ; il est lAnge de la Face , et aussi le Prince du Monde (Sr ha-lam), et lon voit par cette derniredsignation que nous ne nous sommes nullement loign de notre su-

    jet. Pour employer le symbolisme traditionnel que nous avons djexpliqu prcdemment, nous dirions volontiers que, comme le chefde la hirarchie initiatique est le Ple terrestre , Metatron est le Ple cleste ; et celui-ci a son reflet dans celui-l, avec lequel il esten relation directe suivant l Axe du Monde . Son nom est Mikal,le Grand Prtre qui est holocauste et oblation devant Dieu. Et tout ceque font les Isralites sur terre est accompli daprs les types de ce qui

    se passe dans le monde cleste. Le Grand Pontife ici-bas symboliseMikal, prince de la Clmence Dans tous les passages o lcritureparle de lapparition de Mikal, il sagit de la gloire de la Sheki-nah41. Ce[29] qui est dit ici des Isralites peut tre dit pareillementde tous les peuples possesseurs dune tradition vritablement ortho-doxe ; plus forte raison doit-on le dire des reprsentants de la tradi-tion primordiale dont toutes les autres drivent et laquelle elles sonttoutes subordonnes ; et ceci est en rapport avec le symbolisme de la Terre Sainte , image du monde cleste, auquel nous avons dj faitallusion. Dautre part, suivant ce que nous avons dit plus haut, Meta-tronna pas que laspect de la Clmence, il a aussi celui de la Justice ;il nest pas seulement le Grand Prtre (Kohen ha-gadol), mais aus-si le Grand Prince (Sr ha-gadol) et le chef des milices c-

    40 La Kabbale juive, t. 1, pp. 492 et 499.41 Ibid., t. I, pp. 500-501.

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    lestes , cest--dire quen lui est le principe du pouvoir royal, aussibien que du pouvoir sacerdotal ou pontifical auquel correspond pro-prement la fonction de mdiateur . Il faut dailleurs remarquer que

    Melek, roi , et Maleak, ange ou envoy , ne sont en ralitque deux formes dun seul et mme mot ; de plus, Malaki, mon en-voy (cest--dire lenvoy de Dieu, ou lange dans lequel estDieu ,Maleak ha-Elohim), est lanagramme deMikal42.

    Il convient dajouter que, si Mikalsidentifie Metatroncommeon vient de le voir, il nen reprsente cependant quun aspect ; ctde la face lumineuse, il y a une face obscure, et celle-ci est reprsente

    parSamal, qui est galement appelSr ha-lam; nous revenons iciau point de dpart de ces considrations. En effet, cest ce dernier as-

    pect, et celui-l seulement, qui est le gnie de ce monde [30] en unsens infrieur, lePrinceps hujus mundi dont parle lvangile ; et sesrapports avecMetatron, dont il est comme lombre, justifient lemploidune mme dsignation dans un double sens, en mme temps quilsfont comprendre pourquoi le nombre apocalyptique 666, le nombrede la Bte , est aussi un nombre solaire 43. Du reste, suivant saintHippolyte44, le Messie et lAntchrist ont tous deux pour emblmele lion , qui est encore un symbole solaire ; et la mme remarque

    pourrait tre faite pour le serpent45 et pour beaucoup dautres sym-boles. Au point de vue kabbalistique, cest encore des deux faces op-

    poses deMetatronquil sagit ici ; nous navons pas nous tendre

    42 Cette dernire remarque rappelle naturellement ces paroles : Benedictusqui venit in nomine Domini ; celles-ci sont appliques au Christ, que lePasteurdHermas assimile prcisment Mikaldune faon qui peut sem-bler assez trange, mais qui ne doit pas tonner ceux qui comprennent lerapport qui existe entre le Messie et la Shekinah. Le Christ est aussi appel Prince de la Paix , et il est en mme temps le Juge des vivants et desmorts .

    43 Ce nombre est form notamment par le nom de Sorath, dmon du Soleil, etoppos comme tel langeMikal; nous en verrons plus loin une autre si-gnification.

    44 Cit par M. Vulliaud,La Kabbale juive, t. II, p. 373.45 Les deux aspects opposs sont figurs notamment par les deux serpents du

    caduce ; dans liconographie chrtienne, ils sont runis dansl amphisbne , le serpent deux ttes, dont lune reprsente le Christ etlautre Satan.

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    sur les thories quon pourrait formuler, dune faon gnrale, sur cedouble sens des symboles, mais nous dirons seulement que la confu-sion entre laspect lumineux et laspect tnbreux constitue propre-

    ment le satanisme ; et cest prcisment cette confusion que com-mettent, involontairement sans doute et par simple ignorance (ce quiest une excuse, mais non une justification), ceux qui croient dcouvrirune signification infernale dans la dsignation du Roi du Monde 46

    46 Signalons encore que le Globe du Monde , insigne du pouvoir imprialou de la monarchie universelle, se trouve frquemment plac dans la maindu Christ, ce qui montre dailleurs quil est lemblme de lautorit spiri-tuelle aussi bien que du pouvoir temporel.

