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    LE ROI DU MONDE

    Ren Gunon

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    Chapitre premier

    Notions sur LAgarttha en Occident

    Louvrage posthume de Saint-Yves dAlveydre intitul Mission de lInde, qui futpubli en 1910 (1), contient la description dun centre initiatique mystrieux dsignsous le nom dAgarttha; beaucoup de lecteurs de ce livre durent dailleurs supposerque ce ntait l quun rcit purement imaginaire, une sorte de fiction ne reposant surrien de rel. En effet, il y a l-dedans, si lon veut y prendre tout la lettre, des

    invraisemblances qui pourraient, au moins pour qui sen tient aux apparencesextrieures, justifier une telle apprciation; et sans doute Saint-Yves avait-il eu debonnes raisons de ne pas faire paratre lui-mme cet ouvrage, crit depuis fortlongtemps, et qui ntait vraiment pas mis au point. Jusque-l, dun autre ct, ilnavait gure, en Europe, t fait mention de lAgarttha et de son chef, le

    Brahmtm, que par un crivain fort peu srieux, Louis Jacolliot (2), dont il nest paspossible dinvoquer lautorit; nous pensons, pour notre part, que celui-ci avaitrellement entendu parler de ces choses au cours de son sjour dans lInde, mais il lesa arranges, comme tout le reste, sa manire minemment fantaisiste. Mais il sest

    produit, en 1924, un fait nouveau et quelque peu inattendu: le livre intitul Btes,Hommes et Dieux, dans lequel M. Ferdinand Ossendowski raconte les pripties duvoyage mouvement quil fit en 1920 et 1921 travers lAsie centrale, renferme,surtout dans sa dernire partie, des rcits presque identiques ceux de Saint-Yves ; etle bruit qui a t fait autour de ce livre fournit, croyons-nous, une occasion favorable

    pour rompre enfin le silence sur cette question de lAgarttha.Naturellement, des esprits sceptiques ou malveillants nont pas manqu daccuser

    M. Ossendowski davoir purement et simplement plagi Saint-Yves, et de relever, lappui de cette allgation, tous les passages concordants des deux ouvrages; il y en aeffectivement un bon nombre qui prsentent, jusque dans les dtails, une similitude

    assez tonnante. Il y a dabord ce qui pouvait paratre le plus invraisemblable chezSaint-Yves lui-mme, nous voulons dire laffirmation de lexistence dun mondesouterrain tendant ses ramifications partout, sous les continents et mme sous lesocans, et par lequel stablissent dinvisibles communications entre toutes lesrgions de la terre; M. Ossendowski, du reste, ne prend pas cette affirmation soncompte, il dclare mme quil ne sait quen penser, mais il lattribue divers

    personnages quil a rencontrs au cours de son voyage. Il y a aussi, sur des pointsplus particuliers, le passage o le Roi du Monde est reprsent devant le tombeaude son prdcesseur, celui o il est question de lorigine des Bohmiens, qui auraient

    1 2e d., 1949.2 Les Fils de Dieu, pp. 236, 263-267, 272;Le Spiritisme dans le Monde, pp. 27-28.

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    vcu jadis dans lAgarttha (1), et bien dautres encore. Saint-Yves dit quil est desmoments, pendant la clbration souterraine des Mystres cosmiques, o lesvoyageurs qui se trouvent dans le dsert sarrtent, o les animaux eux-mmesdemeurent silencieux (2); M. Ossendowski assure quil a assist lui-mme un deces moments de recueillement gnral. Il y a surtout, comme concidence trange,

    lhistoire dune le, aujourdhui disparue, o vivaient des hommes et des animauxextraordinaires: l, Saint-Yves cite le rsum du priple dIambule par Diodore deSicile, tandis que M. Ossendowski parle du voyage dun ancien bouddhiste du Npal,et cependant leurs descriptions sont fort peu diffrentes; si vraiment il existe de cettehistoire deux versions provenant de sources aussi loignes lune de lautre, il

    pourrait tre intressant de les retrouver et de les comparer avec soin.Nous avons tenu signaler tous ces rapprochements, mais nous tenons aussi dire

    quils ne nous convainquent nullement de la ralit du plagiat ; notre intention,dailleurs, nest pas dentrer ici dans une discussion qui, au fond, ne nous intresse

    que mdiocrement. Indpendamment des tmoignages que M. Ossendowski nous aindiqus de lui-mme nous savons, par de tout autres sources, que les rcits du genrede ceux dont il sagit sont chose courante en Mongolie et dans toute lAsie centrale;et nous ajouterons tout de suite quil existe quelque chose de semblable dans lestraditions de presque tous les peuples. Dun autre ct, si M. Ossendowski avait copien partie la Mission de lInde, nous ne voyons pas trop pourquoi il aurait omiscertains passages effet, ni pourquoi il aurait chang la forme de certains mots,crivant par exemple Agharti au lieu dAgarttha, ce qui sexplique au contraire trs

    bien sil a eu de source mongole les informations que Saint-Yves avait obtenues desource hindoue (car nous savons que celui-ci fut en relations avec deux Hindous aumoins) (3); nous ne comprenons pas davantage pourquoi il aurait employ, pourdsigner le chef de la hirarchie initiatique, le titre de Roi du Monde qui ne figurenulle part chez Saint-Yves. Mme si lon devait admettre certains emprunts, il nenresterait pas moins que M. Ossendowski dit parfois des choses qui nont pas leurquivalent dans laMission de lInde, et qui sont de celles quil na certainement pas

    pu inventer de toutes pices, dautant plus que, bien plus proccup de politique quedides et de doctrines, et ignorant de tout ce qui touche lsotrisme, il a tmanifestement incapable den saisir lui-mme la porte exacte. Telle est, parexemple, lhistoire dune pierre noire envoye jadis par le Roi du Monde au

    Dala-Lama, puis transporte Ourga, en Mongolie, et qui disparut il y a environ cent

    1 Nous devons dire ce propos que lexistence de peuples en tribulation, dont les Bohmiens sont un desexemples les plus frappants, est rellement quelque chose de fort mystrieux et qui demanderait tre examinavec attention.

    2 Le Dr Arturo Reghini nous a fait remarquer que ceci pouvait avoir un certain rapport avec le timor panicus desanciens; ce rapprochement nous parat en effet extrmement vraisemblable.

    3 Les adversaires de M. Ossendowski ont voulu expliquer le mme fait en prtendant quil avait eu en mains unetraduction russe de la Mission de lInde, traduction dont lexistence est plus que problmatique, puisque leshritiers mmes de Saint-Yves lignorent entirement.On a reproch aussi M. Ossendowsi dcrire Om alors

    que Saint-Yves critAum; or, siAum est bien la reprsentation du monosyllabe sacr dcompos en ses lmentsconstitutifs, cest pourtant Om qui est la transcription correcte et qui correspond la prononciation relle, tellequelle existe tant dans lInde quau Thibet et en Mongolie; ce dtail est suffisant pour permettre dapprcier lacomptence de certains critiques.

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    ans (1); or, dans de nombreuses traditions, les pierres noires jouent un rleimportant, depuis celle qui tait le symbole de Cyble jusqu celle qui est enchssedans la Kaabah de La Mecque (2). Voici un autre exemple: le Bogdo-Khan ouBouddha vivant, qui rside Ourga, conserve, entre autres choses prcieuses,lanneau de Gengis-Khan, sur lequel est grav un swastika, et une plaque de cuivre

    portant le sceau du Roi du Monde; il semble que M. Ossendowski nait pu voirque le premier de ces deux objets, mais il lui aurait t assez difficile dimaginerlexistence du second: naurait-il pas d lui venir naturellement lesprit de parler icidune plaque dor?

    Ces quelques observations prliminaires sont suffisantes pour ce que nous nousproposons, car nous entendons demeurer absolument tranger toute polmique et toute question de personnes; si nous citons M. Ossendowski et mme Saint-Yves,cest uniquement parce que ce quils ont dit peut servir de point de dpart desconsidrations qui nont rien a voir avec ce quon pourra penser de lun et de lautre,

    et dont la porte dpasse singulirement leurs individualits, aussi bien que la ntre,qui, en ce domaine, ne doit pas compter davantage. Nous ne voulons point nouslivrer, propos de leurs ouvrages, a une critique de textes plus ou moins vaine,mais bien apporter des indications qui nont encore t donnes nulle part, notreconnaissance tout au moins, et qui sont susceptibles daider dans une certaine mesure lucider ce que M. Ossendowski appelle le mystre des mystres (3).

    1 M. Ossendowski, qui ne sait pas quil sagit dun arolithe cherche expliquer certains phnomnes, commelapparition de caractres sa surface, en supposant que ctait une sorte dardoise.

    2 Il y aurait aussi un rapprochement curieux faire avec le lapsit exillis, pierre tombe du ciel et sur laquelle desinscriptions apparaissaient galement en certaines circonstances, qui est identifie au Graal dans la version deWolfram dEschenbach. Ce qui rend la chose encore plus singulire, cest que, daprs cette mme version, leGraal fut finalement transport dans le royaume du prtre Jean, que certains ont voulu prcisment assimiler la Mongolie, bien que dailleurs aucune localisation gographique ne puisse ici tre accepte littralement (cf.LEsotrisme de Dante, d. 1957, pp. 35-36, et voir aussi plus loin).

    3 Nous avons t fort tonn en apprenant rcemment que certains prtendaient faire passer le prsent livre pour un

    tmoignage en faveur dun personnage dont lexistence mme nous tait totalement inconnue lpoque onous lavons crit; nous opposons le plus formel dmenti toute assertion de ce genre, de quelque ct quellepuisse venir, car il sagit exclusivement pour nous dun expos de donnes appartenant au symbolisme traditionnelet nayant absolument rien voir avec des personnifications quelconques.

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    Chapitre II

    Royaut et Pontificat

    Le titre de Roi du Monde, pris dans son acception la plus leve, la pluscomplte et en mme temps la plus rigoureuse, sapplique proprement Manu, leLgislateur primordial et universel, dont le nom se retrouve, sous des formesdiverses, chez un grand nombre de peuples anciens ; rappelons seulement, cet gard,le Mina ouMns des gyptiens, le Menw des Celtes et le Minos des Grecs (1). Ce

    nom, dailleurs, ne dsigne nullement un personnage historique ou plus ou moinslgendaire; ce quil dsigne en ralit, cest un principe, lIntelligence cosmique quirflchit la Lumire spirituelle pure et formule la Loi (Dharma) propre auxconditions de notre monde ou de notre cycle dexistence; et il est en mme tempslarchtype de lhomme considr spcialement en tant qutre pensant (en sanscritmnava). Dautre part, ce quil importe essentiellement de remarquer ici, cest que ce

    principe peut tre manifest par un centre spirituel tabli dans le monde terrestre, parune organisation charge de conserver intgralement le dpt de la tradition sacre,dorigine non humaine (apaurushya), par laquelle la Sagesse primordiale secommunique travers les ges ceux qui sont capables de la recevoir. Le chef dunetelle organisation, reprsentant en quelque sorteManu lui-mme, pourra lgitimementen porter le titre et les attributs; et mme, par le degr de connaissance quil doitavoir atteint pour pouvoir exercer sa fonction, il sidentifie rellement au principedont il est comme lexpression humaine, et devant lequel son individualit disparat.Tel est bien le cas de lAgarttha, si ce centre a recueilli, comme lindique Saint-Yves,lhritage de lantique dynastie solaire (Srya-vansha) qui rsidait jadis aAyodhy (2), et qui faisait remonter son origine Vaisvaswata, le Manu du cycleactuel.

