De la guerre - Numilogguerre). Clausewitz mourut du choléra le 16 novembre 1831 à Posen. Son...

25

Transcript of De la guerre - Numilogguerre). Clausewitz mourut du choléra le 16 novembre 1831 à Posen. Son...

Page 1: De la guerre - Numilogguerre). Clausewitz mourut du choléra le 16 novembre 1831 à Posen. Son épouse, Marie von Brühl, commença la publication du traité l’année suivante. La
Page 2: De la guerre - Numilogguerre). Clausewitz mourut du choléra le 16 novembre 1831 à Posen. Son épouse, Marie von Brühl, commença la publication du traité l’année suivante. La
Page 3: De la guerre - Numilogguerre). Clausewitz mourut du choléra le 16 novembre 1831 à Posen. Son épouse, Marie von Brühl, commença la publication du traité l’année suivante. La

De la guerre

Livre I

Page 4: De la guerre - Numilogguerre). Clausewitz mourut du choléra le 16 novembre 1831 à Posen. Son épouse, Marie von Brühl, commença la publication du traité l’année suivante. La
Page 5: De la guerre - Numilogguerre). Clausewitz mourut du choléra le 16 novembre 1831 à Posen. Son épouse, Marie von Brühl, commença la publication du traité l’année suivante. La

CLAUSEWITZ

De la guerreLivre I

•PRÉSENTATION

par Benoît Chantre

NOTES

DOSSIER

CHRONOLOGIE

BIBLIOGRAPHIE

par Laurent Giassi

TRADUCTION

par Jean-Baptiste Neuens

GF Flammarion

Page 6: De la guerre - Numilogguerre). Clausewitz mourut du choléra le 16 novembre 1831 à Posen. Son épouse, Marie von Brühl, commença la publication du traité l’année suivante. La

Docteur ès lettres et éditeur, Benoît Chantre est fellow de laFondation Imitatio (San Francisco), membre associé du Centreinternational d’étude de la philosophie française contempo-raine (CIEPFC) et président de l’Association Recherchesmimétiques (ARM). Il a collaboré à diverses revues (Esprit,Commentaire, L’Infini, La Revue des Deux-Mondes…). Sesrecherches portent notamment sur l’œuvre de Péguy (Péguypoint final, Le Félin, 2014) et sur celle de René Girard, avecqui, en 2007, il a écrit Achever Clausewitz (Flammarion,« Champs », 2011).

Ancien élève de l’École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, agrégé de philosophie et docteur en philosophie, Lau-rent Giassi enseigne en classes préparatoires aux lycéesGeorges-de-La-Tour et Fabert de Metz. Spécialiste de la philo-sophie allemande du début du XIXe siècle, il a consacré sa thèseà Hegel (La Vie dans la philosophie de Hegel. Étude sur la signi-fication de la vie dans le champ postkantien, 2005) et a publié,dans la revue en ligne Philopsis, plusieurs articles sur Kant,Fichte et Hegel.

N° d’édition : L.01EHPN000617.N001Dépôt légal : mai 2014

© Flammarion, Paris, 2014.ISBN : 978-2-0813-0989-0

Page 7: De la guerre - Numilogguerre). Clausewitz mourut du choléra le 16 novembre 1831 à Posen. Son épouse, Marie von Brühl, commença la publication du traité l’année suivante. La

PRÉSENTATION

Le brouillard de la guerre

Le centenaire du conflit de 1914-1918, engageant laréflexion sur les raisons et les conséquences de cettedéflagration, attire vite l’attention sur un général prus-sien, Carl von Clausewitz (1780-1831), dont le traitéDe la guerre, publié de façon posthume à partir de 1832,eut une influence considérable non seulement sur les stra-tégies militaires en Europe, mais sur les relations inter-nationales au XXe siècle. Clausewitz hanta les deux guerresmondiales ; il fut lu par Lénine et par Mao Zedong ; ilinspira la politique étrangère américaine après 1945 ; il estmême devenu un objet de prédilection pour les intellec-tuels français, d’André Glucksmann ou Raymond Aron àEmmanuel Terray ou dernièrement René Girard 1. Denombreux débats ont permis de revenir sur son analyse duphénomène guerrier, mais aussi sur la profondeur socio-logique de sa pensée, tant il est vrai que ce ne sont pas lesseuls soldats mais bien les sociétés tout entières qui s’en-gagent dans les guerres « démocratiques ».

On ne retient cependant de Clausewitz que sa défini-tion de la guerre comme « continuation de la politique

1. André Glucksmann, Le Discours de la guerre, L’Herne, 1967 ;Raymond Aron, Penser la guerre, Clausewitz, Gallimard, « Biblio-thèque des sciences humaines », 1976, 2 vol. (t. I : L’Âge européen ;t. II : L’Âge planétaire) ; Emmanuel Terray, Clausewitz, Fayard, 1999 ;René Girard, Achever Clausewitz. Entretiens avec Benoît Chantre [2007],Flammarion, « Champs essai », 2010.

Page 8: De la guerre - Numilogguerre). Clausewitz mourut du choléra le 16 novembre 1831 à Posen. Son épouse, Marie von Brühl, commença la publication du traité l’année suivante. La

D e l a g u e r r e , l i v r e III

avec d’autres moyens 1 ». On lui attribue encore, à la suitede sir Basil Henry Liddell Hart 2, une responsabilitéindue dans les « combats à outrance » de Verdun, alorsque c’est à ses mauvais lecteurs qu’il faudrait plutôt s’enprendre. Le temps est donc venu de relire ce stratègeexceptionnel et de mesurer la puissance de ses intuitions,sans néanmoins se laisser fasciner par elles. À l’heure oùl’Europe politique est incapable de se fédérer dès qu’ils’agit d’avoir recours aux armes, Clausewitz nous aide àne jamais mésestimer la guerre ni le frein que les démo-craties peuvent et doivent toujours lui opposer 3.