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    Chapitre IV

    LES TROIS FONCTIONSSUPRMES

    Retour la table des matires

    Suivant Saint-Yves, le chef suprme de lAgartthaporte le titre deBrahtm (il serait plus correct dcrire Brahmtm) support desmes dans lEsprit de Dieu ; ses deux assesseurs sont le Mahtm,

    reprsentant lme universelle , et leMahnga, symbole de toutelorganisation matrielle du Cos-mos 47 : cest la division hirar-chique que les doctrines occidentales reprsentent par le ternaire es-

    prit, me, corps , et qui est applique ici selon lanalogie constitutivedu Macrocosme et du Microcosme. Il importe de remarquer que cestermes, en sanscrit, dsignent proprement des principes, et quils ne

    peuvent tre appliqus des tres humains quen tant que ceux-ci re-prsentent ces mmes principes, de sorte que, mme dans ce cas, ilssont attachs essentiellement des fonctions, et non des individuali-ts. Daprs M. Ossendowski, le Mahtm connat les vnementsde lavenir , et leMahnga dirige les causes de ces vnements ;quant au Brahtm, il peut parler Dieu face face48 , et il estfacile de comprendre ce que cela veut dire, si lon se souvient quil

    47 M. Ossendowski critBrahytma,MahytmaetMahynga.48 On a vu plus haut queMetatronest lAnge de la Face .

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    occupe le point central o stablit la communication directe dumonde terrestre avec les tats suprieurs et, travers ceux-ci, avec lePrincipe suprme49. [32] Dailleurs, lexpression de Roi du

    Monde , si on voulait lentendre dans un sens restreint, et unique-ment par rapport au monde terrestre, serait fort inadquate ; il seraitplus exact, certains gards, dappliquer au Brahtm celle de Matre des trois mondes50 , car, dans toute hirarchie vritable,celui qui possde le degr suprieur possde en mme temps et par lmme tous les degrs subordonns, et ces trois mondes (qui cons-tituent le Tribhuvana de la tradition hindoue) sont, comme nouslexpliquerons un peu plus loin, les domaines qui correspondent res-

    pectivement aux trois fonctions que nous numrions tout lheure.

    Quand il sort du temple, dit M. Ossendowski, le Roi du Monderayonne de la Lumire divine. La Bible hbraque dit exactement lamme chose de Mose lorsquil descendait du Sina 51,et il est re-marquer, au sujet de ce rapprochement, que la tradition islamique re-garde Mose comme ayant t le Ple (El-Qutb) de son poque ;ne serait-ce pas pour cette raison, dailleurs, que la Kabbale dit quilfut instruit parMetatronlui-mme ? Encore conviendrait-il de distin-guer ici entre le centre spirituel principal de notre monde et les centressecondaires qui peuvent lui tre subordonns, et qui le reprsententseulement par rapport des traditions particulires, adaptes plus sp-

    cialement des peuples dtermins. Sans [33] nous tendre sur cepoint, nous ferons remarquer que la fonction de lgislateur (enaraberasl), qui est celle de Mose, suppose ncessairement une dl-gation du pouvoir que dsigne le nom de Manu; et, dautre part, une

    49 Suivant la tradition extrme-orientale, l Invariable Milieu est le point ose manifeste l Activit du Ciel .

    50 ceux qui stonneraient dune telle expression, nous pourrions demandersils ont jamais rflchi ce que signifie le triregnum, la tiare trois cou-ronnes qui est, avec les clefs, un des principaux insignes de la Papaut.

    51 Il est dit aussi que Mose dut alors couvrir son visage dun voile pour parlerau peuple qui ne pouvait en supporter lclat (Exode, XXIV, 29-35) ; au senssymbolique, ceci indique la ncessit dune adaptation exotrique pour lamultitude. Rappelons ce propos la double signification du mot rvler ,qui peut vouloir dire carter le voile , mais aussi recouvrir dunvoile ; cest ainsi que la parole manifeste et voile tout la fois la pensequelle exprime.

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    des significations contenues dans ce nom de Manu indique prcis-ment la rflexion de la Lumire divine.

    Le Roi du Monde, dit un lama M. Ossendowski, est en rapport

    avec les penses de tous ceux qui dirigent la destine de lhumanitIl connat leurs intentions et leurs ides. Si elles plaisent Dieu, le Roidu Monde les favorisera de son aide invisible ; si elles dplaisent Dieu, le Roi provoquera leur chec. Ce pouvoir est donn Agharti

    par la science mystrieuse dOm, mot par lequel nous commenonstoutes nos prires. Aussitt aprs vient cette phrase, qui, pour tousceux qui ont seulement une vague ide de la signification du monosyl-labe sacrOm, doit tre une cause de stupfaction : Omest le nomdun ancien saint, le premier des Goros(M. Ossendowski crit goro

    pourguru), qui vcut il y a trois cent mille ans. Cette phrase, en ef-fet, est absolument inintelligible si lon ne songe ceci : lpoquedont il sagit, et qui ne nous parat dailleurs indique que dune faontrs vague, est fort antrieure lre du prsent Manu; dautre part,lAdi-Manu ou premier Manu de notre Kalpa (Vaivaswata tant leseptime) est appel Swyambhuva, cest--dire issu de Swayambh, Celui qui subsiste par soi-mme , ou le Logosternel ; or leLogos,ou celui qui le reprsente directement, peut vritablement tre dsigncomme le premier desGurusou Matres spirituels ; et, effective-ment,Omest en ralit un nom duLogos52.