    Saint-Yves, comme nous lavons dj dit, nenvisage pourtant pas le chef suprme

    de lAgarttha comme Roi du Monde; il le prsente comme Souverain Pontife,et, en outre, il le place la tte dune glise brhmanique, dsignation qui procdedune conception un peu trop occidentalise (3). Cette dernire rserve part, ce quil

    1 Chez les Grecs,Minos tait la fois le Lgislateur des vivants et le Juge des morts ; dans la tradition hindoue, cesdeux fonctions appartiennent respectivement Manu et Yama, mais ceux-ci sont dailleurs reprsents commefrres jumeaux, ce qui indique quil sagit du ddoublement dun principe unique, envisag sous deux aspectsdiffrents.

    2 Ce sige de la dynastie solaire, si on lenvisage symboliquement, peut-tre rapproch de la Citadelle solairedes Rose-Croix, et sans doute aussi de la Cit du Soleil de Campanella.

    3 Cette dnomination dglise brahmanique, en fait, na jamais t employe dans lInde, que par la sectehtrodoxe et toute moderne du Brahma-Samj, ne au dbut du XIXe sicle sous des influences europennes etspcialement protestantes bientt divise en de multiples branches rivales, et aujourdhui peu prs compltementteinte; il est curieux de noter quun des fondateurs de cette secte fut le grand-pre du pote Rabin-dranath Tagore.

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    dit complte, cet gard, ce que dit de son ct M. Ossendowski ; il semble quechacun deux nait vu que laspect qui rpondait le plus directement ses tendanceset ses proccupations dominantes, car, la vrit, il sagit ici dun double pouvoir, la fois sacerdotal et royal. Le caractre pontifical, au sens le plus vrai de ce mot,appartient bien rellement, et par excellence, au chef de la hirarchie initiatique, et

    ceci appelle une explication: littralement, le Pontifex est un constructeur deponts, et ce titre romain est en quelque sorte, par son origine, un titremaonnique; mais, symboliquement, cest celui qui remplit la fonction demdiateur, tablissant la communication entre ce monde et les mondes suprieurs (1).A ce titre, larc-en-ciel, le pont cleste, est un symbole naturel du pontificat; ettoutes les traditions lui donnent des significations parfaitement concordantes: ainsi,chez les Hbreux, cest le gage de lalliance de Dieu avec son peuple ; en Chine, cestle signe de lunion du Ciel et de la Terre; en Grce, il reprsente Iris, la messagredes Dieux; un peu partout, chez les Scandinaves aussi bien que chez les Perses et

    les Arabes, en Afrique centrale et jusque chez certains peuples de lAmrique duNord, cest le pont qui relie le monde sensible au suprasensible.Dautre part, lunion des deux pouvoirs sacerdotal et royal tait reprsente, chez

    les Latins, par un certain aspect du symbolisme de Janus, symbolisme extrmementcomplexe et significations multiples; les clefs dor et dargent figuraient, sous lemme rapport, les deux initiations correspondantes (2). Il sagit, pour employer laterminologie hindoue, de la voie des Brhmanes et de celle des Kshatriyas; mais ausommet de la hirarchie, on est au principe commun do les uns et les autres tirentleurs attributions respectives, donc au-del de leur distinction, puisque l est la sourcede toute autorit lgitime dans quelque domaine quelle sexerce; et les initis delAgarttha sont ativarna, cest--dire au-del des castes (3).

    Il y avait au moyen ge une expression dans laquelle les deux aspectscomplmentaires de lautorit se trouvaient runis dune faon qui est bien digne deremarque: on parlait souvent, cette poque, dune contre mystrieuse quonappelait le royaume du prtre Jean (4). Ctait le temps o ce qu on pourraitdsigner comme la couverture extrieure du centre en question se trouvait form,

    1 Saint Bernard dit que le Pontife, comme lindique ltymologie de son nom, est une sorte de pont entre Dieu etlhomme (Tractatus de Moribus et Officio episcoporum, III, 9).Il y a dans lInde un terme qui est propre aux

    Jainas, et qui est le strict quivalent duPontifex latin: cest le mot Trthamkara, littralement celui qui fait un guou un passage; le passage dont il sagit, cest le chemin de la Dlivrance (Moksha). Les Trthamkaras sont aunombre de vingt-quatre, comme les vieillards de lApocalypse, qui, dailleurs, constituent aussi un Collgepontifical.

    2 A un autre point de vue, ces clefs sont respectivement celle des grands Mystres et celle des petitsMystres.Dans certaines reprsentations de Janus, les deux pouvoirs sont aussi symboliss par une clef et unsceptre.

    3 Remarquons ce propos que lorganisation sociale du moyen ge occidental semble avoir t, en principe, calquesur linstitution des castes: le clerg correspondait aux Brhmanes, la noblesse aux Kshatriyas, le tiers tat auxVaishyas, et les serfs aux Shdras.

    4 Il est notamment question du prtre Jean, vers lpoque de saint Louis, dans les voyages de Carpin et deRubruquis. Ce qui complique les choses, cest que, daprs certains, il y aurait eu jusqu quatre personnagesportant ce titre: au Thibet (ou sur le Pamir), en Mongolie, dans lInde, et en Ethiopie (ce dernier mot ayant

    dailleurs un sens fort vague); mais il est probable quil ne sagit l que de diffrents reprsentants dun mmepouvoir. On dit aussi que Gengis-Khan voulut attaquer le royaume du prtre Jean, mais que celui-ci le repoussa endchanant la foudre contre ses armes. Enfin, depuis lpoque des invasions musulmanes, le prtre Jean auraitcess de se manifester, et il serait reprsent extrieurement par le Dala-Lama.

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    pour une bonne part, par les Nestoriens (ou ce quon est convenu dappeler ainsi tort ou raison) et les Sabens (1); et, prcisment, ces derniers se donnaient eux-mmes le nom de Mendayyeh de Yahia, cest--dire disciples de Jean. A ce

    propos, nous pouvons faire tout de suite une autre remarque: il est au moins curieuxque beaucoup de groupes orientaux dun caractre trs ferm, des Ismaliens ou

    disciples du Vieux de la Montagne aux Druses du Liban, aient pris uniformment,tout comme les Ordres de chevalerie occidentaux, le titre de gardiens de la TerreSainte. La suite fera sans doute mieux comprendre ce que cela peut signifier; ilsemble que Saint-Yves ait trouv un mot trs juste, peut-tre plus encore quil ne le

    pensait lui-mme, quand il parle des Templiers de lAgarttha. Pour quon nestonne pas de lexpression de couverture extrieure que nous venonsdemployer, nous ajouterons quil faut bien prendre garde ce fait que linitiationchevaleresque tait essentiellement une initiation de Kshatriyas; cest ce quiexplique, entre autres choses, le rle prpondrant quy joue le symbolisme de

    lAmour (2).Quoi quil en soit de ces dernires considrations, lide dun personnage qui estprtre et roi tout ensemble nest pas une ide trs courante en Occident, bien quellese trouve, lorigine mme du Christianisme, reprsente dune faon frappante parles Roi-Mages; mme au moyen ge, le pouvoir suprme (selon les apparencesextrieures tout au moins) y tait divis entre la Papaut et lEmpire (3).Une tellesparation peut tre considre comme la marque dune organisation incomplte paren haut si lon peut sexprimer ainsi, puisquon ny voit pas apparatre le principecommun dont procdent et dpendent rgulirement les deux pouvoirs; le vritable

    pouvoir suprme devait donc se trouver ailleurs. En Orient, le maintien dune tellesparation au sommet mme de la hirarchie est, au contraire, assez exceptionnel, etce nest gure que dans certaines conceptions bouddhiques que lon rencontrequelque chose de ce genre; nous voulons faire allusion lincompatibilit affirmeentre la fonction de Buddha et celle de Chakravart ou monarque universel (4),lorsquil est dit que Shkya-Muni eut, un certain moment, choisir entre lune etlautre.

    Il convient dajouter que le terme Chakravart, qui na rien de spcialementbouddhique, sapplique fort bien, suivant les donnes de la tradition hindoue, lafonction du Manu ou de ses reprsentants: cest littralement, celui qui fait tourner

    la roue, cest -dire celui qui, plac au centre de toutes choses, en dirige lemouvement sans y participer lui-mme, ou qui en est, suivant lexpression dAristote,

    1 On a trouv dans lAsie centrale, et particulirement dans la rgion du Turkestan, des croix Nestoriennes qui sontexactement semblables comme forme aux croix de chevalerie, et dont certaines, en outre, portent en leur centre lafigure du swastika. Dautre part, il est noter que les Nestoriens, dont les relations, avec le Lamasme semblentincontestables, eurent une action importante, bien quassez nigmatique, dans les dbuts de llslam. Les Sabens,de leur ct, exercrent une grande influence sur le monde arabe au temps des Khalifes de Baghdad ; on prtendaussi que cest chez eux que staient rfugis, aprs un sjour en Perse, les derniers des no-platoniciens.

    2 Nous avons dj signal cette particularit dans notre tude surLEsotrisme de Dante.3 Dans lancienne Rome, par contre, lImperatortait en mme temps Pontifex Maximus.La thorie musulmane

    du Khalifat unit aussi les deux pouvoirs, au moins dans une certaine mesure, ainsi que la conception extrme-orientale du Wang(voirLa Grande Triade, ch. XVII).

    4 Nous avons not ailleurs lanalogie qui existe entre la conception du Chakravart et lide de lEmpire chez Dante -dont il convient de mentionner ici, cet gard, le trait De Monarchia.

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    le moteur immobile (1).Nous appelons tout particulirement lattention sur ceci: le centre dont il sagit est

    le point fixe que toutes les traditions saccordent dsigner symboliquement commele Ple, puisque cest autour de lui que seffectue la rotation du monde,reprsent gnralement par la roue, chez les Celtes aussi bien que chez les

    Chaldens et chez les Hindous (2). Telle est la vritable signification du swastika, cesigne que lon trouve rpandu partout, de lExtrme-Orient lExtrme-Occident (3),et qui est essentiellement le signe du Ple; cest sans doute ici la premire fois,dans lEurope moderne, quon en fait connatre le sens rel. Les savantscontemporains, en effet, ont vainement cherch expliquer ce symbole par lesthories les plus fantaisistes;:la plupart dentre eux, hants par une sorte dide fixe,ont voulu voir, l comme presque partout ailleurs, un signe exclusivement solaire(4), alors que, sil lest devenu parfois, ce na pu tre quaccidentellement et dunefaon dtourne. Dautres ont t plus prs de la vrit en regardant le swastika

    comme le symbole du mouvement

    ; mais cette interprtation, sans tre fausse, est fortinsuffisante, car il ne sagit pas dun mouvement quelconque, mais dun mouvementde rotation qui saccomplit autour dun centre ou dun axe immuable; et cest le pointfixe qui est, nous le rptons, llment essentiel auquel se rapporte directement lesymbole en question (5).