QUI ÉTAIT CARL VON CLAUSEWITZ ?

Né en 1780 en Silésie, Carl von Clausewitz était le filsd’un ancien combattant de la guerre de Sept Ans 4 et lefrère de deux autres officiers. Son père, Friedrich GabrielClausewitz, fut démis de ses fonctions d’officier en raisonde ses origines modestes, à l’issue de la guerre. Seul sonfils Carl parvint à laver cette humiliation, en obtenant deFrédéric-Guillaume III lui-même, en 1827, la reconnais-sance aristocratique à laquelle son père prétendait. Defait, c’était grâce aux relations de ce dernier que le jeune

1. Infra, p. 42, note 1.2. Sir Basil Henry Liddell Hart (1895-1970) est un historien militaire

anglais. Il a formulé, en s’appuyant sur de grands exemples du passé(Hannibal, Gengis Khan, Sun Tzu, Napoléon…), les principes de lastratégie indirecte, qui consiste à éviter un choc frontal avec l’adversaire.Liddell Hart reproche ainsi à Clausewitz d’avoir méconnu la manœuvreet la ruse, et privilégié « la stratégie du choc direct et brutal, de l’attaquedu fort au fort, plutôt que du fort au faible » (Raymond Aron, Penserla guerre, Clausewitz, op. cit., t. I : L’Âge européen, p. 210) ; voir égale-ment infra, note 1, p. 42-43.

3. Voir l’introduction du livre de Benoît Durieux, Relire « De laguerre » de Clausewitz (Economica, 2005) : « Clausewitz, un stratègepour l’Europe ».

4. Voir infra, notes 1 et 4, p. 57.

Page 9: De la guerre - Numilogguerre). Clausewitz mourut du choléra le 16 novembre 1831 à Posen. Son épouse, Marie von Brühl, commença la publication du traité l’année suivante. La

P r é s e n t a t i o n III

Carl avait pu entrer à l’âge de douze ans comme porte-étendard dans un régiment d’infanterie à Potsdam.Il participa alors aux campagnes de la première coalitionen France durant les guerres révolutionnaires, de 1792 à1794, reçut son baptême du feu au siège de Mayence en1793, et prit part aux campagnes du Palatinat. Entré en1801 à l’Académie militaire de Berlin, il y fit la connais-sance de Scharnhorst (1755-1813), l’aide de camp duprince Auguste de Prusse, et qui devint son protecteur. Ilsortit en 1804 parmi les meilleurs éléments de sapromotion.

Fier de la récente puissance de son pays, Clausewitzvécut tragiquement les deux cuisantes défaites d’Auer-staedt et d’Iéna, le 14 octobre 1806, contre l’armée deNapoléon, qui mit en déroute en quelques heures la pres-tigieuse armée prussienne. Il passa alors un an de capti-vité en France au côté du prince Auguste, qu’il suivit peuaprès dans son pays. Ce traumatisme est fondamentalpour comprendre la genèse de De la guerre. L’humiliationinfligée fut en effet profonde : la Prusse dut reconstruiretout son système politique et militaire. Clausewitz colla-bora activement avec Scharnhorst à la réorganisation del’armée, avant d’entrer à l’état-major, où il fut considérécomme l’un des chefs de file des Réformateurs.

Nommé professeur à l’Académie militaire, il observaavec la plus grande attention la naissance de l’État natio-nal prussien. Mais, refusant l’alliance du roi de Prusseavec Napoléon en 1812, il quitta son pays et rejoignitl’armée du tsar, laissant au prince héritier, le futurFrédéric-Guillaume IV, un premier ouvrage théorique etpratique : les Principes essentiels pour la conduite de laguerre. Il prit alors part à la campagne de Russie etdevint officier de liaison auprès de l’état-major deBlücher. En 1814, il réintégra l’armée prussienne avec legrade de colonel, et participa aux ultimes campagnescontre Napoléon, en 1814 et 1815. Nommé chef d’état-major de Gneisenau de 1816 à 1818, il devint, de 1818 à

Page 10: De la guerre - Numilogguerre). Clausewitz mourut du choléra le 16 novembre 1831 à Posen. Son épouse, Marie von Brühl, commença la publication du traité l’année suivante. La

D e l a g u e r r e , l i v r e IIV

1830, directeur de l’Académie de guerre de Berlin. Il pro-fita de cette période pour mûrir et rédiger, dans une cer-taine solitude, son grand traité, Vom Kriege (De laguerre). Clausewitz mourut du choléra le 16 novembre1831 à Posen. Son épouse, Marie von Brühl, commençala publication du traité l’année suivante. La redécouvertede Clausewitz, ou sa revanche sur l’histoire, est doncallée de pair avec la reconstitution de la Prusse et, plustard, la réunification de l’Allemagne. Lourd héritage,dont il faut prendre la mesure, certes, mais qui ne doitpas empêcher d’ouvrir ce livre fondamental.

LES ORIGINES DU TRAITÉ DE LA GUERRE

Disons-le d’emblée : le traité de Clausewitz, aussinovateur soit-il – puisqu’il tire le premier les consé-quences des bouleversements induits par la Révolutionfrançaise et par l’Empire dans la conduite de la guerre –,n’est pas qu’un traité militaire. Il participe, on vient dele voir, de l’effort général de reconstitution de la Prusseentrepris par les Réformateurs : la réorganisation del’armée va de pair avec la refondation de l’État. Clause-witz s’inscrit par là explicitement dans le sillage de cetautre grand réformateur politique et militaire que futMachiavel, auteur à la fois du Prince et d’un Art de laguerre.

