La 65.me case - gulliverasso.org · Bobby Fischer est passé à côté de l’intelligence sociale...

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© G ulliver / Robert Roux – Droits de reproduction réservés [email protected] La 65 ème case 1 La 65 ème case Robert Roux Chargé d’études pour G ulliver obby Fischer est mort deux fois. La première fois, le 3 septembre 1972, date à laquelle il accéda au titre de champion du monde d’échecs. Le titre était mortel. Il ne restait alors devant lui plus personne hormis lui-même. Les ordinateurs n’étaient, à l’époque, que de vagues calculatrices incapables d’un calcul échiquéen savant. Il ne lui resta plus qu’à s’affronter lui-même comme un drogué qui cesse brutalement sa pratique, sort de son addiction et doit affronter ses problèmes, ses échecs, son mal de vivre. S’il est difficile de ne pas sombrer à nouveau dans une addiction, il n’était pas possible pour Bobby Fischer de trouver un nouvel adversaire sur l’échiquier et dans le jeu avec lequel il entretenait des rapports fusionnels au point de répondre « les échecs, c’est la vie » à Boris Spassky 1 qui déclarait « les échecs, c’est comme la vie ». 1 Ancien champion du monde d’échecs, battu par Fischer en 1972. Il vit en France depuis 1975. A l’annonce de la mort de Bobby Fischer il a sobrement mais avec émotion répondu par téléphone au journaliste qui l’interrogeait : « Monsieur, Bobby est mort… » B

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© Gull iver / Robert Roux – Droits de reproduction réservés [email protected]

La 65è m e case 1

La 65ème case

Robert Roux Chargé d’études pour Gull iver

obby Fischer est mort deux fois. La première fois, le 3 septembre 1972, date à laquelle il accéda

au titre de champion du monde d’échecs. Le titre était mortel. Il ne restait alors devant lui plus

personne hormis lui-même. Les ordinateurs n’étaient, à l’époque, que de vagues calculatrices

incapables d’un calcul échiquéen savant. Il ne lui resta plus qu’à s’affronter lui-même comme un

drogué qui cesse brutalement sa pratique, sort de son addiction et doit affronter ses problèmes,

ses échecs, son mal de vivre. S’il est difficile de ne pas sombrer à nouveau dans une addiction, il

n’était pas possible pour Bobby Fischer de trouver un nouvel adversaire sur l’échiquier et dans le

jeu avec lequel il entretenait des rapports fusionnels au point de répondre « l e s é checs , c ’ e s t la

v i e » à Boris Spassky1 qui déclarait « l e s é checs , c ’ e s t comme la v ie ».

1 Ancien champion du monde d’échecs, battu par Fischer en 1972. Il vit en France depuis 1975. A l’annonce de la mort de Bobby Fischer il a sobrement mais avec émotion répondu par téléphone au journaliste qui l’interrogeait : « Mons i eu r , Bobby e s t mor t… »

B

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La 65è m e case 2

On a affublé Bobby Fischer d’un Q.I. impressionnant (181), plus qu’Einstein dit-on, bien sûr,

mais selon quelles normes ? Fischer s’est-il plié à la contrainte de tests ? Ce qui est certain, c’est

qu’à l’époque de la naissance des sciences cognitives et plus particulièrement de l’intelligence

artificielle, les informaticiens s’intéressaient de très près à l’élaboration d’un logiciel qui serait

supérieur à l’homme en matière échiquéenne, ce qui est probablement le cas aujourd’hui. Bobby

Fischer a-t-il été tenté de jouer contre un ordinateur ? Probablement non. Le jeu étant considéré

par Fischer dans un contexte global où la psychologie humaine tenait un rôle, mais Fischer resta,

dans l’esprit des concepteurs des logiciels échiquéens, comme une référence.

Le 3 septembre 1972, Bobby Fischer est mort pour la première fois. De cette mort est né une

légende : où est Bobby Fischer ? Que fait Bobby Fischer ? « J ’ai joué avec Bobby Fischer sur

Internet ! » déclarent les Grands Maîtres Joël Lautier et Nigel Short. Peut-être. C’est sans

importance lorsque l’on considère qu’il ne restait alors de Bobby Fischer qu’un spectre, un

fantôme incapable de s’enraciner dans ce monde hors ses déclarations aussi folles

qu’intempestives dans lesquelles il vomissait sa haine antisémite, lui dont la mère était juive.

Jamais je ne passerais l’éponge sur des allégations racistes ou antisémites. Je ne pardonne pas à

Bobby Fischer ses déclarations, même si elles sont émises par un spectre, par un spectre fou, mais

je n’oublie pas non plus que le personnage d’intelligence absolue qu’il incarnat, génère encore des

réflexions sur l’essence même de l’intelligence humaine et de sa très aléatoire et très hypothétique

mesure. Bobby Fischer est passé à côté de l’intelligence sociale et, bien sûr, on en trouvera la

cause dans son enfance, ce que les éditorialistes embarrassés qui commentent sa mort ne se

privent pas de souligner.

Si j’ai, à titre personnel, non pas une compassion mais une réelle empathie pour les personnages

privés tôt des repères qui permettent l’aisance dans la lecture et l’émission des « codes sociaux »,

je n’oublie pas non plus que Gull iver est né du jeu d’échecs, ce qui nous a mené à une large

réflexion sur les mécanismes de l’apprentissage sans l’extraire de son environnement et de son

contexte. C’est sans doute pour cela que notre méthode de stimulation cognitive (cf. A.S.C.-

AALPAG) se nomme « Atelier de Stimulation soc io-Cognitive ».

Je ne suis pas certain que nous devions directement quoi que ce soit à Bobby Fischer, mais son

ombre était – déjà – présente lors de nos premières réflexions. Malgré tout, nous pouvons

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conserver quelque enseignement de sa deuxième disparition le 17 janvier 2008, notamment « qu’à

jouer seul contre tous , on joue contre so i -même »2.

Fischer aura tenté, et réussi, un dernier coup en complet zei tnot 3– il aurait eu 65 ans le 9 mars –

il est mort à 64 ans, une année par case d’un échiquier.

Comme un cheval fou, il a sauté dans le vide de la 65ème case.

Robert Roux - 20 janvier 2008

- My 60 Memorable Games – Bobby Fischer – 1969 – Simon and Schuster

- Mes 60 mei l l eures part i es , Stock, 1972 ; Garnier, 1982

- Fischer : l e ro i maudit , Fernando Arrabal ; Editions du Rocher, 1980

- Bobby Fischer , Pierre Barthélémy – Le Monde – 20/21 janvier 2008

- Bobby Fischer , l e ro i es t mort , Christian Losson – Libération – 19/20 janvier 2008

2 Christian Losson Libération 19/20 janvier 2008 3 Manque de temps aux échecs