    Par ce que nous venons de dire, on peut dj comprendre que le Roi du Mondedoit avoir une fonction essentiellement ordonnatrice et rgulatrice (et lon remarqueraque ce nest pas sans raison que ce dernier mot a la mme racine que rex et regere),fonction pouvant se rsumer dans un mot comme celui d quilibre oudharmonie, ce que rend prcisment en sanscrit le terme Dharma (6): ce quenous entendons par l, cest le reflet, dans le monde manifest, de limmutabilit duPrincipe suprme. On peut comprendre aussi, par les mmes considrations, pourquoile Roi du Monde a pour attributs fondamentaux la Justice et la Paix, qui ne

    1 La tradition chinoise emploie, en un sens tout fait comparable, lexpression d Invariable Milieu.Il est remarquer que, suivant le symbolisme maonnique, les Matres se runissent dans la Chambre du Milieu.

    2 Le symbole celtique de la roue sest conserv au moyen ge; on peut en trouver de nombreux exemples sur lesglises romanes, et la rosace gothique elle-mme semble bien en tre drive, car il y a une relation certaine entrela roue et les fleurs emblmatiques telles que la rose en Occident et le lotus en Orient.

    3 Ce mme signe na pas t tranger lhermtisme chrtien : nous avons vu, dans lancien monastre des Carmes

    de Loudun des symboles fort curieux, datant vraisemblablement de la seconde moiti du XVe sicle, et danslesquels le swastika occupe, avec le signe dont nous parlerons plus loin, une des places les plus importantes. Il estbon de noter, cette occasion, que les Carmes, qui sont venus dOrient, rattachent la fondation de leur Ordre lieet Pythagore (comme la Maonnerie, de son ct, se rattache la fois Salomon et au mme Pythagore, ce quiconstitue une similitude assez remarquable), et que, dautre part, certains prtendent quils avaient au moyen geune initiation trs voisine de celle des Templiers, ainsi que les religieux de la Mercy; on sait que ce dernier Ordre adonn son nom un grade de la Maonnerie cossaise, dont nous avons parl assez longuement dans Lsotrismede Dante.

    4 La mme remarque sapplique notamment la roue, dont nous venons dindiquer galement la vraie signification.5 Nous ne citerons que pour mmoire lopinion, encore plus fantaisiste que toutes les autres, qui fait du swastika le

    schma dun instrument primitif destin la production du feu; si ce symbole a bien parfois un certain rapport avecle feu, puisquil est notamment un emblme dAgni, cest pour de tout autre raisons.

    6 La racine dhri exprime essentiellement lide de stabilit; la forme dhru, qui a le mme sens, est la racine de

    Dhruva, nom sanscrit du Ple, et certains en rapprochent le nom grec du chne drus; en latin, dailleurs, le mmemot robursignifie la foi chne et force ou fermet. Chez les Druides (dont le nom doit peut-tre se lire dru-vid,unissant la force et la sagesse), ainsi qu Dodone, le chne reprsentait lArbre du Monde, symbole de laxefixe qui joint les ples.

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    sont que les formes revtues plus spcialement par cet quilibre et cette harmoniedans le monde de lhomme (mnava-loka) (1). Cest l encore un point de la plusgrande importance; et, outre sa porte gnrale, nous le signalons ceux qui selaissent aller certaines craintes chimriques, dont le livre mme de M. Ossendowskicontient comme un cho dans ses dernires lignes.

    1 Il faut rappeler ici les textes bibliques dans lesquels la Justice et la Paix se trouvent troitement rapproches :Justitia et Pax osculat sunt (Ps., LXXXIV, 11), Pax opus Justiti, etc.

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    Chapitre III

    La Shekinah et Metatron

    Certains esprits craintifs, et dont la comprhension se trouve trangement limitepar des ides prconues, ont t effrays par la dsignation mme du Roi duMonde, quils ont aussitt rapproche de celle duPrinceps hujus mundi dont il estquestion dans lvangile. Il va de soi quune telle assimilation est compltementerrone et dpourvue de fondement; nous pourrions, pour lcarter, nous borner

    faire remarquer simplement que ce titre de Roi du Monde, en hbreu et en arabe,est appliqu couramment Dieu mme (1). Cependant, comme il peut y avoir lloccasion de quelques observations intressantes, nous envisagerons ce propos lesthories de la Kabbale hbraque concernant les intermdiaires clestes, thoriesqui, dailleurs, ont un rapport trs direct avec le sujet principal de la prsente tude.

    Les intermdiaires clestes dont il sagit sont la Shekinah etMetatron; et nousdirons tout dabord que, dans le sens le plus gnral, la Shekinah est la prsencerelle de la Divinit. Il faut noter que les passages de lcriture o il en est faitmention tout spcialement sont surtout ceux o il sagit de linstitution dun centrespirituel: la construction du Tabernacle, ldification des Temples de Salomon et deZorobabel. Un tel centre, constitu dans des conditions rgulirement dfinies, devaittre en effet le lieu de la manifestation divine, toujours reprsente commeLumire; et il est curieux de remarquer que lexpression de lieu trs clair ettrs rgulier, que la Maonnerie a conserve, semble bien tre un souvenir delantique science sacerdotale qui prsidait la construction des temples, et qui, dureste, ntait pas particulire aux Juifs; nous reviendrons l-dessus plus tard. Nousnavons pas entrer dans le dveloppement de la thorie des influencesspirituelles (nous prfrons cette expression au mot bndictions pour traduirelhbreu berakoth, dautant plus que cest l le sens qua gard trs nettement en

    arabe le mot barakah); mais, mme en se bornant envisager les choses ce seulpoint de vue il serait possible de sexpliquer la parole dElias Levita, que rapporte M.Vulliaud dans son ouvrage surLa Kabbale juive: Les Matres de la Kabbale ont ce sujet de grands secrets.

    La Shekinah se prsente sous des aspects multiples, parmi lesquels il en est deuxprincipaux, lun interne et lautre externe; or il y a dautre part, dans la traditionchrtienne, une phrase qui dsigne aussi clairement que possible ces deux aspects:Gloria in excelsis Deo, et in terra Pax hominibus bon voluntatis. Les mots

    1 Il y a dailleurs une grande diffrence de sens entre le Monde et ce monde, tel point que, dans certaineslangues il existe pour les dsigner deux termes entirement distincts ainsi, en arabe, le Monde est el-lam,tandis que ce monde est ed-duny.

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    Gloria etPax se rfrent respectivement laspect interne, par rapport au Principe, et laspect externe, par rapport au monde manifest; et, si lon considre ainsi ces

    paroles, on peut comprendre immdiatement pourquoi elles sont prononces par lesAnges (Malakim) pour annoncer la naissance du Dieu avec nous ou en nous(Emmanuel). On pourrait aussi, pour le premier aspect, rappeler les thories des

    thologiens sur la lumire de gloire dans et par laquelle sopre la visionbatifique (in excelsis); et, quant au second, nous retrouvons ici la Paix, laquellenous faisions allusion tout lheure, et qui, en son sens sotrique, est indique

    partout comme lun des attributs fondamentaux des centres spirituels tablis en cemonde (in terra). Dailleurs, le terme arabe Saknah, qui est videmment identique lhbreu Shekinah, se traduit par Grande Paix, ce qui est lexact quivalent de la

    Pax Profunda des Rose-Croix; et, par l, on pourrait sans doute expliquer ce queceux-ci entendaient par le Temple du Saint-Esprit, comme on pourrait aussiinterprter dune faon prcise les nombreux textes vangliques dans lesquels il est

    parl de la

    Paix

    (1), dautant plus que

    la tradition secrte concernant la Shekinahaurait quelque rapport la lumire du Messie. Est-ce sans intention que M.Vulliaud, lorsquil donne cette dernire indication (2), dit quil sagit de la traditionrserve ceux qui poursuivaient le chemin qui aboutit au Pardes, cest--dire,comme nous le verrons plus loin, au centre spirituel suprme ?

    Ceci amne encore une autre remarque connexe : M. Vulliaud parle ensuite dunmystre relatif au Jubil (3), ce qui se rattache en un sens lide de Paix, et, ce propos, il cite ce texte du Zohar (III, 52 b): Le fleuve qui sort de lden porte lenom deIobel, ainsi que celui de Jrmie (XVII, 8) : Il tendra ses racines vers lefleuve, do il rsulte que lide centrale du Jubil est la remise de toutes chosesen leur tat primitif. Il est clair quil sagit de ce retour l tat primordialquenvisagent toutes les traditions, et sur lequel nous avons eu loccasion dinsisterquelque peu dans notre tude surLEsotrisme de Dante; et, quand on ajoute que leretour de toutes choses leur premier tat marquera lre messianique , ceux qui ontlu cette tude pourront se souvenir de ce que nous y disions sur les rapports duParadis terrestre et de la Jrusalem cleste. Dailleurs, vrai dire, ce dont ilsagit en tout cela, cest toujours, des phases diverses de la manifestation cyclique,lePardes, le centre de ce monde, que le symbolisme traditionnel de tous les peuplescompare au cur, centre de ltre et rsidence divine (Brahma-pura dans la

    doctrine hindoue), comme le Tabernacle qui en est limage et qui, pour cette raison,est appel en hbreu mishkan ou habitacle de Dieu, mot dont la racine est la mmeque celle de Shekinah.

    A un autre point de vue, la Shekinah est la synthse des Sephiroth; or, dans larbresphirothique, la colonne de droite est le ct de la Misricorde, et la colonne degauche est le ct de la Rigueur (4), nous devons donc aussi retrouver ces deux

    1 Il est dailleurs dclar trs explicitement, dans lvangile mme, que ce dont il sagit nest point la paix au senso lentend le monde profane (St Jean, XIV, 27)

    2 La Kabbale juive, t. I, p. 503.

    3 Ibid., t. I, pp. 506-507.4 Un symbolisme tout fait comparable est exprim par la figure mdivale de larbre des vifs et des morts, qui a

    en outre un rapport trs net avec lide de postrit spirituelle; il faut remarquer que larbre sphirothique estaussi considr comme sidentifiant lArbre de Vie.

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    aspects dans la Shekinah, et nous pouvons remarquer tout de suite, pour rattacher ceci ce qui prcde, que, sous un certain rapport tout au moins, la Rigueur sidentifie laJustice et la Misricorde la Paix (1). Si lhomme pche et sloigne de laShekinah, il tombe sous le pouvoir des puissances (Srim) qui dpendent de laRigueur (2), et alors la Shekinah est appele main de rigueur, ce qui rappelle

    immdiatement le symbole bien connu de la main de justice mais, au contraire,si lhomme se rapproche de la Shekinah, il se libre, et la Shekinah est ]a maindroite de Dieu, cest--dire que la main de justice devient alors la main

    bnissante (3). Ce sont l les mystres de la Maison de Justice (Beith-Din), cequi est encore une autre dsignation du centre spirituel suprme (4); et il est peine

    besoin de faire remarquer que les deux cts que nous venons denvisager sont ceuxo se rpartissent les lus et les damns dans les reprsentations chrtiennes duJugement dernier. On pourrait galement tablir un rapprochement avec les deuxvoies que les Pythagoriciens figuraient par la lettre Y, et que reprsentait sous une

    forme exotrique le mythe dHercule entre la Vertu et le Vice

    ; avec les deux portescleste et infernale qui, chez les Latins, taient associes au symbolisme de Janus ;avec les deux phases cycliques ascendante et descendante (5) qui, chez les Hindous,se rattachent pareillement au symbolisme de Gansha (6). Enfin, il est facile decomprendre par l ce que veulent dire vritablement des expressions comme cellesdintention droite, que nous retrouverons dans la suite et de bonne volont(Pax hominibus bon voluntatis, et ceux qui ont quelque connaissance de diverssymboles auxquels nous venons de faire allusion verront que ce nest pas sans raisonque la fte de Nol concide avec lpoque du solstice dhiver) quand on a soin delaisser de ct toutes les interprtations extrieures, philosophiques et morales,auxquelles elles ont donn lieu depuis les Stociens jusqu Kant.