Il faut cependant attendre l’Essai général de tactiquedu comte Hippolyte de Guibert, qui paraît en 1772, soitdeux siècles et demi plus tard, pour que les vues révolu-tionnaires de Machiavel soient prises en compte. Entreces deux traités majeurs, il y a un écart que bornent lafin du Moyen Âge et le début des guerres modernes. Unregard rapide sur cette période nous permettra de mieuxcomprendre, d’un côté, le développement des armes et dela stratégie, de l’autre, une évolution que confirment lesbatailles de Valmy, en 1792, puis d’Iéna, en 1806.

Page 11: De la guerre - Numilogguerre). Clausewitz mourut du choléra le 16 novembre 1831 à Posen. Son épouse, Marie von Brühl, commença la publication du traité l’année suivante. La

P r é s e n t a t i o n V

L’Art de la guerre de Machiavel était prémonitoire. Lesarmées révolutionnaire et régulière françaises réaliseronten effet presque point pour point certaines de ses intui-tions. Ce que le penseur et stratège florentin ne voit pasvenir, c’est la « guerre en dentelles » du XVIIIe siècle 1. Cequ’il diagnostique bien, en revanche, c’est le danger quereprésentent les mercenaires ou les soldats de métier,indisciplinés, coûteux, imprévisibles et souvent peu effi-caces. Un bon soldat sera donc celui dont le combat pourla cité deviendra un impératif moral beaucoup plus qu’unsimple métier :

Il faut que ceux qui vont à l’armée par l’autorité du souve-rain ne marchent pas tout à fait par force ; ni par l’effet deleur propre volonté. […] Un excès de contrainte produiraitd’aussi mauvais effets. Il faut donc prendre un moyen terme,également éloigné de l’excès de contrainte et de l’excès deliberté. Il faut que le respect que le souverain inspire déter-mine le soldat ; il faut qu’il redoute plus son ressentimentque les inconvénients de la vie militaire. Il y aura par là untel mélange de contrainte et de volonté qu’on n’aura nulle-ment à craindre les suites du mécontentement 2.

Cette importance donnée aux facteurs moraux, d’uncôté, et au peuple, de l’autre, est fondamentale. Le soldatde Machiavel devra être recruté « à la base » et régulière-ment aguerri dans des milices populaires :

Tout État doit tirer ses troupes de son propre pays. […]Les étrangers qui s’enrôlent volontairement sous vos dra-peaux, loin d’être les meilleurs, sont, au contraire, les plusmauvais sujets du pays 3.

Comme la cité ne peut vivre qu’en canalisant vers ledehors les passions de ses membres, la guerre deviendra

1. On appelle « guerre en dentelles » celle que pratiquent de grandsseigneurs dont les plastrons sont ornés de dentelles, et que la traditionmoque quand elle prête au comte d’Auteroche, à la bataille de Fonte-noy, ce mot fameux : « Messieurs les Anglais, tirez les premiers ! »

2. Machiavel, L’Art de la guerre, trad. Toussaint Guiraudet, éd.Harvey C. Mansfield, GF-Flammarion, 1991, p. 79-80.

3. Ibid., p. 76.

Page 12: De la guerre - Numilogguerre). Clausewitz mourut du choléra le 16 novembre 1831 à Posen. Son épouse, Marie von Brühl, commença la publication du traité l’année suivante. La

D e l a g u e r r e , l i v r e IVI

la condition de l’État, comme l’État deviendra celle de laguerre.

Fidèle aux grands écrivains de la Renaissance, Machia-vel en appelle aux Anciens, dans le livre II de son traité,pour imaginer le fonctionnement de ces milices : leslégions romaines sont pour lui supérieures au modèlehelvétique alors très en vue, corps de fantassins discipli-nés recrutés au niveau national 1. Puisqu’il privilégie leslégions et leur accorde la capacité d’arriver plus vite aucorps à corps en évitant les lourdes manœuvres (autrepoint fondamental pour Clausewitz) 2, Machiavel attachepeu d’importance à l’artillerie : privilégiant l’homme surl’armement, plaçant l’infanterie sous un unique com-mandement, il concentre tout le dispositif sur la bataille.L’armée doit à la fois conquérir son autonomie moralepar rapport à l’Église (qui féminise les mâles vertus) etson autonomie militaire par rapport à la guerre féodaleet chevaleresque (lourde et coûteuse) : elle devient uninstrument de précision au service d’un État fort, luiaussi libéré des tutelles ecclésiale et aristocratique.

Le Prince éclipsera pendant deux siècles L’Art de laguerre. Le poids de la cavalerie, sans parler de l’arrogancedes nobles, plus soucieux de belles batailles que de vic-toires décisives, continueront de faire de la guerre un jeutrop grave pour être mis entre les mains du peuple. Defait, en condamnant l’usage de certaines armes trop effi-caces, en préférant le cavalier à l’arbalète, le combatd’honneur et le ballet des belles manœuvres aux bataillessanglantes, l’aristocratie retardera l’accélération d’unprogrès mortifère. Cette « science », prônée par de grandsmilitaires qui furent aussi de grands mécènes, permitl’épanouissement des « arts de la paix 3 » aux XVIIe et

1. Ibid., p. 96-99.2. Sans privilégier systématiquement la stratégie directe, comme le

lui reprochait Liddell Hart, Clausewitz n’a néanmoins jamais caché lecaractère fondamental, pour lui, de la « bataille décisive ».