    52 Ce nom se retrouve mme, dune faon assez tonnante, dans lancien sym-bolisme chrtien, o, parmi les signes qui servirent reprsenter le Christ,on en rencontre un qui a t considr plus tard comme une abrviationdAve Maria, mais qui fut primitivement un quivalent de celui qui runitles deux lettres extrmes de lalphabet grec, alphaet mga, pour signifierque le Verbe est le principe et la fin de toutes choses ; en ralit, il est mme

    plus complet, car il signifie le principe, le milieu et la fin. Ce signe sedcompose en effet en AVM, cest--dire les trois lettres latines qui corres-

    pondent exactement aux trois lments constitutifs du monosyllabeOm (lavoyelleo, en sanscrit, tant forme par lunion dea et deu). Le rapproche-ment de ce signeAum et du swastika, pris lun et lautre comme symbolesdu Christ, nous semble particulirement significatif au point de vue o nousnous plaons. Dautre part, il faut encore remarquer que la forme de cemme signe prsente deux ternaires disposs en sens inverse lun de lautre,ce qui en fait, certains gards, un quivalent du sceau de Salomon : silon considre celui-ci sous la forme o le trait horizontal mdian pr-

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    [34]

    Dautre part, le motOmdonne immdiatement la clef de la rparti-tion hirarchique des fonctions entre le Brahtm et ses deux asses-

    seurs, telle que nous lavons dj indique. En effet, selon la traditionhindoue, les trois lments de ce monosyllabe sacr symbolisent res-

    pectivement les trois mondes auxquels nous faisions allusion tout lheure, les trois termes du Tribhuvana: la Terre (Bh),lAtmosphre (Bhuvas), le Ciel (Swar), cest--dire, en dautrestermes, le monde de la manifestation corporelle, le monde de la mani-festation subtile ou psychique, le monde principiel non manifest 53.Ce sont [35] l, en allant de bas en haut, les domaines propres du Ma-hnga, duMahtmet duBrahtm, comme on peut le voir aismenten se reportant linterprtation de leurs titres qui a t donne plushaut ; et ce sont les rapports de subordination existant entre ces diff-rents domaines qui justifient, pour le Brahtm, lappellation de Matre des trois mondes que nous avons employe prcdem-ment 54 : Celui-ci est le Seigneur de toutes choses, lomniscient (quivoit immdiatement tous les effets dans leur causes), lordonnateurinterne (qui rside au centre du monde et le rgit du dedans, dirigeantson mouvement sans y participer), la source (de tout pouvoir lgi-time), lorigine et la fin de tous les tres (de la manifestation cyclique

    cise la signification gnrale du symbole en marquant le plan de rflexionou surface des Eaux , on voit que les deux figures comportent le mmenombre de lignes et ne diffrent en somme que par la disposition de deux decelles-ci, qui, horizontales dans lune, deviennent verticales dans lautre.

    53 Pour de plus amples dveloppements sur cette conception des troismondes nous sommes oblig de renvoyer nos prcdents ouvrages,Lsotrisme de DanteetLHomme et son devenir selon le Vdnta. Dans lepremier, nous avons insist surtout sur la correspondance de ces mondes, quisont proprement des tats de ltre, avec les degrs de linitiation. Dans lesecond, nous avons donn notamment lexplication complte, au point devue purement mtaphysique, du texte de la Mndkya Upanishad, dans le-quel est expos entirement le symbolisme dont il est ici question ; ce quenous avons en vue prsentement en est une application particulire.

    54 Dans lordre des principes universels, la fonction du Brahtm se rfre shwara, celle duMahtmHiranyagarbha, et celle duMahnga Virj;leurs attributions respectives pourraient facilement se dduire de cette cor-respondance.

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    dont il reprsente la Loi) 55. Pour nous servir encore dun autresymbolisme, non moins rigoureusement exact, nous dirons que le Ma-hnga reprsente la base du triangle initiatique, et le Brahtm son

    sommet ; entre les deux, le Mahtm incarne en quelque sorte unprincipe mdiateur (la vitalit cosmique, lAnima Mundides herm-tistes), dont laction se dploie dans l espace intermdiaire ; et toutcela est figur trs clairement par les caractres correspondants delalphabet sacr que Saint-Yves appelle vattan et M. Ossendowskivatannan, ou, ce qui revient au mme, par les formes gomtriques(ligne droite, spirale et point) auxquelles se ramnent essentiellementles troismtrsou lments constitutifs du monosyllabeOm.

    Expliquons-nous plus nettement encore : auBrahtmappartient laplnitude des deux pouvoirs [36] sacerdotal et royal, envisags princi-piellement et en quelque sorte ltat indiffrenci ; ces deux pou-voirs se distinguant ensuite pour se manifester, leMahtmreprsente

    plus spcialement le pouvoir sacerdotal, et le Mahnga le pouvoirroyal. Cette distinction correspond celle desBrhmaneset desKsha-triyas; mais dailleurs, tant au del des castes , le Mahtmet le

    Mahngaont en eux-mmes, aussi bien que leBrahtm, un caractre la fois sacerdotal et royal. ce propos, nous prciserons mme un

    point qui semble navoir jamais t expliqu dune faon satisfaisante,et qui est cependant fort important : nous faisions allusion prcdem-

    ment aux Rois-Mages de lvangile, comme unissant en eux lesdeux pouvoirs ; nous dirons maintenant que ces personnages myst-rieux ne reprsentent en ralit rien dautre que les trois chefs delAgarttha56. Le Mahnga offre au Christ lor et le salue comme Roi ; leMahtmlui offre lencens et le salue comme Prtre ;enfin, le Brahtm lui offre la myrrhe (le baume dincorruptibilit,image de lAmrit57)et le salue comme Prophte ou Matre spiri-

    55 Mndkya Upanishad, shruti 6.56 Saint-Yves dit bien que les trois Rois-Mages taient venus de lAgarttha,

    mais sans apporter aucune prcision cet gard. Les noms qui leur sontattribus ordinairement sont sans doute fantaisistes, sauf pourtant celui deMelki-Or, en hbreu Roi de la Lumire , qui est assez significatif.