    La Kabbale donne la Shekinah un pardre qui porte des noms identiques auxsiens, qui possde par consquent les mmes caractres (7), et qui a naturellementautant daspects diffrents que la Shekinah elle-mme; son nom est Metatron, et cenom est numriquement quivalent celui de Shadda(8), le Tout-Puissant (quon

    1 Daprs le Talmud, Dieu a deux siges, celui de la Justice et celui de la Misricorde; ces deux sigescorrespondent aussi au Trne et la Chaise de la tradition islamique. Celle-ci divise dautre part les nomsdivins iftiyah, cest--dire ceux qui expriment des attributs proprement dits dAllah, en noms de majest

    (jalliyah) et noms de beaut (jamaliyah), ce qui rpond encore une distinction du mme ordre.2 La Kabbale juive, t. I, p. 507.3 Daprs saint Augustin et divers autres Pres de lglise la main droite reprsente de mme la Misricorde ou la

    Bont tandis que la main gauche, en Dieu surtout, est le symbole de la Justice. La main de justice est un desattributs ordinaires de la royaut; la main bnissante est un signe de lautorit sacerdotale, et elle a t parfoisprise comme symbole du Christ. Cette figure de la main bnissante se trouve sur certaines monnaiesgauloises, de mme que le swastika, parfois branches courbes.

    4 Ce centre, ou lun quelconque de ceux qui sont constitus son image, peut tre dcrit symboliquement la foiscomme un temple (aspect sacerdotal, correspondant la Paix) et comme un palais ou un tribunal (aspect royal,correspondant la Justice).

    5 Il sagit des deux moitis du cycle zodiacal, que lon trouve frquemment reprsent au portail des glises dumoyen ge avec une disposition qui lui donne manifestement la mme signification.

    6 Tous les symboles que nous numrons ici demanderaient tre longuement expliqus; nous le ferons peut-tre

    quelque jour dans une autre tude.7 La Kabbale juive, t. I, pp. 497-498.8 Le nombre de chacun de ces deux noms, obtenu par laddition des valeurs des lettres hbraques dont il est form,

    est 314.

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    dit tre le nom du Dieu dAbraham). Ltymologie du mot Metatron est fortincertaine; parmi les diverses hypothses qui ont t mises ce sujet, une des plusintressantes est celle qui le fait driver du chaldaqueMitra, qui signifie pluie, etqui a aussi, par sa racine, un certain rapport avec la lumire. Sil en est ainsi,dailleurs, il ne faudrait pas croire que la similitude avec le Mitra hindou et

    zoroastrien constitue une raison suffisante pour admettre quil y ait l un emprunt duJudasme des doctrines trangres, car ce nest pas de cette faon tout extrieurequil convient denvisager les rapports qui existent entre les diffrentes traditions; etnous en dirons autant en ce qui concerne le rle attribu la pluie dans presque toutesles traditions, en tant que symbole de la descente des influences spirituelles duCiel sur la Terre. A ce propos, signalons que la doctrine hbraque parle dune rosede lumire manant de lArbre de Vie et par laquelle doit soprer la rsurrectiondes morts, ainsi que dune effusion de rose qui reprsente linfluence cleste secommuniquant tous les mondes, ce qui rappelle singulirement le symbolisme

    alchimique et rosicrucien.Le terme de Metatron comporte toutes les acceptions de gardien, de Seigneur,denvoy, de mdiateur; il est lauteur des thophanies dans le monde sensible(1); il est lAnge de la Face, et aussi le Prince du Monde (Sr ha-lam), etlon voit par cette dernire dsignation que nous ne nous sommes nullement loignde notre sujet. Pour employer le symbolisme traditionnel que nous avons djaexpliqu prcdemment, nous dirions volontiers que, comme le chef de la hirarchieinitiatique est le Ple terrestre, Metatron est le Ple cleste; et celui-ci a sonreflet dans celui-l, avec lequel il est en relation directe suivant lAxe du Monde.Son nom estMikal, le Grand Prtre qui est holocauste et oblation devant Dieu. Ettout ce que font les Isralites sur terre est accompli daprs les types de ce qui se

    passe dans le monde cleste. Le Grand Pontife ici-bas symboliseMikal, prince de laClmence... Dans tous les passages o lcriture parle de lapparition de Mikal, ilsagit de la gloire de la Shekinah (2). Ce qui est dit ici des Isralites peut tre dit

    pareillement de tous les peuples possesseurs dune tradition vri tablementorthodoxe; plus forte raison doit-on le dire des reprsentants de la tradition

    primordiale dont toutes les autres drivent et laquelle elle sont toutes subordonnes;et ceci est en rapport avec le symbolisme de la Terre Sainte, image du mondecleste, auquel nous avons dj fait allusion. Dautre part, suivant ce que nous avons

    dit plus haut, Metatron na pas que laspect de la Clmence, il a aussi celui de laJustice; il nest pas seulement le Grand Prtre (Kohen ha-gadol), mais aussi leGrand Prince (Sr ha-gadol) et le chef des milices clestes, cest--dire quenlui est le principe du pouvoir royal, aussi bien que du pouvoir sacerdotal ou pontificalauquel correspond proprement la fonction de mdiateur. Il faut dailleursremarquer queMelek, roi, etMaleak, ange ou envoy, ne sont en ralit quedeux formes dun seul et mme mot; de plus, Malaki, mon envoy (cest--direlenvoy de Dieu, ou lange dans lequel est Dieu, Maleak ha-Elohim), est

    1 La Kabbale juive, t. 1, pp. 492 et 499.2 Ibid., t. I, pp. 500-501.

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    lanagramme deMikal(1).Il convient dajouter que, si Mikalsidentifie Metatron comme on vient de le

    voir, il nen reprsente cependant quun aspect; ct de la face lumineuse, il y a uneface obscure, et celle-ci est reprsente par Samal, qui est galement appel Srhalam; nous revenons ici au point de dpart de ces considrations. En effet, cest ce

    dernier aspect, et celui-l seulement, qui est le gnie de ce monde en un sensinfrieur, le Princeps hujus mundi dont parle lvangile; et ses rapports avecMetatron, dont il est comme lombre, justifient lemploi dune mme dsignationdans un double sens, en mme temps quils font comprendre pourquoi le nombreapocalyptique 666, le nombre de la Bte, est aussi un nombre solaire (2). Du reste,suivant saint Hippolyte (3) le Messie et lAntchrist ont tous deux pour emblme lelion, qui est encore un symbole solaire; et la mme remarque pourrait tre faite pourle serpent (4) et pour beaucoup dautres symboles. Au point de vue kabbalistique,cest encore des deux faces opposes deMetatron quil sagit ici; nous navons pas

    nous tendre sur les thories quon pourrait formuler, dune faon gnrale, sur cedouble sens des symboles, mais nous dirons seulement que la confusion entre laspectlumineux et laspect tnbreux constitue proprement le satanisme; et cest

    prcisment cette confusion que commettent, involontairement sans doute et parsimple ignorance (ce qui est une excuse, mais non une justification), ceux qui croientdcouvrir une signification infernale dans la dsignation du Roi du Monde (5).

    1 Cette dernire remarque rappelle naturellement ces paroles: Benedictus qui venit in nomine Domini; celles-cisont appliques au Christ, que le PasteurdHermas assimile prcisment Mikaldune faon qui peut semblerassez trange, mais qui ne doit pas tonner ceux qui comprennent le rapport qui existe entre le Messie et laShekinah. Le Christ est aussi appel Prince de la Paix, et il est en mme temps le Juge des vivants et desmorts.

    2 Ce nombre est form notamment par le nom de Sorath, dmon du Soleil, et oppos comme tel lange Mikal;nous en verrons plus loin une autre signification.

    3 Cit par M. Vulliaud,La Kabbale juive, t. II, p. 373.4 Les deux aspects opposs sont figurs notamment par les deux serpents du caduce ; dans liconographie

    chrtienne, ils sont runis dans lamphisbne, le serpent deux ttes, dont lune reprsente le Christ et lautre

    Satan.5 Signalons encore que le Globe du Monde, insigne du pouvoir imprial ou de la monarchie universelle, se trouve

    frquemment plac dans la main du Christ, ce qui montre dailleurs qu il est lemblme de lautorit spirituelleaussi bien que du pouvoir temporel.

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    Chapitre IV

    Les trois fonctions suprmes

    Suivant Saint-Yves, le chef suprme de lAgarttha porte le titre de Brahtma (ilserait plus correct dcrire Brahmtm) support des mes dans lEsprit de Dieu;ses deux assesseurs sont le Mahtm, reprsentant lme universeIle, et le

    Mahnga, symbole de toute lorganisation matrielle du Cosmos (1): cest ladivision hirarchique que les doctrines occidentales reprsentent par le ternaire

    esprit, me, corps, et qui est applique ici selon lanalogie constitutive duMacrocosme et du Microcosme. Il importe de remarquer que ces termes, en sanscrit,dsignent proprement des principes, et quils ne peuvent tre appliqus des treshumains quen tant que ceux-ci reprsentent ces mmes principes, de sorte que,mme dans ce cas, ils sont attachs essentiellement des fonctions, et non desindividualits. Daprs M. Ossendowski, le Mahtm connat les vnements, delavenir, et leMahnga dirige les causes de ces vnements; quant auBrahtma,il peut parler Dieu face face (2), et il est facile de comprendre ce que cela veutdire, si lon se souvient quil occupe le point central o stablit la communicationdirecte du monde terrestre avec les tats suprieurs et, travers ceux-ci, avec lePrincipe suprme (3). Dailleurs, lexpression de Roi du Monde, si on voulaitlentendre dans un sens restreint, et uniquement par rapport au monde terrestre, seraitfort inadquate; il serait plus exact, certains gards, dappliquer auBrahtma cellede Matre des trois mondes (4), car, dans toute hirarchie vritable, celui qui

    possde le degr suprieur possde en mme temps et par l mme tous les degrssubordonns, et ces trois mondes (qui constituent le Tribhuvana de la traditionhindoue) sont, comme nous lexpliquerons un peu plus loin, les domaines quicorrespondent respectivement aux trois fonctions que nous numrions tout lheure.

    Quand il sort du temple, dit M. Ossendowski, le Roi du Monde rayonne de la

    Lumire divine. La Bible hbraque dit exactement la mme chose de Moselorsquil descendait du Sina (5), et il est remarquer, au sujet de ce rapprochement,que la tradition islamique regarde Mose comme ayant t le Ple (El-Qutb) de

    1 M. Ossendowski critBrahytma,Mahytma etMahynga.2 On a vu plus haut queMetatron est lAnge de la Face.3 Suivant la tradition extrme-orientale, lInvariable Milieu est le point o se manifeste lActivit du Ciel.4 A ceux qui stonneraient dune telle expression, nous pourrions demander sils ont jamais rflchi ce que

    signifie le triregnum, la tiare trois couronnes qui est, avec les clefs, un des principaux insignes de la Papaut.5 Il est dit aussi que Mose dut alors couvrir son visage dun voile pour parler au peuple qui ne pouvait en supporter

    lclat (Exode, XXIV, 29-35); au sens symbolique, ceci indique la ncessit dune adaptation exotrique pour lamultitude. Rappelons ce propos la double signification du mot rvler, qui peut vouloir dire carter levoile, mais aussi recouvrir dun voile cest ainsi que la parole manifeste et voile tout la fois la pense quelleexprime.