3. On appelle ainsi les arts soutenant la paix et ne poussant pas, demanière complaisante, à la guerre. Citons, à titre d’exemple fameux, lepoète Boileau, s’insurgeant contre les courtisans dans son Épître au roi

Page 13: De la guerre - Numilogguerre). Clausewitz mourut du choléra le 16 novembre 1831 à Posen. Son épouse, Marie von Brühl, commença la publication du traité l’année suivante. La

P r é s e n t a t i o n VII

XVIIIe siècles. Roger Caillois, dans Bellone ou la Pente dela guerre, résume avec éloquence ce paradoxe :

Tout se passe comme si, dans sa répugnance pour l’armeà feu et le combattant à pied, la noblesse avait senti quele sérieux de la guerre appartenait à la démocratie. Étrangesituation que la sienne. Classe guerrière par excellence, ellejustifie sa morgue et ses privilèges par sa vocation militaire.Mais, parce que les engins de mort efficaces ne répondentpas à sa table des valeurs, elle les abandonne au vulgaire.Comme elle se regarde comme une élite naturelle, elle s’inter-dit de recourir au nombre, à la masse, dans les conflits armés.Enfin, comme elle met sa gloire dans son raffinement et sadélicatesse, elle s’efforce d’enlever à la guerre ses caractèresde brutalité et d’acharnement. Elle la rend formelle, conven-tionnelle, à la rigueur purement combinatoire. […] De loinen loin subsistent seuls des chocs rares, solennels et calculésoù un héros trouve l’occasion, par ses prouesses, de démon-trer sa valeur et de manifester sa naissance. C’est pourquoichaque progrès de la guerre réelle, passionnée, implacable etsanglante coïncide avec une poussée de la démocratie et setraduit par l’importance accrue de l’infanterie et de la puis-sance meurtrière des armes à feu 1.

de 1669 : « Oui, grand roi, laissons là les sièges, les batailles,/ Qu’unautre aille en rimant renverser des murailles,/ Et souvent sur tes pas,marchant sans ton aveu,/ S’aille couvrir de sang, de poussière et defeu. »

1. Roger Caillois, Bellone ou la Pente de la guerre [1963], La Renais-sance du Livre, 1963 ; rééd. avec une préface d’Yves-Jean Harder, Flam-marion, « Champs essais », 2012, p. 84-85. Mais la présence del’infanterie n’implique pas forcément le risque d’une escalade. Contrai-rement à la stratégie américaine du « zéro mort » ou de la « guerrechirurgicale », caractérisée par la priorité des frappes aériennes, la seuleprésence de l’armée sur le théâtre des opérations peut être le gage quela relation avec l’adversaire n’est pas interrompue. Voir, sur ce point,Benoît Durieux, Relire « De la guerre » de Clausewitz (op. cit.), et aussi,dans un autre ordre, les pages paradoxales du philosophe EmmanuelLevinas : « Dans la guerre, les êtres refusent d’appartenir à une totalité,refusent la communauté, refusent la loi. […] Le refus de la totalité parla guerre ne refuse pas la relation, puisque dans la guerre les adversairesse cherchent » (Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, Le Livrede Poche, « Biblio poche essais », 1990, p. 246-247 ; je souligne). Levi-nas critique ici la conception hégélienne de la guerre, qui inscrit chaqueindividu-soldat dans une « totalité éthique » (voir infra, p. XI). Le duel,

Page 14: De la guerre - Numilogguerre). Clausewitz mourut du choléra le 16 novembre 1831 à Posen. Son épouse, Marie von Brühl, commença la publication du traité l’année suivante. La

D e l a g u e r r e , l i v r e IVIII

C’est pourtant au sein des meilleurs éléments de l’aristo-cratie militaire française que le projet de Machiavel estrepris et trouve le moyen de s’inscrire dans l’histoire. Lecomte Hippolyte de Guibert publie en effet en 1772 unEssai général de tactique précédé d’un Discours prélimi-naire sur l’état actuel de la politique et de la science mili-taire en Europe où, tout en louant la vertu desmanœuvres et de la stratégie indirecte, il dénonce aussi lecaractère trop cérémonieux des conflits de son temps. Cetraité ambivalent, rédigé par le futur rapporteur duconseil d’administration de la Guerre, créé par CharlesÉtienne de Brienne en 1787, peut ainsi être considéré àla fois comme le dernier feu de la « guerre en dentelles »et comme la première justification de l’armée révolution-naire. Guibert loue d’abord les progrès de la science mili-taire qui a permis d’éviter les hécatombes monstrueusesdes premiers âges :

On vient de voir comment la science militaire […] a rendules batailles plus savantes et moins sanglantes. C’est un jeude calcul et de combinaison qui a succédé à un jeu de hasardet de ruine. Il est heureux que la science militaire, qui est lascience de la destruction, rende la guerre moins destructiveen se perfectionnant. Il est heureux que ce puisse être l’habi-leté des généraux qui décide le sort des batailles, plutôt quela quantité de sang répandu. Enfin dans un siècle où tous lesarts ont fait des progrès, il est honorable, il est encourageantpour les militaires, que celui de la guerre se ressente de lapropagation générale des Lumières 1.

On ne peut mieux résumer les principes de la « guerreen dentelles », figurant ici comme un art parmi les autreset contribuant, dans cet accord avec les autres arts, àfaire progresser l’esprit des Lumières. Il est indéniable

entendu comme un combat d’honneur, est donc déjà une relation, unface-à-face de deux individus libérés du carcan de l’État, et la premièreétape de la relation morale à autrui.