    57 LAmritdes Hindous ou lAmbroisiedes Grecs (deux mots tymologique-ment identiques), breuvage ou nourriture dimmortalit, tait aussi figurenotamment par le Soma vdique ou le Haoma mazden. Les arbres

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    tuel par excellence. Lhommage ainsi rendu au Christ naissant, dansles trois mondes qui sont leurs domaines respectifs, par les reprsen-tants authentiques de la tradition primordiale, est en mme temps,

    quon le remarque bien, le gage de la parfaite orthodoxie du Christia-nisme lgard de celle-ci.

    [37]

    Naturellement, M. Ossendowski ne pouvait aucunement envisagerdes considrations de cet ordre ; mais, sil avait compris certaineschoses plus profondment quil ne la fait, il aurait pu du moins re-marquer la rigoureuse analogie qui existe entre le ternaire suprme delAgarttha et celui du Lamasme tel quil lindique : le Dala-Lama, ralisant la saintet (ou la pure spiritualit) de Buddha, leTashi-

    Lama, ralisant sa science (non magique comme il semble lecroire, mais plutt thurgique ), et le Bogdo-Khan, reprsentantsa force matrielle et guerrire ; cest exactement la mme rparti-tion selon les trois mondes . Il aurait mme pu faire cette remarquedautant plus facilement quon lui avait indiqu que la capitaledAgharti rappelle Lhassa o le palais du Dala-Lama, le Potala, setrouve au sommet dune montagne recouverte de temples et de monas-tres ; cette faon dexprimer les choses est dailleurs fautive en cequelle renverse les rapports, car, en ralit, cest de limage quon

    peut dire quelle rappelle son prototype, et non le contraire. Or lecentre du Lamasme ne peut-tre quune image du vritable Centredu Monde ; mais tous les centres de ce genre prsentent, quant auxlieux o ils sont tablis, certaines particularits topographiques com-munes, car ces particularits, bien loin dtre indiffrentes, ont unevaleur symbolique incontestable et, de plus, doivent tre en relationavec les lois suivant lesquelles agissent les influences spirituelles ;cest l une question qui relve proprement de la science traditionnelle laquelle on peut donner le nom de gographie sacre .

    Il y a encore une autre concordance non moins remarquable :

    Saint-Yves, dcrivant les divers degrs ou cercles de la hirarchie ini-tiatique, qui sont en relation avec certains nombres symboliques, serfrant [38] notamment aux divisions du temps, termine en disant

    gommes ou rsines incorruptibles jouent un rle important dans le symbo-lisme ; en particulier, ils ont t pris parfois comme emblmes du Christ.

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    que le cercle le plus lev et le plus rapproch du centre mystrieuxse compose de douze membres, qui reprsentent linitiation suprmeet correspondent, entre autres choses, la zone zodiacale . Or, cette

    constitution se trouve reproduite dans ce quon appelle le conseilcirculaire du Dala-Lama, form des douze grands Namshans (ouNomekhans) ; et on la retrouve aussi, dailleurs, jusque dans certainestraditions occidentales, notamment celles qui concernent les Cheva-liers de la Table Ronde . Nous ajouterons encore que les douzemembres du cercle intrieur de lAgarttha, au point de vue de lordrecosmique, ne reprsentent pas simplement les douze signes du Zo-diaque, mais aussi (nous serions mme tent de dire plutt ,quoique les deux interprtations ne sexcluent pas) les douzedityas,qui sont autant de formes du Soleil, en rapport avec ces mmes signes

    zodiacaux58 : et naturellement, comme Manu,Vaivaswataest appel fils du Soleil , le Roi du Monde a aussi le Soleil parmi ses em-

    blmes59.

    58 Il est dit que les dityas (issus dAditi ou l Indivisible ) furent dabordsept avant dtre douze, et que leur chef tait alors Varuna. Les douzedityas sont : Dhtri, Mitra, Aryaman, Rudra, Varuna, Srya, Bhaga, Vi-vaswat,Pshan,Savitri,Twashtri,Vishnu. Ce sont autant de manifestationsdune essence unique et indivisible ; et il est dit aussi que ces douze Soleilsapparatront tous simultanment la fin du cycle, rentrant alors dans lunitessentielle et primordiale de leur nature commune. Chez les Grecs, lesdouze grands Dieux de lOlympe sont aussi en correspondance avec lesdouze signes du Zodiaque.

    59 Le symbole auquel nous faisons allusion est exactement celui que la liturgiecatholique attribue au Christ quand elle lui applique le titre deSol Justitiae;le Verbe est effectivement le Soleil spirituel , cest--dire le vritable Centre du Monde ; et, en outre, cette expression deSol Justitiaese rfredirectement aux attributs de Melki-Tsedeq. Il est remarquer aussi que lelion, animal solaire, est, dans lantiquit et au moyen ge, un emblme de lajustice en mme temps que de la puissance ; le signe du Lion est, dans leZodiaque, le domicile propre du Soleil. Le Soleil douze rayons peuttre considr comme reprsentant les douze dityas; un autre point devue, si le Soleil figure le Christ, les douze rayons sont les douze Aptres (lemotapostolossignifie envoy , et les rayons sont aussi envoys par leSoleil). On peut dailleurs voir dans le nombre des douze Aptres unemarque, parmi beaucoup dautres, de la parfaite conformit du Christia-nisme avec la tradition primordiale.

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    La premire conclusion qui se dgage de tout cela, cest quil y avraiment des liens bien troits entre les descriptions qui, dans tous les

    pays, se rapportent des centres spirituels plus ou moins cachs, outout au moins difficilement accessibles. La seule explication plausiblequi puisse en tre donne, cest que, si ces descriptions se rapportent des centres diffrents, comme il le semble bien en certains cas, ceux-ci ne sont pour ainsi dire que des manations dun centre unique etsuprme, de mme que toutes les traditions particulires ne sont ensomme que des adaptations de la grande tradition primordiale.