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    son poque; ne serait-ce pas pour cette raison, dailleurs, que la Kabbale dit quil futinstruit parMetatron lui-mme? Encore conviendrait-il de distinguer ici entre lecentre spirituel principal de notre monde et les centres secondaires qui peuvent luitre subordonns, et qui le reprsentent seulement par rapport des traditions

    particulires, adaptes plus spcialement des peuples dtermins. Sans nous tendre

    sur ce point, nous ferons remarquer que la fonction de lgislateur (en arabe rasl),qui est celle de Mose, suppose ncessairement une dlgation du pouvoir quedsigne le nom de Manu; et, dautre part, une des significations contenues dans cenom deManu indique prcisment la rflexion de la Lumire divine.

    Le Roi du Monde, dit un lama M. Ossendowski, est en rapport avec lespenses de tous ceux qui dirigent la destine de lhumanit... Il connat leursintentions et leurs ides. Si elles plaisent Dieu, le Roi du Monde les favorisera deson aide invisible; si elles dplaisent Dieu, le Roi provoquera leur chec. Ce

    pouvoir est donn Agharti par la science mystrieuse dOm, mot par lequel nous

    commenons toutes nos prires.

    Aussitt aprs vient cette phrase, qui, pour tousceux qui ont seulement une vague ide de la signification du monosyllabe sacr Om,doit tre une cause de stupfaction: Om est le nom dun ancien saint, le premier desGoros (M. Ossendowski critgoro pourguru), qui vcut il y a trois cent mille ans.Cette phrase, en effet, est absolument inintelligible si lon ne songe ceci: lpoquedont il sagit, et qui ne nous parat dailleurs indique que dune faon trs vague, estfort antrieure lre du prsentManu; dautre part, lAdi-Manu ou premierManu denotreKalpa (Vaivaswata tant le septime) est appel Swyambhuva, cest--dire issude Swayambh, Celui qui subsiste par soi-mme, ou leLogos ternel; or leLogos,ou celui qui le reprsente directement, peut vritablement tre dsign comme le

    premier des Gurus ou Matres spirituels; et, effectivement, Om est en ralit unnom duLogos (1).

    Dautre part, le mot Om donne immdiatement la clef de la rpartitionhirarchique des fonctions entre le Brahtm et ses deux assesseurs, telle que nouslavons dj indique. En effet, selon la tradition hindoue, les trois lments de cemonosyllabe sacr symbolisent respectivement les trois mondes auxquels nousfaisions allusion tout lheure, les trois termes du Tribhuvana: la Terre (Bh),lAtmosphre (Bhuvas), le Ciel (Swar), cest--dire, en dautres termes, le monde dela manifestation corporelle, le monde de la manifestation subtile ou psychique, le

    1 Ce nom se retrouve mme, dune faon assez tonnante dans lancien symbolisme chrtien, o, parmi les signesqui servirent reprsenter le Christ, on en rencontre un qui a t considr plus tard comme une abrviation dAveMaria, mais qui fut primitivement un quivalent de celui qui runit les deux lettres extrmes de lalphabet grec,alpha et mga, pour signifier que le Verbe est le principe et la fin de toutes choses ; en ralit, il est mme pluscomplet, car il signifie le principe, le milieu et la fin. Ce signe se dcompose en effet en AVM, cest--dire les troislettres latines qui correspondent exactement aux trois lments constitutifs du monosyllabe Om (la voyelle o, ensanscrit, tant forme par lunion de a et de u). Le rapprochement de ce signe Aum et du swastika, pris lun etlautre comme symboles du Christ, nous semble particulirement significatif au point de vue o nous nous plaons.Dautre part, il faut encore remarquer que la forme de ce mme signe prsente deux ternaires disposs en sensinverse lun de lautre, ce qui en fait certains gards, un quivalent du sceau de Salomon: si lon considre

    celui-ci sous la forme o le trait horizontal mdian prcise la signification gnrale du symbole en marquant le plande rflexion ou surface des Eaux, on voit que les deux figures comportent le mme nombre de lignes et nediffrent en somme que par la disposition de deux de celles-ci, qui, horizontales dans lune deviennent verticalesdans lautre.

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    monde principiel non manifest (1). Ce sont l, en allant de bas en haut, les domainespropres duMahnga, du Mahtm et duBrahtm, comme on peut le voir aismenten se reportant linterprtation de leurs titres qui a t donne plus haut; et ce sontles rapports de subordination existant entre ces diffrents domaines qui justifient,

    pour le Brahtm, lappellation de Matre des trois mondes que nous avons

    employe prcdemment (2): Celui-ci est le Seigneur de toutes choses, lomniscient(qui voit immdiatement tous les effets dans leur causes, lordonnateur interne (quirside au centre du monde et le rgit du dedans, dirigeant son mouvement sans y

    participer), la source (de tout pouvoir lgitime), lorigine et la fin de tous les tres (dela manifestation cyclique dont il reprsente la Loi) (3). Pour nous servir encore dunautre symbolisme, non moins rigoureusement exact, nous dirons que le Mahngareprsente la base du triangle initiatique, et le Brahtm son sommet; entre les deux,le Mahtm incarne en quelque sorte un principe mdiateur (la vitalit cosmique,lAnima Mundi des hermtistes), dont laction se dploie dans l espace

    intermdiaire

    ; et tout cela est figur trs clairement par les caractrescorrespondants de lalphabet sacr que Saint-Yves appelle vattan et M. Ossendowskivatannan, ou, ce qui revient au mme, par les formes gomtriques (ligne droite,spirale et point) auxquelles se ramnent essentiellement les trois mtrs ou lmentsconstitutifs du monosyllabe Om.

    Expliquons-nous plus nettement encore: auBrahtm appartient la plnitude desdeux pouvoirs sacerdotal et royal, envisags principiellement et en quelque sorte ltat indiffrenci; ces deux pouvoirs se distinguant ensuite pour se manifester, le

    Mahtm reprsente plus spcialement le pouvoir sacerdotal, et le Mahnga lepouvoir royal. Cette distinction correspond a celle des Brhmanes et des Kshatriyas;mais dailleurs, tant au del des castes, le Mahtm et le Mahnga ont en eux-mmes, aussi bien que le Brahtm, un caractre la fois sacerdotal et royal. A ce

    propos, nous prciserons mme un point qui semble navoir jamais t expliqu dunefaon satisfaisante, et qui est cependant fort important: nous faisions allusion

    prcdemment aux Rois-Mages de lvangile, comme unissant en eux les deuxpouvoirs; nous dirons maintenant que ces personnages mystrieux ne reprsentent enralit rien dautre que les trois chefs de lAgarttha (4). LeMahnga offre au Christlor et le salue comme Roi; le Mahtm lui offre lencens et le salue commePrtre; enfin le Brahtm lui offre la myrrhe (le baume dincorruptibilit, image

    1 Pour de plus amples dveloppements sur cette conception des trois mondes nous sommes oblig de renvoyer nos prcdents ouvrages, LEsotrisme de Dante et LHomme et son devenir selon le Vdnta. Dans le premier,nous avons insist surtout sur la correspondance de ces mondes, qui sont proprement des tats de ltre, avec lesdegrs de linitiation. Dans le second nous avons donn notamment lexplication complte, au point de vuepurement mtaphysique, du texte de la Mndkya Upanishad, dans lequel est expos entirement le symbolismedont il est ici question; ce que nous avons en vue prsentement en est une application particulire.

    2 Dans lordre des principes universels, la fonction du Brahtm se rfre shwara, celle du Mahtm Hiranyagarbha, et celle du Mahnga Virj; leurs attributions respectives pourraient facilement se dduire decette correspondance.

    3 Mndkya Upanishad, shruti 6.4 Saint-Yves dit bien que les trois Rois-Mages taient venus de lAgarttha, mais sans apporter aucune prcision

    cet gard. Les noms qui leur sont attribus ordinairement sont sans doute fantaisistes, sauf pourtant celui deMelki-Or, en hbreu Roi de la Lumire, qui est assez significatif.

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    de lAmrit (1)) et le salue comme Prophte ou Matre spirituel par excellence.Lhommage ainsi rendu au Christ naissant, dans les trois mondes qui sont leursdomaines respectifs, par les reprsentants authentiques de la tradition primordiale, esten mme temps, quon le remarque bien, le gage de la parfaite orthodoxie duChristianisme lgard de celle-ci.

    Naturellement, M. Ossendowski ne pouvait aucunement envisager desconsidrations de cet ordre; mais, sil avait compris certaines choses plusprofondment quil ne la fait, il aurait pu du moins remarquer la rigoureuse analogiequi existe entre le ternaire suprme de lAgarttha et celui du Lamasme tel quillindique: leDala Lama, ralisant la saintet (ou la pure spiritualit) deBuddha,le Tashi-Lama, ralisant sa science (non magique comme il semble le croire,mais plutt thurgique), et le Bogdo-Khan, reprsentant sa force matrielle etguerrire; cest exactement la mme rpartition selon les trois mondes. Il auraitmme pu faire cette remarque dautant plus facilement quon lui avait indiqu que

    la capitale dAgharti rappelle Lhassa o le palais du Dala-Lama, le Potala, setrouve au sommet dune montagne recouverte de temples et de monastres; cettefaon dexprimer les choses est dailleurs fautive en ce quelle renverse les rapports,car, en ralit, cest de limage quon peut dire quelle rappelle son prototype, et nonle contraire. Or le centre du Lamasme ne peut-tre quune image du vritableCentre du Monde; mais tous les centres de ce genre prsentent, quant aux lieux oils sont tablis, certaines particularits topographiques communes, car ces

    particularits, bien loin dtre indiffrentes, ont une valeur symbolique incontestableet, de plus, doivent tre en relation avec les lois suivant lesquelles agissent lesinfluences spirituelles; cest l une question qui relve proprement de la sciencetraditionnelle laquelle on peut donner le nom de gographie sacre.

    Il y a encore une autre concordance non moins remarquable: Saint-Yves,dcrivant les divers degrs ou cercles de la hirarchie initiatique, qui sont en relationavec certains nombres symboliques, se rfrant notamment aux divisions du temps,termine en disant que le cercle le plus lev et le plus rapproch du centremystrieux se compose de douze membres, qui reprsentent linitiation suprme etcorrespondent, entre autres choses, la zone zodiacale . Or, cette constitution setrouve reproduite dans ce quon appelle le conseil circulaire du Dala-Lama,form des douze grands Namshans (ou Nomekhans); et on la retrouve aussi,

    dailleurs, jusque dans certaines traditions occidentales, notamment celles quiconcernent les Chevaliers de la Table Ronde. Nous ajouterons encore que lesdouze membres du cercle intrieur de lAgarttha, au point de vue de lordrecosmique, ne reprsentent pas simplement les douze signes du Zodiaque, mais aussi(nous serions mme tent de dire plutt, quoique les deux interprtations nesexcluent pas) les douzedityas, qui sont autant de formes du Soleil, en rapport avec

    1 LAmrit des Hindous ou lAmbroisie des Grecs (deux mots tymologiquement identiques), breuvage ou nourrituredimmortalit, tait aussi figure notamment par le Soma vdique ou leHaoma mazden. Les arbres gommesou rsines incorruptibles jouent un rle important dans le symbolisme; en particulier, ils ont t pris parfois commeemblmes du Christ.