1. Comte de Guibert, Essai général de tactique, cité par RogerCaillois, Bellone ou la Pente de la guerre, op. cit., p. 95-96.

Page 15: De la guerre - Numilogguerre). Clausewitz mourut du choléra le 16 novembre 1831 à Posen. Son épouse, Marie von Brühl, commença la publication du traité l’année suivante. La

P r é s e n t a t i o n IX

que les arts de la paix n’ont pu prospérer que sur la basede ces « batailles plus savantes ». Mais, quand Guibertsemble regarder Fragonard, c’est l’esprit du peintreDavid qui s’impose sous sa plume, dans le souhaitimplicite de voir revenir le citoyen-soldat et l’armée répu-blicaine chers à Machiavel. Contre une armée profession-nelle, prompte à éviter les batailles décisives et lourde enruineux mercenaires, seules les milices populaires, c’est-à-dire le suffrage universel joint au service militaire obliga-toire, pourront imposer au monde l’esprit des Lumières.

La guerre, tenue par un État qui la contient en luicomme sa condition même, se voit alors assigner la tâchede garantir la liberté des citoyens contre toutes les tyran-nies. On ne peut comprendre autrement le prestige desarmées napoléoniennes lorsqu’elles entrent en Espagneen 1808. Mais l’enthousiasme des libéraux espagnols fut,on le sait, vite suivi de désillusion. Hippolyte de Guiberten faisait l’aveu prémonitoire : aussi indéniables soientles progrès accomplis « sous le point de vue de la philo-sophie et de l’humanité », écrit-il, l’art de la guerre s’estnéanmoins « amolli », en oubliant son but qui est « defaire le plus de mal possible à l’ennemi, et de déciderpromptement les querelles des nations » 1.

Les admirateurs de Guibert seront comblés au-delà deleurs attentes. Après Valmy, en 1792, où le duc deBrunswick doit faire retraite devant une armée decitoyens marseillais venue épauler une armée de métier,annonçant l’ère de la mobilisation totale, les bataillesd’Auerstaedt et d’Iéna mettent un terme à cette mytho-logie de la paix patiemment construite aux XVIIe etXVIIIe siècles. La lettre que Hegel écrivit à son amiNiethammer, le 14 octobre 1806, est à cet égard deve-nue légendaire :

J’ai vu l’Empereur – cette âme du monde – sortir de laville pour aller en reconnaissance. C’est effectivement une

1. Cité par Roger Caillois, Bellone ou la Pente de la guerre, op. cit.,p. 108.

Page 16: De la guerre - Numilogguerre). Clausewitz mourut du choléra le 16 novembre 1831 à Posen. Son épouse, Marie von Brühl, commença la publication du traité l’année suivante. La

D e l a g u e r r e , l i v r e IX

sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concen-tré ici sur un point, assis sur un cheval, s’étend sur le mondeet le domine 1.

Cet optimisme et cette confiance en l’Empire ontinduit nombre de contresens sur la « fin de l’histoire »dans le système hégélien. Il est vrai que Hegel achève àIéna sa Phénoménologie de l’Esprit, au moment même oùNapoléon fait une entrée triomphale dans la ville, le soirde la bataille. La déroute totale de l’armée prussienne (leroi Frédéric-Guillaume III s’est enfui en Prusse-Orientale, laissant le pays sous l’occupation des arméesfrançaises) a ravivé chez les Prussiens l’humiliation deValmy. Hegel, comme ses contemporains, n’en a pasmoins placé en Napoléon des espoirs immenses : quel’armée française soit désignée pour inscrire, dans lacontingence des nations européennes, l’universalité dudroit issu de la Révolution de 1789 constitue pour beau-coup d’Allemands une évidence. Cette foi en l’Empereurrestera forte chez Hegel qui, par fidélité à son intuitionpremière, et témoignant d’une lucidité qui valait bienquelques reniements patriotiques, ne se réjouira pas,contrairement à Clausewitz, des guerres de libération dela Prusse de 1811 à 1813.

C’est donc parce qu’elle soutient l’État que la guerreest pour Hegel, comme pour Machiavel, une épreuvenécessaire. Tandis que canonne l’armée française endehors de la ville, la guerre devient, sous la plume duphilosophe, la négation de cette négation de l’État qu’esttout individu. À tous ceux qui, par leur repli égoïste etindividuel, se sont extraits de la totalité politique etsociale, l’État rappelle à intervalles réguliers qu’ilsdoivent se sacrifier à l’intérêt général et se réinscrire parlà dans l’universel. La guerre n’est dès lors plus une cala-mité, comme elle l’était encore pour le comte de Guibert,mais bien l’occasion de rappeler à l’ordre des individus

1. Hegel, Correspondance (1785-1812), éd. Jean Carrère, Gallimard,« Tel », 1990, t. I, p. 114-115.

Page 17: De la guerre - Numilogguerre). Clausewitz mourut du choléra le 16 novembre 1831 à Posen. Son épouse, Marie von Brühl, commença la publication du traité l’année suivante. La

P r é s e n t a t i o n XI

« amollis ». Par la guerre, l’individu est absorbé danscette « totalité éthique » qu’est l’État-nation. Plus ques-tion de parades, de gloire ; la guerre a cessé d’être unluxe : elle devient la manifestation de l’existence natio-nale tout entière. On le voit : jadis activité secondaire dessociétés aristocratiques, la guerre prend au moment de lalevée en masse, et dans le sillage des victoires fou-droyantes de Napoléon, une nouvelle dimension.

