Raphaël Menegaldo Sémiologie · ve Tintin, qui est armé d’un fusil à pompe, le capitaine...

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Sémiologie Analyse d’une couverture de Tintin : Vol 714 pour Sydney Raphaël Menegaldo

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Sémiologie

Analyse d’une couverture de Tintin :Vol 714 pour Sydney

Raphaël Menegaldo

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Contextualisation

Le support de l’image étudiée est une bande dessinée, du format 30,4 x 23 cm, et de la longueur traditionnelle d’une soixantaine de pages. C’est l’avant-dernière aventure de Tintin dessinée par Hergé, si l’on met de côté Tintin et l’Alph-art. Elle est publiée en 1968.

I Etude des signes linguistiques

Par ordre croissant de taille, on repère d’abord le nom de l’auteur, tout en haut de la page, en blanc sur le fond noir de l’illustration. Juste après mais encore très discret, le nom de l’édi-teur se trouve, lui, tout en bas de la page, en noir dans un encadré vert bleuté qui est aussi la couleur dominante de l’illustration. Ensuite vient le nom de la série, les aventures de Tintin, nettement visibles en noir sur un bandeau bleu ciel qui traverse toute la couverture. Enfin l’écriture de loin la plus imposante est celle du titre de l’album, dans un encadré jaune vif en violent contraste de couleur pure avec l’illustration, très sombre, à dominante noir et vert. Tous ces textes sont écrits en majuscules, avec des polices sans empattements.

Le nom d’Hergé est en réalité posé sur un cadre noir presqu’imperceptiblement plus clair que le noir d’encre de Chine de l’illustration. Pour la série phare Tintin, l’auteur s’est éclipsé derrière la popularité de son personnage. Le nom de l’éditeur, Casterman, est écit dans un police fine, avec un espacement étendu qui lui confère élégance, simplicité et assurance. Le bandeau supérieur, d’un bleu azur rassurant et apaisant, permet l’identification immédiate de la série. Le mot « aventures » nous indique à quel genre appartient la BD. Enfin le titre de l’album rentre dans la tradition des albums de Tintin : quel est ce vol 714 ? Pourquoi Tintin va-t-il à Sydney ?

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II Etude des signes plastiques

L’image représente Tintin et ses amis dans un temple souterrain. C’est un plan d’ensemble, où la profondeur est donnée par des rectangles concentriques, qui rappellent le format de la couverture (quatre rectangles au total avec celle-ci). Ils créent des espaces enchâssés osbcur/clair /obscur pour finir par un rectangle clair au centre de l’image. Les personnages se trouvent au second plan, derrière deux imposantes statues de pierre sur les côtés de l’image. Certains murs semblent maçonnés, d’autres de pierre brute. Le décor est extrêmement symétrique, en particulier pour les statues. Les reliefs des murs et les angles du couloir créent un motif de lignes convergentes.

L’image est très sombre, le noir d’encre de Chine occupe la plus grande partie de l’espace. Les lumières du décor sont dans quatres teintes de vert : une couleur dégradée pour les murs des deux espaces enchâssés clairs ; un vert assez vif, couleur mousse, pour le visage des sta-tues ; un gris coloré pour le sol ; et un vert rabattu pour les débris.

Les personnages sont habillés de couleurs vives : bleu ciel, bleu marine, orange, jaune, marron, beige ; et Milou, bien sûr, est blanc.

Le titre de l’album, dans son cadre, est ferré à gauche pour laisser la place au dessin d’un avion à réaction rouge et blanc. Il se dirige vers la droite, laissant un sillage de vapeur blanche derrière les lettres « VOL 714 ». Le reste du titre, « POUR SYDNEY », est écrit dans un corps plus petit. L’ensemble du titre, c’est-à-dire le texte plus l’avion, forme un bloc parfaitement justifié. Le cadre lui-même est centré dans la page.

Sur les socles des statues sont gravées des écritures dans une langue inconnue.

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Le point de vue choisi nous fait regarder Tintin depuis la profondeur des ombres. En nous faisant voir leur entrée dans le temple, on nous cache par la même occasion ce que contient celui-ci (et que Milou aperçoit). Les rectangles obscurs et lumineux, assez étroits, créent une impression de profondeur mais aussi de confinement. Les lignes qui rayonnent du centre, évoquées par les reliefs des murs, créent un choc visuel qui renforce l’expression de surprise affichée par les personnage.

Les couleurs accentuent la sensation d’un espace souterrain, envahi de mousse verdâtre, obscur mais possédant néanmoins une étrange luminescence. L’association de murs maçon-nés et de pierre brute rajoutent une impression d’étrangeté, et la facture des murs, qui sem-blent pouvoir s’écrouler d’un instant à l’autre, confèrent un sensation de grande ancienneté à l’ensemble.

Les couleurs vives des personnages (en particulier l’orange de la chemise du docteur Krolls-pell) font irruption dans ce camaïeu de vert, comme les symboles du présent s’aventurant dans un passé immémorial. Leur asymétrie humaine brise également la symétrie inhumaine de ce lieu.

Le titre, très lumineux, trône en haut de la page et vient s’y poser comme un tablier de pierre sur des colonnes : de fait, il s’insère très finement entre les yeux des statues. Sa cou-leur lumineuse, qui sort de la tête des créatures, est peut-être une allusion à leurs talents psychiques. Il vient ainsi faire partie intégrante de l’illustration, évoquant un dolmen ou un cromlech et les idées de pouvoir et d’ancienneté qui lui sont associées. L’avion remplit ici une fonction essentielle qui est l’illustration directe du titre : il sera bien question d’un avion dans l’histoire. Sans lui, le titre serait incompréhensible. La confrontation des deux renforce notre questionnement et notre attente : pourquoi est-il question d’un vol dans la haute atmosphère et pourquoi voit-on nos personnages au fond d’un temple humide ?