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    ces mmes signes zodiacaux (1): et naturellement, comme Manu, Vaivaswata estappel fils du Soleil, le Roi du Monde a aussi le Soleil parmi ses emblmes (2).

    La premire conclusion qui se dgage de tout cela, cest quil y a vraiment desliens bien troits entre les descriptions qui, dans tous les pays, se rapportent descentres spirituels plus ou moins cachs, ou tout au moins difficilement accessibles. La

    seule explication plausible qui puisse en tre donne, cest que, si ces descriptions serapportent des centres diffrents, comme il le semble bien en certains cas, ceux-cine sont pour ainsi dire que des manations dun centre unique et suprme, de mmeque toutes les traditions particulires ne sont en somme que des adaptations de lagrande tradition primordiale.

    1 Il est dit que lesdityas (issus dAditi ou lIndivisible) furent dabord sept avant dtre douze, et que leur cheftait alors Varuna. Les douze dityas sont: Dhtri, Mitra, Aryaman, Rudra, Varuna, Srya, Bhaga, Vivaswat,Pshan, Savitri, Twashtri, Vishnu. Ce sont autant de manifestations dune essence unique et indivisible; et il est ditaussi que ces douze Soleils apparatront tous simultanment la fin du cycle, rentrant alors dans lunit essentielleet primordiale de leur nature commune. Chez les Grecs, les douze grands Dieux de lOlympe sont aussi encorrespondance avec les douze signes du Zodiaque.

    2 Le symbole auquel nous faisons allusion est exactement celui que la liturgie catholique attribue au Christ quandelle lui applique le titre de Sol Justiti; le Verbe est effectivement le Soleil spirituel, cest--dire le vritableCentre du Monde; et, en outre, cette expression de Sol Justiti se rfre directement aux attributs de Melki-Tsedeq. Il est remarquer aussi que le lion, animal solaire, est, dans lantiquit et au moyen ge, un emblme de lajustice en mme temps que de la puissance; le signe du Lion est, dans le Zodiaque, le domicile propre du Soleil.

    Le Soleil douze rayons peut tre considr comme reprsentant les douze dityas; un autre point de vue, si leSoleil figure le Christ, les douze rayons sont les douze Aptres (le mot apostolos signifie envoy, et les rayonssont aussi envoys par le Soleil). On peut dailleurs voir dans le nombre des douze Aptres une marque, parmibeaucoup dautres, de la parfaite conformit du Christianisme avec la tradition primordiale.

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    Chapitre V

    Le symbolisme du Graal

    Nous faisions allusion tout lheure aux Chevaliers de la Table Ronde; il nesera pas hors de propos dindiquer ici ce que signifie la queste du Graal, qui, dansles lgendes dorigine celtique, est prsente comme leur fonction principale. Danstoutes les traditions, il est fait ainsi allusion quelque chose qui, partir dunecertaine poque, aurait t perdu ou cach: cest, par exemple, le Soma des Hindous

    ou leHaoma des Perses, le breuvage dimmortalit, qui, prcisment, a un rapportfort direct avec le Graal, puisque celui-ci est, dit-on, le vase sacr qui contint le sangdu Christ, lequel est aussi le breuvage dimmortalit. Ailleurs, le symbolisme estdiffrent: ainsi, chez les Juifs, ce qui est perdu, cest la prononciation du grand Nomdivin (1); mais lide fondamentale est toujours la mme, et nous verrons plus loin quoi elle correspond exactement.

    Le Saint-Graal est, dit-on, la coupe qui servit la Cne, et o Joseph dArimathierecueillit ensuite le sang et leau qui schappaient de la blessure ouverte au flanc duChrist par la lance du centurion Longin (2). Cette coupe aurait t, daprs la lgende,transporte en Grande-Bretagne par Joseph dArimathie lui-mme et Nicodme (3);et il faut voir l lindication dun lien tabli entre la tradition celtique et leChristianisme. La coupe, en effet, joue un rle fort important dans la plupart destraditions antiques, et sans doute en tait-il ainsi notamment chez les Celtes ; il estmme remarquer quelle est frquemment associe la lance, ces deux symbolestant alors en quelque sorte complmentaires lun de lautre; mais ceci nousloignerait de notre sujet (4).

    Ce qui montre peut-tre le plus nettement la signification essentielle du Graal,cest ce qui est dit de son origine: cette coupe aurait t taille par les Anges dans

    1 Nous rappellerons aussi, cet gard, la Parole perdue de la Maonnerie, qui symbolise pareillement les secretsde linitiation vritable; la recherche de la Parole perdue nest donc quune autre forme de la queste duGraal. Ceci justifie la relation signale par lhistorien Henri Martin entre la Massenie du Saint-Graal et laMaonnerie (voirLsotrisme de Dante, d. 1957, pp. 35-36); et les explications que nous donnons icipermettront de comprendre ce que nous disions, ce propos, de la connexion trs troite qui existe entre lesymbolisme mme du Graalet le centre commun de toutes les organisations initiatiques.

    2 Ce nom deLongin est apparent au nom mme de la lance, en grec logk (qui se prononce lonk); le latin lancea adailleurs la mme racine.

    3 Ces deux personnages reprsentent ici respectivement le pouvoir royal et le pouvoir sacerdotal; il en est de mme

    dArthur et de Merlin dans linstitution de la Table Ronde.4 Nous dirons seulement que le symbolisme de la lance est souvent en rapport avec lAxe du Monde; cet gard,

    le sang qui dgoutte de la lance a la mme signification que la rose qui mane de l Arbre de Vie; on saitdailleurs que toutes les traditions sont unanimes affirmer que le principe vital est intimement li au sang.

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    une meraude tombe du front de Lucifer lors de sa chute (1). Cette merauderappelle dune faon trs frappante lurn, la perle frontale qui, dans le symbolismehindou (do elle est passe dans le Bouddhisme), tient souvent la place du troisimeil de Shiva, reprsentant ce quon peut appeler le sens de lternit, ainsi quenous lavons dj expliqu ailleurs (2). Du reste, il est dit ensuite que le Graal fut

    confi Adam dans le Paradis terrestre, mais que, lors de sa chute, Adam le perdit son tour, car il ne put lemporter avec lui lorsquil fut chass de lEden ; et, avec lasignification que nous venons dindiquer, cela devient fort clair. En effet, lhomme,cart de son centre originel, se trouvait ds lors enferm dans la sphre temporelle ;il ne pouvait plus rejoindre le point unique do toutes choses sont contemples souslaspect de lternit. En dautres termes, la possession du sens de lternit estlie ce que toutes les traditions nomment, comme nous lavons rappel plus haut,ltat primordial, dont la restauration constitue le premier stade de la vritableinitiation, tant la condition pralable de la conqute effective des tats supra-

    humains

    (3). Le Paradis terrestre, dailleurs, reprsente proprement le

    Centre duMonde; et ce que nous dirons dans la suite, sur le sens originel du mot Paradis,pourra le faire mieux comprendre encore.

    Ce qui suit peut sembler plus nigmatique: Seth obtint de rentrer dans le Paradisterrestre et put ainsi recouvrer le prcieux vase; or le nom de Seth exprime les idesde fondement et de stabilit, et, par suite, il indique en quelque faon la restaurationde lordre primordial dtruit par la chute de lhomme (4). On doit donc comprendreque Seth et ceux qui aprs lui possdrent le Graal purent par l mme tablir uncentre spirituel destin remplacer le Paradis perdu, et qui tait comme une image decelui-ci; et alors cette possession du Graal reprsente la conservation intgrale de latradition primordiale dans un tel centre spirituel. La lgende, dailleurs, ne dit pas oni par qui le Graal fut conserv jusqu lpoque du Christ; mais lorigine celtiquequon lui reconnat doit sans doute laisser entendre que les Druides y eurent une partet doivent tre compts parmi les conservateurs rguliers de la tradition primordiale.

    La perte du Graal, ou de quelquun de ses quivalents symboliques, cest ensomme la perte de la tradition avec tout ce que celle-ci comporte ; vrai dire,dailleurs, cette tradition est plutt cache que perdue, ou du moins elle ne peut tre

    perdue que pour certains centres secondaires, lorsque ceux-ci cessent dtre enrelation directe avec le centre suprme. Quant ce dernier, il garde toujours intact le

    dpt de la tradition, et il nest pas affect par les changements qui surviennent dansle monde extrieur; cest ainsi que, suivant divers Pres de lglise, et notammentsaint Augustin, le dluge na pu atteindre le Paradis terrestre, qui est lhabitation

    1 Certains disent une meraude tombe de la couronne de Lucifer, mais il y a l une confusion qui provient de ce queLucifer, avant sa chute, tait lAnge de la Couronne (cest--dire de Kether, la premire Sephirah), en hbreuHakathriel, nom qui a dailleurs pour nombre 666.

    2 LHomme et son devenir selon le Vdnta, p. 150.3 Sur cet tat primordial ou tat dnique, voirLsotrisme de Dante, d. 1957, pp. 46-48 et 68-70;

    LHomme et son devenir selon le Vdnta, p. 182.4 Il est dit que Seth demeura quarante ans dans le Paradis terrestre ; ce nombre 40 a aussi un sens de

    rconciliation ou de retour au principe. Les priodes mesures par ce nombre se rencontrent trs souventdans la tradition judo-chrtienne: rappelons les quarante jours du dluge, les quarante ans pendant lesquels lesIsralites errrent dans le dsert, les quarante jours que Mose passa sur le Sina, les quarante jours de jene duChrist (le Carme a naturellement la mme signification); et sans doute pourrait-on en trouver dautres encore.

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    dHnoch et la Terre des Saints (1), et dont le sommet touche la sphre lunaire,cest--dire se trouve au del du domaine du changement (identifi au mondesublunaire), au point de communication de la Terre et des Cieux (2). Mais, de mmeque le Paradis terrestre est devenu inaccessible, le centre suprme, qui est au fond lamme chose, peut, au cours dune certaine priode, ntre pas manifest

    extrieurement, et alors on peut dire que la tradition est perdue pour lensemble delhumanit, car elle nest conserve que dans certains centres rigoureusement ferms,et la masse des hommes ny participe plus dune faon consciente et effective,contrairement ce qui avait lieu dans ltat originel (3); telle est prcisment lacondition de lpoque actuelle, dont le dbut remonte dailleurs bien au del de ce quiest accessible lhistoire ordinaire et profane. La perte de la tradition peut donc,suivant les cas, tre entendue dans ce sens gnral, ou bien tre rapporte lobscuration du centre spirituel qui rgissait plus ou moins invisiblement lesdestines dun peuple particulier ou dune civilisation dtermine ; il faut donc,

    chaque fois quon rencontre un symbolisme qui sy rapporte, examiner sil doit treinterprt dans lun ou lautre sens.Daprs ce que nous venons de dire, le Graal reprsente en mme temps deux

    choses qui sont troitement solidaires lune de lautre : celui qui possdeintgralement la tradition primordiale, qui est parvenu au degr de connaissanceeffective quimplique essentiellement cette possession, est en effet, par l mme,rintgr dans la plnitude de ltat primordial. ces deux choses, tat

    primordial et tradition primordiale, se rapporte le double sens qui est inhrent aumot Graal lui-mme, car, par une de ces assimilations verbales qui jouent souventdans le symbolisme un rle non ngligeable, et qui ont dailleurs des raisons

    beaucoup plus profondes quon ne se limaginerait premire vue, le Graal est lafois un vase (grasale) et un livre (gradale ou graduale); ce dernier aspect dsignemanifestement la tradition, tandis que lautre concerne plus directement ltat lui-mme (4).