DE LA GUERRE : UN TRAITÉ INCLASSABLE

Carl von Clausewitz ne tire pas de la bataille d’Iéna lamême interprétation que son compatriote Hegel. Ce n’estpas l’« âme du monde » qu’il voit apparaître en Napo-léon, mais bien le « dieu de la guerre ». Les deux défaitesde 1806 sont pour lui une humiliation définitive, au pointqu’il s’engage dans les armées du tsar, en 1812, pourobtenir sa revanche contre l’Empereur. René Girard s’estbeaucoup intéressé au poids du modèle napoléonien dansla psychologie fiévreuse de ce stratège écarté des postesde responsabilité et mûrissant dans le secret sa réponse àNapoléon 1. De fait, le « génie guerrier » de l’Empereur,qui fait toute l’admiration de l’officier, est littéralementrepris au compte de la Prusse, au sein d’une pensée mili-taire qui fait la part belle à la « montée aux extrêmes » 2.Bien sûr, Clausewitz salue aussi en Napoléon le stratègeréfléchi, méthodique et calculateur, le garant des grandesinnovations de la Révolution (comme la conscription etla levée en masse), enfin l’homme du « coup d’œil 3 »,prêt à concéder « mathématiquement sa part » auhasard 4. Mais c’est toujours une admiration venimeuse

1. René Girard, Achever Clausewitz. Entretiens avec Benoît Chantre,op. cit., p. 160-164, et aussi le chap. VI, « Clausewitz et Napoléon »,p. 239 sq. ; voir aussi Dossier, infra, p. 174 sq.

2. Voir infra, p. 15.3. Infra, p. 76.4. Voir Emmanuel Terray, Clausewitz, op. cit., p. 45-50.

Page 18: De la guerre - Numilogguerre). Clausewitz mourut du choléra le 16 novembre 1831 à Posen. Son épouse, Marie von Brühl, commença la publication du traité l’année suivante. La

D e l a g u e r r e , l i v r e IXII

de ce modèle qui semble l’emporter sur celle, plus conve-nue, qu’il voue à Frédéric II, l’autre grand exemple dutraité 1.

Clausewitz meurt la même année que Hegel, et sansdoute de la même épidémie de choléra. Ces deux contem-porains décisifs se rejoignent dans la mort, mais aussidans une commune sacralisation de la guerre. La« montée aux extrêmes » du premier assombrit néan-moins l’aventure de l’Esprit pensée par le second, aupoint de donner à sa « fin de l’histoire » un tour nette-ment apocalyptique. Toute la ruse du stratège prussienva consister à mettre en sourdine cette intuition origi-naire. C’est cette ambivalence qui fait l’intérêt de l’œuvreet sa saveur proprement littéraire.

Rappelons que le traité de Clausewitz, resté inachevéà la mort de son auteur en 1831, fut publié par sa veuveà partir de 1832. Cette dernière fit précéder la publicationde l’ouvrage de trois notes « trouvée[s] dans les papiersde Clausewitz » qui ouvrent depuis la plupart des édi-tions complètes du traité. Le troisième de ces textes,« probablement le dernier en date », mérite qu’on s’yarrête un instant. Clausewitz, sentant sa fin prochaine etse laissant aller au penchant mélancolique qui colora lafin de sa vie, y fait la remarque suivante :

Tel qu’il est, le manuscrit sur la conduite de la grandeguerre qu’on trouvera après ma mort ne peut être considéréque comme un assemblage de fragments qui devrait servir àl’élaboration d’une théorie de la grande guerre. Dansl’ensemble, je n’en suis pas encore satisfait, et le sixième livren’est qu’une simple esquisse. J’aurais voulu le remanier entiè-rement et lui donner une conclusion différente.

Pourtant, dans leurs grandes lignes, les idées défenduesdans ces matériaux sont justes à mon avis. Elles sont le fruitde méditations très diverses, toujours rapportées à la vie pra-tique, à l’expérience et à tout ce que m’ont appris des soldatséminents. […]

1. Voir, par exemple, infra, note 2, p. 35, note 1, p. 44, note 3, p. 76,et note 1, p. 93.

Page 19: De la guerre - Numilogguerre). Clausewitz mourut du choléra le 16 novembre 1831 à Posen. Son épouse, Marie von Brühl, commença la publication du traité l’année suivante. La

P r é s e n t a t i o n XIII

Le premier chapitre du livre I est le seul que je considèrecomme achevé. Il aura du moins l’avantage d’indiquerl’orientation que j’aurais voulu imprimer à l’ensemble 1.

On songe, entre autres, aux Pensées de Pascal, frag-ments d’un grand projet rassemblés après la mort de sonauteur et dont l’allure parcellaire indique moins un échecde l’œuvre que sa dimension non systématique. De laguerre, nous dit Clausewitz, « devrait servir à l’élabora-tion d’une théorie de la grande guerre ». Autant dire quecette théorie reste à faire. C’est donc à dessein que l’offi-cier prussien refuse d’apparaître comme un doctrinaireet se met au service de ceux à qui l’ouvrage est destiné :les vrais acteurs de la chose militaire, qui sauront senourrir de ses remarques, sans pour autant les appliquerà la lettre.