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    [40]

    LE ROI DU MONDE

    Chapitre V

    LE SYMBOLISME DU GRAAL

    Retour la table des matires

    Nous faisions allusion tout lheure aux Chevaliers de la TableRonde ; il ne sera pas hors de propos dindiquer ici ce que signifie la queste du Graal , qui, dans les lgendes dorigine celtique, est pr-sente comme leur fonction principale. Dans toutes les traditions, ilest fait ainsi allusion quelque chose qui, partir dune certaine

    poque, aurait t perdu ou cach : cest, par exemple, le Soma desHindous ou leHaomades Perses, le breuvage dimmortalit , qui,

    prcisment, a un rapport fort direct avec le Graal, puisque celui-ciest, dit-on, le vase sacr qui contint le sang du Christ, lequel est aussile breuvage dimmortalit . Ailleurs, le symbolisme est diffrent :ainsi, chez les Juifs, ce qui est perdu, cest la prononciation du grand

    Nom divin 60 ; mais lide fondamentale est toujours la mme, et nousverrons plus loin quoi elle correspond exactement.

    60 Nous rappellerons aussi, cet gard, la Parole perdue de la Maonnerie,qui symbolise pareillement les secrets de linitiation vritable ; la re-cherche de la Parole perdue nest donc quune autre forme de la questedu Graal . Ceci justifie la relation signale par lhistorien Henri Martinentre la Massenie du Saint-Graal et la Maonnerie (voirLsotrisme deDante, d. 1957, pp. 35-36) ; et les explications que nous donnons ici per-mettront de comprendre ce que nous disions, ce propos, de la connexion

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    Le Saint-Graal est, dit-on, la coupe qui servit la [41] Cne, et oJoseph dArimathie recueillit ensuite le sang et leau quischappaient de la blessure ouverte au flanc du Christ par la lance du

    centurion Longin61

    .Cette coupe aurait t, daprs la lgende, trans-porte en Grande-Bretagne par Joseph dArimathie lui-mme et Nico-dme 62 ; et il faut voir l lindication dun lien tabli entre la traditionceltique et le Christianisme. La coupe, en effet, joue un rle fort im-

    portant dans la plupart des traditions antiques, et sans doute en tait-ilainsi notamment chez les Celtes ; il est mme remarquer quelle estfrquemment associe la lance, ces deux symboles tant alors enquelque sorte complmentaires lun de lautre ; mais ceci nous loi-gnerait de notre sujet 63.

    Ce qui montre peut-tre le plus nettement la signification essen-tielle du Graal, cest ce qui est dit de son origine : cette coupe auraitt taille par les Anges dans une meraude tombe du front de Luci-fer lors de sa chute 64. Cette meraude rappelle dune faon trs frap-

    pante lurn, la perle frontale qui, dans le symbolisme hindou (doelle est passe dans le Bouddhisme), tient souvent la place du troi-sime il deShiva, reprsentant ce quon peut appeler le [42] sensde lternit , ainsi que nous lavons dj expliqu ailleurs 65. Dureste, il est dit ensuite que le Graal fut confi Adam dans le Paradisterrestre, mais que, lors de sa chute, Adam le perdit son tour, car il

    trs troite qui existe entre le symbolisme mme du Graalet le centrecommun de toutes les organisations initiatiques.

    61 Ce nom deLonginest apparent au nom mme de la lance, en grec logk(qui se prononcelonk) ; le latinlanceaa dailleurs la mme racine.

    62 Ces deux personnages reprsentent ici respectivement le pouvoir royal et lepouvoir sacerdotal ; il en est de mme dArthur et de Merlin danslinstitution de la Table Ronde .

    63 Nous dirons seulement que le symbolisme de la lance est souvent en rapportavec l Axe du Monde ; cet gard, le sang qui dgoutte de la lance a la

    mme signification que la rose qui mane de l Arbre de Vie ; on saitdailleurs que toutes les traditions sont unanimes affirmer que le principevital est intimement li au sang.

    64 Certains disent une meraude tombe de la couronne de Lucifer, mais il y al une confusion qui provient de ce que Lucifer, avant sa chute, taitl Ange de la Couronne (cest--dire deKether, la premireSephirah), enhbreuHakathriel, nom qui a dailleurs pour nombre 666.

    65 LHomme et son devenir selon le Vdnta, p. 150.

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    ne put lemporter avec lui lorsquil fut chass de lden ; et, avec lasignification que nous venons dindiquer, cela devient fort clair. Eneffet, lhomme, cart de son centre originel, se trouvait ds lors en-

    ferm dans la sphre temporelle ; il ne pouvait plus rejoindre le pointunique do toutes choses sont contemples sous laspect de lternit.En dautres termes, la possession du sens de lternit est lie ceque toutes les traditions nomment, comme nous lavons rappel plushaut, l tat primordial , dont la restauration constitue le premierstade de la vritable initiation, tant la condition pralable de la con-qute effective des tats supra-humains 66. Le Paradis terrestre,dailleurs, reprsente proprement le Centre du Monde ; et ce quenous dirons dans la suite, sur le sens originel du mot Paradis, pourrale faire mieux comprendre encore.