    Nous navons pas lintention dentrer ici dans les dtails secondaires de la lgendedu Saint-Graal, bien quils aient tous aussi une valeur symbolique, ni de suivrelhistoire des Chevaliers de Table Ronde, et de leurs exploits; nous rappelleronsseulement que la Table Ronde, construite par le roi Arthur (5) sur les plans deMerlin, tait destine recevoir le Graal lorsquun des Chevaliers serait parvenu le

    conqurir et laurait apport de Grande-Bretagne en Armorique. Cette table est

    1 Et Hnoch marcha avec Dieu, et il ne parut plus (dans le monde visible ou extrieur), car Dieu le prit (Gense,V, 24). Il aurait t alors transport au Paradis terrestre; cest ce que pensent aussi certains thologiens commeTostat et Cajetan. Sur la Terre des Saints ou Terre des Vivants, voir ce qui sera dit plus loin.

    2 Ceci est conforme au symbolisme employ par Dante, situant le Paradis terrestre au sommet de la montagne duPurgatoire, qui sidentifie chez lui la montagne polaire de toutes les traditions.

    3 La tradition hindoue enseigne quil ny avait a lorigine quune seule caste, qui tait appele Hamsa; cela signifieque tous les hommes possdaient alors normalement et spontanment le degr spirituel qui est dsign par ce nom,et qui est au del de la distinction des quatre castes actuelles.

    4 Dans certaines versions de la lgende du Saint-Graal, les deux sens se trouvent troitement unis, car le livre

    devient alors une inscription trace par le Christ ou par un ange sur la coupe elle-mme. Il y aurait l desrapprochements faciles faire avec le Livre de Vie et avec certains lments du symbolisme apocalyptique.

    5 Le nom dArthur a un sens trs remarquable, qui se rattache au symbolisme polaire, et que nous expliqueronspeut-tre en une autre occasion.

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    encore un symbole vraisemblablement trs ancien, un de ceux qui furent toujoursassocis lide des centres spirituels, conservateurs de la tradition ; la formecirculaire de la table est dailleurs lie formellement au cycle zodiacal par la prsenceautour delle de douze personnages principaux (1), particularit qui, comme nous ledisions prcdemment, se retrouve dans la constitution de tous les centres dont il

    sagit.Il y a encore un symbole qui se rattache un autre aspect de la lgende du Graal,et qui mrite une attention spciale: cest celui de Montsalvat(littralement Montdu Salut), le pic situ aux bords lointains dont nul mortel napproche, reprsentcomme se dressant au milieu de la mer, dans une rgion inaccessible, et derrirelequel se lve le Soleil. Cest la fois l le sacre et la montagne polaire, deuxsymboles quivalents dont nous aurons encore reparler dans la suite de cette tude;cest la Terre dimmortalit, qui sidentifie naturellement au Paradis terrestre (2).

    Pour en revenir au Graal lui-mme, il est facile de se rendre compte que sa

    signification premire est au fond la mme que celle qua gnralement le vase sacrpartout o il se rencontre, et qua notamment, en Orient, la coupe sacrificiellecontenant originairement, comme nous lindiquons plus haut, le Soma vdique ou le

    Haoma mazden, cest--dire le breuvage dimmortalit qui confre ou restitue, ceux qui le reoivent avec les dispositions requises, le sens de lternit. Nous ne

    pourrions, sans sortir de notre sujet, nous tendre davantage sur le symbolisme de lacoupe et de ce quelle contient; il faudrait, pour le dvelopper convenablement, yconsacrer toute une tude spciale; mais la remarque que nous venons de faire vanous conduire dautres considrations qui sont de la plus grande importance pour ceque nous nous proposons prsentement.

    1 Les Chevaliers de la Table Ronde sont parfois au nombre de cinquante (qui tait, chez les Hbreux, le nombredu Jubil, et qui se rapporte aussi au rgne du Saint-Esprit); mais, mme alors, il y en a toujours douze qui

    jouent un rle prpondrant. Rappelons aussi, ce propos, les douze pairs de Charlemagne dans dautres rcitslgendaires du moyen ge.

    2 La similitude de Montsalvatavec le Mru nous a t signale par des Hindous, et cest ce qui nous a amen examiner de plus prs la signification de la lgende occidentale du Graal.

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    Chapitre VI

    Melki-Tsedeq

    Il est dit dans les traditions orientales que le Soma, une certaine poque, devintinconnu, de sorte quil fallut, dans les rites sacrificiels, lui substituer un autre

    breuvage, qui ntait plus quune figure de ce Soma primitif (1); ce rle fut jouprincipalement par le vin, et cest quoi se rapporte, chez les Grecs, une grandepartie de la lgende de Dionysos (2). Or le vin est pris souvent pour reprsenter la

    vraie tradition initiatique: en hbreu, les mots ian, vin, et sod, mystre, sesubstituent lun lautre comme ayant le mme nombre (3); chez les Sfs, le vinsymbolise la connaissance sotrique, la doctrine rserve llite et qui ne convient

    pas tous les hommes, de mme que tous ne peuvent pas boire le vin impunment. Ilrsulte de l que lemploi du vin dans un rite confre celui-ci un caractre nettementinitiatique; tel est notamment le cas du sacrifice eucharistique de Melchissdec(4), et cest l le point essentiel sur lequel nous devons maintenant nous arrter.

    Le nom de Melchissdec, ou plus exactementMelki-Tsedeq, nest pas autre chose,en effet, que le nom sous lequel la fonction mme du Roi du Monde se trouveexpressment dsigne dans la tradition judo-chrtienne. Nous avons quelque peuhsit noncer ce fait, qui comporte lexplication dun des passages les plusnigmatiques de la Bible hbraque, mais, ds lors que nous nous tions dcid traiter cette question du Roi du Monde, il ne nous tait vritablement pas possiblede le passer sous silence. Nous pourrions reprendre ici la parole prononce ce

    propos par saint Paul: Nous avons, ce sujet, beaucoup de choses dire, et deschoses difficiles expliquer, parce que vous tes devenus lents comprendre (5).

    Voici dabord le texte mme du passage biblique dont il sagit: EtMelki-Tsedeq,roi de Salem, fit apporter du pain et du vin ; et il tait prtre du Dieu Trs Haut (El

    lion). Et il bnit Abram (6), disant: Bni soit Abram du Dieu Trs-Haut, possesseur

    1 Suivant la tradition des Perses, il y eut deux sortes de Haoma: le blanc, qui ne pouvait tre recueilli que sur lamontagne sacre, appele par euxAlborj, et le jaune, qui remplaa le premier lorsque les anctres des Iranienseurent quitt leur habitat primitif, mais qui fut perdu galement par la suite. Il sagit l des phases successives delobscurcissement spirituel qui se produit graduellement travers les diffrents ges du cycle humain.

    2 Dionysos ouBacchus a des noms multiples, correspondant autant daspects diffrents; sous un de ces aspects aumoins, la tradition le fait venir de lInde. Le rcit suivant lequel il naquit de la cuisse de Zeus repose sur uneassimilation verbale des plus curieuses: le mot grec mros, cuisse, a t substitu au nom du Mru, lamontagne polaire, auquel il est presque identique phontiquement.

    3 Le nombre de chacun de ces deux mots est 70.4 Le sacrifice de Melchissdec est habituellement regard comme une prfiguration de lEucharistie; et le

    sacerdoce chrtien sidentifie en principe au sacerdoce mme de Melchissdec, suivant lapplication faite au Christ

    de cette parole desPsaumes: Tu es sacerdos in ternum secundum ordinem Melchissedec (Ps., CX, 4).5 ptre aux Hbreux, V, 11.6 Le nom dAbram navait pas encore t chang alors enAbraham; en mme temps (Gense, XVII), le nom de son

    pouse Sarafut chang en Sarah, de sorte que la somme des nombres de ces deux noms demeura la mme.

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    des Cieux et de la Terre; et bni soit le Dieu Trs-Haut, qui a livr tes ennemis entretes mains. Et Abram lui donna la dme de tout ce quil avait pris (1).

    Melki-Tsedeq est donc roi et prtre tout ensemble; son nom signifie roi deJustice, et il est en mme temps roi de Salem, cest--dire de la Paix; nousretrouvons donc ici, avant tout, la Justice et la Paix, cest--dire prcisment les

    deux attributs fondamentaux du Roi du Monde. Il faut remarquer que le motSalem, contrairement lopinion commune, na jamais dsign en ralit une ville,mais que, si on le prend pour le nom symbolique de la rsidence de Melki-Tsedeq, il

    peut tre regard comme un quivalent du terme Agarttha. En tout cas, cest uneerreur de voir l le nom primitif de Jrusalem, car ce nom taitJbus; au contraire, sile nom de Jrusalem fut donn cette ville lorsquun centre spirituel y fut tabli parles Hbreux, cest pour indiquer quelle tait ds lors comme une image visible de lavritable Salem; et il est noter que le Temple fut difi par Salomon, dont le nom(Shlomoh), driv aussi de Salem, signifie le Pacifique (2).

    Voici maintenant en quels termes saint Paul commente ce qui est dit de Melki-Tsedeq: Ce Melchissdec, roi de Salem, prtre du Dieu Trs-Haut, qui alla au-devant dAbraham lorsquil revenait de la dfaite des rois, qui le bnit, et quiAbraham donna la dme de tout le butin ; qui est dabord, selon la signification de sonnom, roi de Justice, ensuite roi de Salem, cest--dire roi de Paix; qui est sans pre,sans mre, sans gnalogie, qui na ni commencement ni fin de sa vie, mais qui estfait ainsi semblable au Fils de Dieu; ce Melchissdec demeure prtre perptuit(3).

    Or, Melki-Tsedeq est reprsent comme suprieur Abraham, puisquil le bnit,et, sans contredit, cest linfrieur qui est bni par le suprieur (4); et, de son ct,Abraham reconnat cette supriorit, puisquil lui donne la dme, ce qui est la marquede sa dpendance. Il y a l une vritable investiture, presque au sens fodal de cemot, mais avec cette diffrence quil sagit dune investiture spirituelle; et nous

    pouvons ajouter que l se trouve le point de jonction de la tradition hbraque avec lagrande tradition primordiale. La bndiction dont il est parl est proprement lacommunication dune influence spirituelle, laquelle Abraham va participerdsormais; et lon peut remarquer que la formule employe met Abraham en relationdirecte avec le Dieu Trs-Haut, que ce mme Abraham invoque ensuite enlidentifiant avec Jehovah (5). Si Melki-Tsedeq est ainsi suprieur Abraham, cest

    que le Trs-Haut (lion), qui est le Dieu deMelki-Tsedeq, est lui-mme suprieurau Tout-Puissant (Shadda), qui est le Dieu dAbraham, ou, en dautres termes,que le premier de ces deux noms reprsente un aspect divin plus lev que le second.Dautre part, ce qui est extrmement important, et ce qui semble navoir jamais tsignal, cest quEl lion est lquivalent dEmmanuel, ces deux noms ayant

    1 Gense, XIV, 19-20.2 Il est remarquer aussi que la mme racine se retrouve encore dans les mots Islam et moslem (musulman); la

    soumission la Volont divine (cest le sens propre du mot Islam) est la condition ncessaire de la Paix;

    lide exprime ici est rapprocher de celle duDharma hindou.3 ptre aux Hbreux, VII, 1-3.4 Ibid., VII, 7.5 Gense, XIV, 22.