Contrairement à de nombreux stratèges – en parti-culier à Jomini (1779-1869), son homologue suisse dontla « méthode géométrique » ne proposait rien de moinsque des recettes pour la victoire 2, et à Dietrich vonBülow 3 –, Clausewitz confie ses « fragments » à des per-sonnes singulières, proposant à leur « génie » lesréflexions que lui ont inspirées l’exemple de « soldatséminents » : Maurice de Saxe, Frédéric II, Napoléon,entre autres. Sa théorie n’a donc rien d’une doctrine. Ellese veut avant tout une observation. On trouve cette défi-nition du traité au chapitre II du livre II :

C’est une investigation analytique de l’objet qui aboutit àsa connaissance exacte et, appliquée à l’expérience, enl’occurrence à l’histoire de la guerre, entraîne la familiaritéavec cet objet. Plus elle atteint ce but, plus elle passe de laforme objective d’un savoir à la forme subjective d’un pouvoir,et plus son efficacité se révélera, même si la nature de la chosen’admet pas d’autre décision que celle du talent ; c’est par

1. Clausewitz, De la guerre, trad. Denise Naville, Minuit, « Argu-ments », 1955, p. 43-44.

2. Voir Dossier, infra, p. 135 sq.3. Voir infra, note 2, p. 11, et note 1, p. 24.

Page 20: De la guerre - Numilogguerre). Clausewitz mourut du choléra le 16 novembre 1831 à Posen. Son épouse, Marie von Brühl, commença la publication du traité l’année suivante. La

D e l a g u e r r e , l i v r e IXIV

celui-ci qu’elle deviendra efficace. […] La théorie existe pourque chacun n’ait pas à chaque fois à mettre de l’ordre et àse frayer une voie, mais trouve les choses ordonnées et éclair-cies. Elle est destinée à éduquer l’esprit du futur chef deguerre, disons plutôt à guider son auto-éducation et non àl’accompagner sur le champ de bataille, tout comme un péda-gogue avisé oriente et facilite le développement spirituel dujeune homme sans pour autant le tenir en laisse tout au longde sa vie 1.

On ne peut être plus clair : les desseins de Clausewitzsont ceux d’un pédagogue. Mais les chefs de guerre sontdes autodidactes. Dans l’esprit de Clausewitz, leur expé-rience du théâtre des opérations, éclairée par lesremarques du stratège, devra venir nourrir en retour lathéorie, qui se veut d’abord une observation rigoureuse.Ce sont ces lecteurs privilégiés – en l’occurrence les géné-raux prussiens à qui ce livre est destiné, pour parer auretour possible de la France en 1830 – qui auront à ache-ver la théorie, à la « couronner » par leurs actions d’éclat.

Même s’il fut très influencé par L’Art de la guerre deMachiavel et en même temps très nourri de l’esprit desLumières (Montesquieu en particulier) 2, Clausewitz neprétend ni construire un art ni établir une science mili-taire. C’est bien de la guerre, et de ses nouvelles condi-tions après la Révolution française et les campagnesnapoléoniennes, qu’il entend faire la théorie. Il note ainsi,dès le livre II :

[…] nous n’hésiterons pas à affirmer que la guerre n’est niun art ni une science au véritable sens du terme, et que c’estjustement en partant de là qu’on commit une erreur qui fitassimiler la guerre à d’autres arts ou à d’autres sciences, cequi donna lieu à une foule d’analogies erronées. […] Nousdisons donc que la guerre n’appartient pas au domaine des artset des sciences, mais à celui de l’existence sociale. Elle est unconflit de grands intérêts réglés par le sang, et c’est seulement

1. Clausewitz, De la guerre, op. cit., p. 134-135 ; je souligne.2. Voir infra, note 1, p. 45.

Page 21: De la guerre - Numilogguerre). Clausewitz mourut du choléra le 16 novembre 1831 à Posen. Son épouse, Marie von Brühl, commença la publication du traité l’année suivante. La

P r é s e n t a t i o n XV

en cela qu’elle diffère des autres conflits. Il vaudrait mieuxla comparer, plutôt qu’à un art quelconque, au commercequi est aussi un conflit d’intérêts et d’activités humaines ; elleressemble encore plus à la politique, qui peut être considéréeà son tour, du moins en partie, comme une sorte de com-merce sur une grande échelle. De plus, la politique est lamatrice dans laquelle la guerre se développe ; ses linéamentsdéjà formés rudimentairement s’y cachent comme les pro-priétés des créatures vivantes dans leurs embryons 1.

Derrière une modestie apparente, les premiers cha-pitres du traité dévoilent ainsi une ambition considérable.Puisqu’elle concerne au premier chef les relations entreles individus et les groupes, c’est-à-dire un « objet qui vitet réagit 2 », cette théorie n’est pas réductible à un art dela guerre, elle est vraiment une science humaine avant lalettre ; et une science qui porte sur la violence à l’ère desmasses. Rien d’étonnant, alors, à ce que Clausewitz aitété mal reçu, par les militaires tant prussiens que fran-çais, dans le demi-siècle qui suivit la publication de sonouvrage. On lui reprocha d’avoir mal compris Napoléonou, au contraire, de trop vouloir l’imiter. Certes, il voulaitégaler ce « dieu de la guerre ». Mais son observation dufait guerrier renvoie à la société dans son ensemble.Déterminée par un contexte politique (un état des forcesen présence), c’est à la « bataille décisive », bataille quiengage la totalité du corps social, qu’elle se réfère en der-nier lieu. D’où l’immédiate précision du livre I, qui n’apas été sans effrayer les derniers tenants de la « guerreen dentelles » :

Des esprits philanthropiques pourraient concevoir l’exis-tence de quelque méthode artificielle pour désarmer ou ter-rasser un adversaire sans lui infliger trop de blessures, et voirdans cette idée la vraie tendance de la guerre. Quelque spé-cieuse qu’en soit l’apparence, il importe de détruire cette

1. Clausewitz, De la guerre, op. cit., p. 145 ; je souligne la premièrefois.

2. Ibid., p. 146.

Page 22: De la guerre - Numilogguerre). Clausewitz mourut du choléra le 16 novembre 1831 à Posen. Son épouse, Marie von Brühl, commença la publication du traité l’année suivante. La

D e l a g u e r r e , l i v r e IXVI

erreur ; car, dans une chose aussi dangereuse que l’est laguerre, ce sont précisément les erreurs résultant de la bontéd’âme qui sont les plus pernicieuses. L’emploi de la violencephysique dans toute son étendue n’exclut aucunement lacoopération de l’intelligence. Il en résulte que celui quiemploie cette violence avec brutalité, sans épargner le sang,acquiert la prépondérance sur un adversaire qui n’en agit pasde même, et lui dicte la loi 1.