III Etude des signes iconiques

L’image est tirée de la dernière case de la page 42, où l’on voit Haddock, Tintin, Krollspell et Carreidas en ombres chinoises dans un souterrain, et Milou devant, bien visible en blanc sur le fond verdâtre. On observe trois statues mystérieuses, des gravats, des stalactites omni-présentes et des bas-reliefs indéchiffrables sur les murs.

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La couverture représente quatre personnages nous faisant face. D’avant en arrière, on trou-ve Tintin, qui est armé d’un fusil à pompe, le capitaine Haddock, qui lui tient une sulfateuse, le docteur Krollspell, et le milliardaire Laszlo Carreidas, qui a la bouche recouverte de spara-drap. Milou est presqu’au premier plan.

Ils se trouvent dans une construction souterraine envahie de stalactites et de stalagmites. Ils ont l’air très surpris et fixent du regard deux énormes visages de pierre qui occupent les côtés de l’image, au premier plan (à l’exception de Laszlo Carreidas, qui se contente d’être en colère et semble complètement passer à côté de l’incroyable spectacle qui s’offre à lui).

Les visages sont très stylisés, à mi-chemin entre les statues de l’île de Pâques et des divini-tés aztèques ou encore égyptiennes. Leurs yeux sont mis-clos et elles sourient énigmatique-ment.

L’image de la page 42 est en format paysage. L’adaptation au format portrait impose un cadrage beaucoup plus serré qui fait disparaître l’une des statues mais fait ressortir les deux autres. Pour accentuer leur effet monolithique, les statues en pied ont été changées en visa-ges énormes. Par contre, les imposants glyphes circulaires disparaissent presque complète-ment, et ne survivent que sous la forme d’écritures beaucoup plus discrètes. Les stalactites se font beaucoup plus rares elles aussi, tandis que les personnages se rapprochent pour marcher presqu’en file indienne. Les statues gagnent un large sourire et, bien sûr, les personnages se retrouvent brillamment éclairés.

Les principales différences avec l’image originale sont l’arrêt du mouvement, et l’impres-sion générale de surprise.

La scène est statique, on sent le mouvement retenu de chacun des personnages. Les sta-tues sont massives et imposantes, mais se fondent dans la couleur du décor et ne sautent pas immédiatement aux yeux. Cela nous permet d’avoir la même surprise que les personnages, découvrant brusquement, quand nos yeux s’accomodent à l’obscurité, des reflets évoquant des volumes pesants, deux dieux de pierre préhistoriques.

Cette couverture est la seule de Tintin où l’on voit Tintin armé. Il n’y a que deux autre cou-vertures où l’on aperçoit une arme à feu, et encore : dans Le crabe aux pinces d’or, elles sont tout juste suggérées sous la forme de petits traits noirs portés par des ennemis à l’horizon, et dans L’affaire Tournesol, elles sont sagement rangées dans des holsters. Ici, l’image du paisi-ble reporter en possession d’un fusil à pompe a presque quelques chose de choquant. Ceci dit, c’est la 22e aventure de Tintin et sa réputation de droiture et de bonté n’est plus à faire.

Une autre impression paradoxale est donnée par les habits des personnages secondaires : le cou de Laszlo Carreidas disparaît derrière plusieurs tours d’écharpe, tandis que le docteur Krollspell est en tenue estivale, chemisette, short et casquette.

Autre surprise, les visages de pierre affichent un sourire énigmatique, mais pas inquiétant, qui offre un contraste avec l’impression d’enfermement provenant du décor. L’expression contrariée de Carreidas apporte une note comique et réchauffe quelque peu l’atmosphère très sérieuse, concentrée, presque religieuse : la construction en longueur fait en effet penser à un temple égyptien, et si les statues n’étaient pas aussi avenantes, on pourrait s’attendre à une malédiction.

On a dans cette couverture une évocation directe des mythes des origines, les mythes ar-chaïques de la création de la Terre et de l’humanité. Dans les peuples anciens et par exemple en Océanie, on trouve des légendes qui décrivent les grands anciens, des êtres supérieurs qui créèrent l’humanité. Après cette tâche épuisante, ils se retirèrent sous terre, où ils s’endor-mirent (et dans certaines versions se transforment en pierre). Même s’ils sont retirés de la

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surface de la terre, ils continuent à veiller sur l’humanité. C’est ainsi que l’on voit les statues de cet album les yeux mi-clos, ni endormies ni réveillées, prêtes à venir au secours de Tintin.

On ne peut également que faire le rapprochement avec le mythe de l’Atlantide qui présente de nombreuses similitudes avec celui-ci : être supérieurs, possédants les pouvoirs de demi-dieux ou de dieux, retirés du monde ; dans certaines versions du mythe de l’Atlantide, comme dans L’énigme de l’Atlantide d’Edgar P. Jacobs, antérieur à cette aventure, les atlantes sont d’origine extraterrestre, comme ici la vignette de la case 42 permet de l’imaginer.

Synthèse générale

L’image crée une impression d’étouffement, due à la pesanteur et l’enfermement. Elle est tempérée par l’élément comique de Carreidas et les sourires des statues. Elle nous promet un très long voyage vers Sydney, du plus haut du ciel aux plus grandes profondeurs de la Terre, de la modernité vers un passé ancestral.

Malgré cela, l’image, en raison de son caractère hiératique et sombre, et aussi de la présence d’armes de guerre, semble s’adresser non pas au plus jeune public de Tintin, mais plutôt à un lecteur plus mature, qui aurait grandi au fil des aventures du reporter.

Edgar P. Jacobs, L’énigme de l’Atlantide, 1957.