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    exactement le mme nombre (1); et ceci rattache directement lhistoire de Melki-Tsedeq celle des Rois-Mages, dont nous avons expliqu prcdemment lasignification. De plus, on peut encore y voir ceci : le sacerdoce deMelki-Tsedeq est lesacerdoce dEI lion, le sacerdoce chrtien est celui dEmmanuel; si donc El lionest Emmanuel, ces deux sacerdoces nen sont quun, et le sacerdoce chrtien, qui

    dailleurs comporte essentiellement loffrande eucharistique du pain et du vin, estvritablement selon lordre de Melchissdec (2).La tradition judo-chrtienne distingue deux sacerdoces, lun selon lordre

    dAaron, lautre selon lordre de Melchissdec; et celui-ci est suprieur a celui-l, comme Melchissdec lui-mme est suprieur Abraham, duquel est issue la tribude Lvi et, par consquent, la famille dAaron (3). Cette supriorit est nettementaffirme par saint Paul, qui dit: Lvi mme, qui peroit la dme (sur le peupledIsral), la paye, pour ainsi dire, par Abraham (4). Nous navons pas noustendre davantage ici sur la signification de ces deux sacerdoces; mais nous citerons

    encore cette autre parole de saint Paul

    :

    Ici (dans le sacerdoce lvitique), ce sont deshommes mortels qui peroivent les dmes; mais l, cest un homme dont il est attestquil est vivant (5). Cet homme vivant qui est Melki-Tsedeq, cest Manu quidemeure en effet perptuellement (en hbreu le-lam), cest--dire pour toute ladure de son cycle (Manvantara) ou du monde quil rgit spcialement. Cest

    pourquoi il est sans gnalogie, car son origine est non humaine, puisquil estlui-mme le prototype de lhomme; et il est bien rellement fait semblable au Filsde Dieu, puisque, par la Loi quil formule, il est, pour ce monde, lexpression etlimage mme du Verbe divin (6).

    Il y a encore dautres remarques faire, et tout dabord celle-ci : dans lhistoiredes Rois-Mages, nous voyons trois personnages distincts, qui sont les trois chefsde la hirarchie initiatique; dans celle deMelki-Tsedeq, nous nen voyons quun seul,mais qui peut unir en lui des aspects correspondant aux trois mmes fonctions. Cestainsi que certains ont distingu Adoni-Tsedeq, le Seigneur de Justice, qui seddouble en quelque sorte enKohen-Tsedeq, le Prtre de Justice, etMelki-Tsedeq,le Roi de Justice; ces trois aspects peuvent en effet tre considrs comme serapportant respectivement aux fonctions du Brahtm, du Mahtm et du Mahnga

    1 Le nombre de chacun de ces noms est 197.2 Ceci est la justification complte de lidentit que nous indiquions plus haut; mais il convient dobserver que la

    participation la tradition peut ntre pas toujours consciente; en ce cas, elle nen est pas moins relle commemoyen de transmission des influences spirituelles, mais elle nimplique pas laccession effective un rangquelconque de la hirarchie initiatique.

    3 On peut dire aussi, daprs ce qui prcde, que cette supriorit correspond celle de la Nouvelle Alliance surlAncienne Loi (ptre aux Hbreux, VII, 22). Il y aurait lieu dexpliquer pourquoi le Christ est n de la triburoyale de Juda, et non de la tribu sacerdotale de Lvi (voir ibid., VII, 11-17); mais ces considrations nousentraneraient trop loin. Lorganisation des douze tribus, descendant des douze fils de Jacob, se rattachenaturellement la constitution duodnaire des centres spirituels.

    4 ptre aux Hbreux, VII, 9.5 Ibid., VII, 8.

    6 Dans la Pistis Sophia des Gnostiques alexandrins, Melchissdec est qualifi de Grand Receveur de la Lumireternelle; ceci convient encore la fonction de Manu, qui reoit en effet la Lumire intelligible, par un rayondirectement man du Principe, pour la rflchir dans le monde qui est son domaine; et cest dailleurs pourquoiManu est dit fils du Soleil.

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    (1). Bien queMelki-Tsedeq ne soit alors proprement que le nom du troisime aspect,il est appliqu dordinaire par extension lensemble des trois, et, sil est ainsiemploy de prfrence aux autres, cest que la fonction quil exprime est la plus

    proche du monde extrieur, donc celle qui est manifeste le plus immdiatement. Dureste, on peut remarquer que lexpression de Roi du Monde, aussi bien que celle

    de Roi de Justice, ne fait allusion directement quau pouvoir royal; et, dautrepart, on trouve aussi dans lInde la dsignation deDharma-Rja, qui est littralementquivalente celle deMelki-Tsedeq (2).

    Si maintenant nous prenons le nom de Melki-Tsedeq dans son sens le plus strict,les attributs propres du Roi de Justice sont la balance et lpe; et ces attributssont aussi ceux de Mikal, considr comme lAnge du Jugement (3). Ces deuxemblmes reprsentent respectivement, dans lordre social, les deux fonctionsadministrative et militaire, qui appartiennent en propre auxKshatriyas, et qui sont lesdeux lments constitutifs du pouvoir royal. Ce sont aussi, hiroglyphiquement, les

    deux caractres formant la racine hbraque et arabe Haq, qui signifie la foisJustice et Vrit (4), et qui, chez divers peuples anciens, a servi prcisment dsigner la royaut (5). Haq est la puissance qui fait rgner la Justice, cest--direlquilibre symbolis par la balance, tandis que la puissance elle-mme lest parlpe (6), et cest bien l ce qui caractrise le rle essentiel du pouvoir royal; et,dautre part, cest aussi, dans lordre spirituel, la force de la Vrit. Il faut dailleursajouter quil existe aussi une forme adoucie de cette racine Haq, obtenue par lasubstitution du signe de la force spirituelle celui de la force matrielle; et cetteforme Hakdsigne proprement la Sagesse (en hbreu Hokmah), de sorte quelleconvient plus spcialement lautorit sacerdotale, comme lautre au pouvoir royal.Ceci est encore confirm par le fait que les deux formes correspondantes seretrouvent, avec des sens similaires, pour la racine kan, qui, dans des langues trsdiverses, signifie pouvoir ou puissance, et aussi connaissance (7): kan estsurtout le pouvoir spirituel ou intellectuel, identique la Sagesse (do Kohen,prtre en hbreu), et qan est le pouvoir matriel (do diffrents mots exprimantlide de possession, et notamment le nom de Qan) (8). Ces racines et leurs

    1 Il existe encore dautres traditions relatives Melki-Tsedeq; suivant lune delles, celui-ci aurait t consacr dansle Paradis terrestre, par lange Mikal, lge de 52 ans. Ce nombre symbolique 52 joue, dautre part, un rle

    important dans la tradition hindoue, o il est considr comme le nombre total des sens inclus dans le Vda; on ditmme qu ces sens correspondent autant de prononciations diffrentes du monosyllabe Om.

    2 Ce nom ou plutt ce titre de Dharma-Rja est appliqu notamment, dans leMahbhrata, Yudhishthira; mais illa t tout dabord Yama, le Juge des morts, dont le rapport trs troit avec Manu a t indiquprcdemment.

    3 Dans liconographie chrtienne, lange Mikal figure avec ces deux attributs dans les reprsentations duJugement dernier.

    4 De mme, chez les anciens Egyptiens,M ouMattait en mme temps la Justice et la Vrit; on la voitfigure dans un des plateaux de la balance du Jugement, tandis que dans lautre est un vase, hiroglyphe du cur. En hbreu, hoq signifie dcret (Ps., II, 7).

    5 Ce mot Haq a pour valeur numrique 108, qui est un des nombres cycliques fondamentaux. Dans lInde, lechapelet shivate est compos de 108 grains; et la signification premire du chapelet symbolise la chane desmondes, cest--dire lenchanement causal des cycles ou des tats dexistence.

    6 Cette signification pourrait se rsumer dans cette formule: la force au service du droit, si les modernesnavaient par trop abus de celle-ci en la prenant dans un sens tout extrieur.

    7 VoirLsotrisme de Dante, d. 1957, p. 58.8 Le motKhan, titre donn aux chefs par les peuples de lAsie centrale, se rattache peut-tre la mme racine.

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    drivs pourraient sans doute donner lieu encore beaucoup dautres considrations ;mais nous devons nous borner ce qui se rapporte le plus directement au sujet de la

    prsente tude.Pour complter ce qui prcde, nous reviendrons ce que la Kabbale hbraque

    dit de la Shekinah: celle-ci est reprsente dans le monde infrieur par la dernire

    des dix Sephiroth, qui est appele Malkuth, cest--dire le Royaume, dsignationqui est assez digne de remarque au point de vue o nous nous plaons ici ; mais ce quilest plus encore, cest que, parmi les synonymes qui sont parfois donns Malkuth,on rencontre Tsedeq, le Juste, (1). Ce rapprochement deMalkuth et de Tsedeq, oude la Royaut (le gouvernement du Monde) et de la Justice, se retrouve prcismentdans le nom de Melki-Tsedeq. Il sagit ici de la Justice distributive et proprementquilibrante, dans la colonne du milieu de larbre sphirothique; il faut ladistinguer de la Justice oppose la Misricorde et identifie la Rigueur, dans lacolonne de gauche, car ce sont l deux aspects diffrents (et dailleurs, en hbreu,

    il y a deux mots pour les dsigner

    : la premire est Tsedaqah, et la seconde estDin).Cest le premier de ces aspects qui est la Justice au sens le plus strict et le pluscomplet la fois, impliquant essentiellement lide dquilibre ou dharmonie, et lieindissolublement la Paix.

    Malkuth est le rservoir o se runissent les eaux qui viennent du fleuve denhaut, cest--dire toutes les manations (grces ou influences spirituelles) quellerpand en abondance (2). Ce fleuve den haut et les eaux qui en descendentrappellent trangement le rle attribu au fleuve cleste Gang dans la traditionhindoue: et lon pourrait aussi remarquer que la Shakti, dont Gang est un aspect,nest pas sans prsenter certaines analogies avec la Shekinah, ne serait-ce quenraison de la fonction providentielle qui leur est commune. Le rservoir des eauxclestes est naturellement identique au centre spirituel de notre monde : de l partentles quatre fleuves du Pardes, se dirigeant vers les quatre points cardinaux. Pour lesJuifs, ce centre spirituel sidentifie la colline de Sion, laquelle ils appliquentlappellation de Cur du Monde, dailleurs commune toutes les TerresSaintes, et qui, pour eux, devient ainsi en quelque sorte lquivalent du Mru desHindous ou de lAlborj