Le primat de la « bataille décisive » vient mettre unterme aux manœuvres « plus savantes et moins san-glantes » que le comte de Guibert ou le maréchal de Saxeappelaient de leurs vœux. Le traité clausewitzien se pré-sente ainsi comme une théorie pratique de la décision 2.Occasion de rappeler que le terme français renvoie auverbe decidere, qui lui-même dérive de cædere, et signifie« trancher », au sens très concret d’une tête qu’oncoupe 3… La guerre se règle dans le sang, comme unerelation commerciale se règle « en paiement comptant »,écrit Clausewitz 4. La relation guerrière est donc à l’ori-gine de la relation commerciale. Ces deux relations ren-voient à leur tour à la politique comme à un art plusélaboré de décider, c’est-à-dire de « trancher » des diffé-rends entre les individus. Le souvenir de l’échange descoups demeure derrière l’échange des biens. Le com-merce, même s’il témoigne d’un progrès de la civilisation,porte toujours en lui les traces de ses origines, c’est-à-diredes relations violentes entre les individus. Le choc napo-léonien a ainsi fait réapparaître la violence de la naturehumaine derrière le vernis de la culture. Il a révélé à ses

1. Infra, p. 11-12.2. Voir, par exemple, infra, p. 20-21, 33-34 et 63-64.3. De même, en allemand, Entscheidung dérive du vieux haut alle-

mand sceiden, dérivé lui-même du latin scindo (« couper », « fendre »),venu du grec skhizô, « fendre ».

4. « La décision par les armes, dans toutes les opérations de guerre,grandes ou petites, c’est le paiement comptant dans les transactionscommerciales. Quelque rares que soient les versements, ils ne manquentjamais d’être effectués entièrement » (infra, p. 63).

Page 23: De la guerre - Numilogguerre). Clausewitz mourut du choléra le 16 novembre 1831 à Posen. Son épouse, Marie von Brühl, commença la publication du traité l’année suivante. La

P r é s e n t a t i o n XVII

observateurs que les passions de la tribu sont toujourslà, derrière le « doux commerce » des individus.

Enfin – dernier tour de ce stratège d’exception –, Clau-sewitz annonce à son lecteur, dans la dernière page testa-mentaire que sa veuve place au début du traité, que « lepremier chapitre du livre I est le seul [qu’il] considèrecomme achevé » et qu’il « aura du moins l’avantaged’indiquer l’orientation [qu’il] aurai[t] voulu imprimer àl’ensemble ». Nouvelle manière d’éviter le dogmatisme enavouant une faiblesse du texte ? On peut envisager cettehypothèse. Il n’en demeure pas moins que le sang circuleencore entre ce chapitre I et tout le reste du livre ; deséchos intérieurs s’y font entendre ; des thèmes annoncésy sont développés et vont prendre, au fil des huit livresdu De la guerre, une ampleur imprévue. Ces thèmesconcernent moins, cependant, le primat de la politique,pourtant annoncé dans l’introduction, que la « batailledécisive », le « point de référence » de la guerre absolue,le primat des facteurs moraux ou l’importance des« masses en présence ». Beaucoup plus qu’une reprise quiviendrait contredire des analyses antérieures, jugéesdésuètes ou dangereuses, ce chapitre fonctionne donccomme l’ouverture d’une symphonie inachevée, laissantà d’autres le soin d’en proposer des « achèvements ».

Telle aura peut-être été l’ultime ruse de Clausewitz,fervent théoricien de la guerre défensive, que de déjouerles offensives dont son texte va devenir l’objet. RaymondAron s’y laissa prendre, qui prôna dans son ouvragemajeur, Penser la guerre, Clausewitz, l’idée d’une « cou-pure » entre le chapitre I du livre I et tout le reste dutraité 1. Il entreprit ainsi de lire l’ensemble dans l’esprit

1. Le livre I a été rédigé en 1818, puis repris onze ans plus tard aumoment de la rédaction du livre VIII portant sur « le plan de guerre » ;on retrouve dans ce livre VIII des développements sur les rapports entreguerre et politique, mais aussi une définition très importante de laguerre absolue considérée comme un « point de référence ». Le livre IIest intitulé : « La théorie de la guerre » ; le livre III, « De la stratégieen général » ; le livre IV, « L’engagement » ; le livre V, « Les forces mili-taires » ; le livre VI, « La défense » (analyse du primat de la défensive

Page 24: De la guerre - Numilogguerre). Clausewitz mourut du choléra le 16 novembre 1831 à Posen. Son épouse, Marie von Brühl, commença la publication du traité l’année suivante. La
Page 25: De la guerre - Numilogguerre). Clausewitz mourut du choléra le 16 novembre 1831 à Posen. Son épouse, Marie von Brühl, commença la publication du traité l’année suivante. La

Mise en page par Meta-systems59100 Roubaix