    Ce qui suit peut sembler plus nigmatique : Seth obtint de rentrerdans le Paradis terrestre et put ainsi recouvrer le prcieux vase ; or lenom de Seth exprime les ides de fondement et de stabilit, et, parsuite, il indique en quelque faon la restauration de lordre primordialdtruit par la chute de lhomme67. On [43] doit donc comprendre queSeth et ceux qui aprs lui possdrent le Graal purent par l mmetablir un centre spirituel destin remplacer le Paradis perdu, et quitait comme une image de celui-ci ; et alors cette possession du Graalreprsente la conservation intgrale de la tradition primordiale dans un

    tel centre spirituel. La lgende, dailleurs, ne dit pas o ni par qui leGraal fut conserv jusqu lpoque du Christ ; mais lorigine celtiquequon lui reconnat doit sans doute laisser entendre que les Druides yeurent une part et doivent tre compts parmi les conservateurs rgu-liers de la tradition primordiale.

    66 Sur cet tat primordial ou tat dnique , voirLsotrisme de Dante,d. 1957, pp. 46-48 et 68-70 ; LHomme et son devenir selon le Vdnta, p.182.

    67 Il est dit que Seth demeura quarante ans dans le Paradis terrestre ; ce nombre40 a aussi un sens de rconciliation ou de retour au principe . Les p-riodes mesures par ce nombre se rencontrent trs souvent dans la traditionjudo-chrtienne : rappelons les quarante jours du dluge, les quarante anspendant lesquels les Isralites errrent dans le dsert, les quarante jours queMose passa sur le Sina, les quarante jours de jene du Christ (le Carme anaturellement la mme signification) ; et sans doute pourrait-on en trouverdautres encore.

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    La perte du Graal, ou de quelquun de ses quivalents symbo-liques, cest en somme la perte de la tradition avec tout ce que celle-cicomporte ; vrai dire, dailleurs, cette tradition est plutt cache que

    perdue, ou du moins elle ne peut tre perdue que pour certains centressecondaires, lorsque ceux-ci cessent dtre en relation directe avec lecentre suprme. Quant ce dernier, il garde toujours intact le dpt dela tradition, et il nest pas affect par les changements qui surviennentdans le monde extrieur ; cest ainsi que, suivant divers Pres delglise, et notamment saint Augustin, le dluge na pu atteindre leParadis terrestre, qui est lhabitation dHnoch et la Terre desSaints68 , et dont le sommet touche la sphre lunaire , cest--direse trouve au del du domaine du changement (identifi au mondesublunaire ), au point de communication de la Terre [44] et des

    Cieux69.Mais, de mme que le Paradis terrestre est devenu inacces-sible, le centre suprme, qui est au fond la mme chose, peut, au coursdune certaine priode, ntre pas manifest extrieurement, et alorson peut dire que la tradition est perdue pour lensemble de lhumanit,car elle nest conserve que dans certains centres rigoureusement fer-ms, et la masse des hommes ny participe plus dune faon cons-ciente et effective, contrairement ce qui avait lieu dans ltat origi-nel70 ; telle est prcisment la condition de lpoque actuelle, dont ledbut remonte dailleurs bien au del de ce qui est accessible

    lhistoire ordinaire et profane . La perte de la tradition peut donc,suivant les cas, tre entendue dans ce sens gnral, ou bien tre rap-porte lobscuration du centre spirituel qui rgissait plus ou moinsinvisiblement les destines dun peuple particulier ou dune civilisa-

    68 Et Hnoch marcha avec Dieu, et il ne parut plus (dans le monde visible ouextrieur), car Dieu le prit (Gense, V, 24). Il aurait t alors transport auParadis terrestre ; cest ce que pensent aussi certains thologiens commeTostat et Cajetan. Sur la Terre des Saints ou Terre des Vivants ,

    voir ce qui sera dit plus loin.69 Ceci est conforme au symbolisme employ par Dante, situant le Paradis

    terrestre au sommet de la montagne du Purgatoire, qui sidentifie chez lui la montagne polaire de toutes les traditions.

    70 La tradition hindoue enseigne quil ny avait lorigine quune seule caste,qui tait appele Hamsa ; cela signifie que tous les hommes possdaientalors normalement et spontanment le degr spirituel qui est dsign par cenom, et qui est au-del de la distinction des quatre castes actuelles.

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    tion dtermine ; il faut donc, chaque fois quon rencontre un symbo-lisme qui sy rapporte, examiner sil doit tre interprt dans lun oulautre sens.

    Daprs ce que nous venons de dire, le Graal reprsente en mmetemps deux choses qui sont troitement solidaires lune de lautre :celui qui possde intgralement la tradition primordiale , qui est

    parvenu au degr de connaissance effective quimplique essentielle-ment cette possession, est en effet, par l mme, rintgr dans la pl-nitude de l tat primordial . ces deux choses, tat primordial [45] et tradition primordiale , se rapporte le double sens qui est in-hrent au motGraallui-mme, car, par une de ces assimilations ver-

    bales qui jouent souvent dans le symbolisme un rle non ngligeable,et qui ont dailleurs des raisons beaucoup plus profondes quon ne selimaginerait premire vue, le Graal est la fois un vase (grasale) etun livre (gradaleou graduale) ; ce dernier aspect dsigne manifeste-ment la tradition, tandis que lautre concerne plus directement ltatlui-mme 71.

    Nous navons pas lintention dentrer ici dans les dtails secon-daires de la lgende du Saint-Graal, bien quils aient tous aussi unevaleur symbolique, ni de suivre lhistoire des Chevaliers de la TableRonde et de leurs exploits ; nous rappellerons seulement que la Table Ronde , construite par le roi Arthur72 sur les plans de Mer-lin, tait destine recevoir le Graal lorsquun des Chevaliers serait

    parvenu le conqurir et laurait apport de Grande-Bretagne en Ar-morique. Cette table est encore un symbole vraisemblablement trsancien, un de ceux qui furent toujours associs lide des centresspirituels, conservateurs de la tradition ; la forme circulaire de la tableest dailleurs lie formellement au cycle zodiacal par la prsence au-

    71 Dans certaines versions de la lgende du Saint-Graal, les deux sens se trou-vent troitement unis, car le livre devient alors une inscription trace par leChrist ou par un ange sur la coupe elle-mme. Il y aurait l des rappro-chements faciles faire avec le Livre de Vie et avec certains lments dusymbolisme apocalyptique.

    72 Le nom dArthura un sens trs remarquable, qui se rattache au symbolisme polaire , et que nous expliquerons peut-tre en une autre occasion.

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    tour delle de douze personnages principaux 73, particularit qui,comme nous le [46] disions prcdemment, se retrouve dans la consti-tution de tous les centres dont il sagit.

    Il y a encore un symbole qui se rattache un autre aspect de la l-gende du Graal, et qui mrite une attention spciale : cest celui de

    Montsalvat(littralement Mont du Salut ), le pic situ aux bordslointains dont nul mortel napproche , reprsent comme se dressantau milieu de la mer, dans une rgion inaccessible, et derrire lequel selve le Soleil. Cest la fois l le sacre et la montagne polaire ,deux symboles quivalents dont nous aurons encore reparler dans lasuite de cette tude ; cest la Terre dimmortalit , qui sidentifienaturellement au Paradis terrestre 74.

    Pour en revenir au Graal lui-mme, il est facile de se rendrecompte que sa signification premire est au fond la mme que cellequa gnralement le vase sacr partout o il se rencontre, et qua no-tamment, en Orient, la coupe sacrificielle contenant originairement,comme nous lindiquons plus haut, le Soma vdique ou le Haomamazden, cest--dire le breuvage dimmortalit qui confre ourestitue, ceux qui le reoivent avec les dispositions requises, le sens de lternit . Nous ne pourrions, sans sortir de notre sujet,nous tendre davantage sur le symbolisme de la coupe et de ce quellecontient ; il faudrait, pour le dvelopper convenablement, y consacrertoute une tude spciale ; mais la remarque que nous venons de faireva nous conduire dautres considrations qui sont de la plus grandeimportance pour ce que nous nous proposons prsentement.

    73 Les Chevaliers de la Table Ronde sont parfois au nombre de cinquante(qui tait, chez les Hbreux, le nombre du Jubil, et qui se rapporte aussi au rgne du Saint-Esprit ) ; mais, mme alors, il y en a toujours douze quijouent un rle prpondrant. Rappelons aussi, ce propos, les douzepairs de Charlemagne dans dautres rcits lgendaires du moyen ge.

    74 La similitude deMontsalvatavec leMrunous a t signale par des Hin-dous, et cest ce qui nous a amen examiner de plus prs la signification dela lgende occidentale du Graal.

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    LE ROI DU MONDE

    Chapitre VI

    MELKI-TSEDEQ

    Retour la table des matires

    Il est dit dans les traditions orientales que le Soma, une certainepoque, devint inconnu, de sorte quil fallut, dans les rites sacrificiels,lui substituer un autre breuvage, qui ntait plus quune figure de ceSomaprimitif75 ; ce rle fut jou principalement par le vin, et cest quoi se rapporte, chez les Grecs, une grande partie de la lgende de

    Dionysos76.Or le vin est pris souvent pour reprsenter la vraie tradi-tion initiatique : en hbreu, les mots ian, vin , et sod, mystre ,se substituent lun lautre comme ayant le mme nombre 77 ; chez

    75 Suivant la tradition des Perses, il y eut deux sortes de Haoma: le blanc, quine pouvait tre recueilli que sur la montagne sacre , appele par euxAl-borj, et le jaune, qui remplaa le premier lorsque les anctres des Iranienseurent quitt leur habitat primitif, mais qui fut perdu galement par la suite.Il sagit l des phases successives de lobscurcissement spirituel qui se pro-

    duit graduellement travers les diffrents ges du cycle humain.76 Dionysos ou Bacchus a des noms multiples, correspondant autant

    daspects diffrents ; sous un de ces aspects au moins, la tradition le fait ve-nir de lInde. Le rcit suivant lequel il naquit de la cuisse deZeusrepose surune assimilation verbale des plus curieuses : le mot grecmros, cuisse , at substitu au nom duMru, la montagne polaire , auquel il est presqueidentique phontiquement.

    77 Le nombre de chacun de ces deux mots est 70.

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    lesSfs, le vin symbolise la connaissance sotrique, la doctrine r-serve llite et qui ne convient pas tous les hommes, de mme[48] que tous ne peuvent pas boire le vin impunment. Il rsulte de l

    que lemploi du vin dans un rite confre celui-ci un caractre nette-ment initiatique ; tel est notamment le cas du sacrifice eucharis-tique de Melchissdec 78,et cest l le point essentiel sur lequel nousdevons maintenant nous arrter.

    Le nom de Melchissdec, ou plus exactement Melki-Tsedeq, nestpas autre chose, en effet, que le nom sous lequel la fonction mme du Roi du Monde se trouve expressment dsigne dans la tradition

    judo-chrtienne. Nous avons quelque peu hsit noncer ce fait, quicomporte lexplication dun des passages les plus nigmatiques de laBible hbraque, mais, ds lors que nous nous tions dcid traitercette question du Roi du Monde , il ne nous tait vritablement pas

    possible de le passer sous silence. Nous pourrions reprendre ici la pa-role prononce ce propos par saint Paul : Nous avons, ce sujet,

    beaucoup de choses dire, et des choses difficiles expliquer, parceque vous tes devenus lents comprendre 79.

    Voici dabord le texte mme du passage biblique dont il sagit : Et Melki-Tsedeq, roi deSalem, fit apporter du pain et du vin ; et iltait prtre du Dieu Trs Haut (El Elion). Et il bnit Abram80, disant :Bni soit Abram du Dieu Trs-Haut, possesseur des Cieux et de laTerre ; et bni soit le Dieu Trs-Haut, [49] qui a livr tes ennemisentre tes mains. Et Abram lui donna la dme de tout ce quil avait

    pris81.

    Melki-Tsedeqest donc roi et prtre tout ensemble ; son nom signi-fie roi de Justice , et il est en mme temps roi de Salem, cest--

    78 Le sacrifice de Melchissdec est habituellement regard comme une prfi-guration de lEucharistie ; et le sacerdoce chrtien sidentifie en principe

    au sacerdoce mme de Melchissdec, suivant lapplication faite au Christ decette parole desPsaumes: Tu es sacerdos in ternum secundum ordinemMelchissedec (Ps., CX, 4).

    79 ptre aux Hbreux, V, 11.80 Le nom dAbramnavait pas encore t chang alors enAbraham; en mme

    temps (Gense, XVII), le nom de son pouse Sarafut chang enSarah, desorte que la somme des nombres de ces deux noms demeura la mme.

    81 Gense, XIV, 19-20.

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    Ren Gunon, Le Roi du monde. (1958) 45

    dire de la Paix ; nous retrouvons donc ici, avant tout, la Justice et la Paix , cest--dire prcisment les deux attributs fondamen-taux du Roi du Monde . Il faut remarquer que le mot Salem, con-

    trairement lopinion commune, na jamais dsign en ralit uneville, mais que, si on le prend pour le nom symbolique de la rsidencedeMelki-Tsedeq, il peut tre regard comme un quivalent du terme

    Agarttha. En tout cas, cest une erreur de voir l le nom primitif deJrusalem, car ce nom taitJbus; au contraire, si le nom de Jrusa-lem fut donn cette ville lorsquun centre spirituel y fut tabli par lesHbreux, cest pour indiquer quelle tait ds lors comme une imagevisible de la vritableSalem; et il est noter que le Temple fut difi

    par Salomon, dont le nom (Shlomoh), driv aussi de Salem, signifiele Pacifique 82.

    Voici maintenant en quels termes saint Paul commente ce qui estdit de Melki-Tsedeq : Ce Melchis-sdec, roi de Salem, prtre duDieu Trs-Haut, qui alla au-devant dAbraham lorsquil revenait de ladfaite des rois, qui le bnit, et qui Abraham donna la dme de toutle butin ; qui est dabord, selon la signification de son nom, roi de Jus-tice, ensuite roi de Salem, cest--dire roi de Paix ; qui est sans pre,sans mre, sans gnalogie, qui na ni commencement ni fin de sa vie,mais qui est fait ainsi semblable [50] au Fils de Dieu ; ce Melchiss-dec demeure prtre perptuit 83.

    Or, Melki-Tsedeq est reprsent comme suprieur Abraham,puisquil le bnit, et, sans contredit, cest linfrieur qui est bni parle suprieur84 ; et, de son ct, Abraham reconnat cette supriorit,

    puisquil lui donne la dme, ce qui est la marque de sa dpendance. Ily a l une vritable investiture , presque au sens fodal de ce mot,mais avec cette diffrence quil sagit dune investiture spirituelle ; etnous pouvons ajouter que l se trouve le point de jonction de la tradi-tion hbraque avec la grande tradition primordiale. La bndic-tion dont il est parl est proprement la communication dune in-

    82 Il est remarquer aussi que la mme racine se retrouve encore dans les motsIslametmoslem(musulman) ; la soumission la Volont divine (cest lesens propre du motIslam) est la condition ncessaire de la Paix ; lideexprime ici est rapprocher de celle duDharmahindou.

    83 ptre aux Hbreux, VII, 1-3.84 Ibid., VII, 7.

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    fluence spirituelle , laquelle Abraham va participer dsormais ; etlon peut remarquer que la formule employe met Abraham en rela-tion directe avec le Dieu Trs-Haut , que ce mme Abraham in-

    voque ensuite en lidentifiant avec Jehovah85

    . Si Melki-Tsedeq estainsi suprieur Abraham, cest que le Trs-Haut (Elion), qui estle Dieu deMelki-Tsedeq, est lui-mme suprieur au Tout-Puissant (Shadda), qui est le Dieu dAbraham, ou, en dautres termes, que le

    premier de ces deux noms reprsente un aspect divin plus lev que lesecond. Dautre part, ce qui est extrmement important, et ce quisemble navoir jamais t signal, cest quEl Elion est lquivalentdEmmanuel, ces deux noms ayant exactement le mme nombre 86 ; etceci rattache directement lhistoire de Melki-Tsedeq celle des Rois-Mages , dont nous avons expliqu prcdemment la significa-

    tion. De plus, on peut encore y voir ceci : le sacerdoce de Melki-Tsedeqest le sacerdoce dEl Elion: [51] le sacerdoce chrtien est ce-lui dEmmanuel; si doncEl ElionestEmmanuel, ces deux sacerdocesnen sont quun, et le sacerdoce chrtien, qui dailleurs comporte es-sentiellement loffrande eucharistique du pain et du vin, est vritable-ment selon lordre de Melchissdec 87.

    La tradition judo-chr