Maison Cinema Et Le Monde

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    La Maison cinma

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    DUMMEAUTEUR

    chez le mme diteur

    LExercice a t profitable, Monsieur, 1993

    Le Salaire du zappeur, 1993

    Persvrance, 1994

    LAmateur de tennis, 1994

    La Maison cinma et le monde 1. Le Temps des Cahiers 1962-1981, 2001

    La Maison cinma et le monde 2. Les AnnesLib 1981-1985, 2001

    chez dautres diteurs

    La Rampe, Gallimard/Cahiers du cinma, 1983

    Cin journal, Cahiers du cinma, 1986

    Devant la recrudescence des vols de sacs main,Alas, 1991

    Itinraire dun cin-fils,Jean-Michel Place, 1999

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    La Maison cinma

    et le monde3. Les AnnesLib 1986-1991

    dition tablie par Patrice Rollet,avec Jean-Claude Biette et Christophe Manon

    Serge Daney

    P.O.L33, rue Saint-Andr-des-Arts, Paris 6e

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    P.O.L diteur, 2012ISBN : 978-2-8180-1634-3

    www.pol-editeur.com

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    http://www.pol-editeur.com/
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    QUENOUSRESTE-T-ILVOIR?ENTRETIENAVEC SERGE DANEY1PAR OLIVIER MONGIN

    Pourquoi poser nouveau des questions Serge Daney2, sinon pour entendreune autre faon dobserver et de dcrire le monde et les images ? Esprit, depuisune dizaine dannes, nous avons mis laccent sur la dmocratie, les valeurs quilaniment et le sens commun qui lirrigue, nous avons mis sur lindividu dmocra-tique, et larrive nous devons constater que le citoyen est bien absent de lagora.Serge Daney, observant la mtamorphose des signes et des images, part du constatquil y a des simulacres plutt que du sens commun, que limage publicitaire rgne.Dans tout cela il y a de la dmocratie mais peu de corps social, peu de sens com-mun. Pourtant, les chroniques quotidiennes que Daney publie dans Libration surla tlvision, aprs avoir eu longtemps en charge la critique de cinma, ne donnentpas limpression que la nostalgie soit son fort, il scrute au contraire le monde dessignes et des images la recherche dun autre temps des images. L o nous avonsvoulu voir du sens commun et du corps, des valeurs de solidarit, il nous dit quilny a gure de chair qui relie les individus ; alors y a-t-il incompatibilit entre celuiqui veut encore croire aux vertus du politique et lanalyste des images ? moins que

    lon ne soit lun et lautre convis un dficit du sens gnralis. Voir tout de suiteles simulacres, est-ce que cela conduit dsesprer du citoyen dans les dmocraties ?

    1. Ancien rdacteur en chef aux Cahiers du cinma. Actuellement ditorialiste Libration.Auteur deLa Rampe (1983), Cin journal (1986),Le Salaire du zappeur (1987).

    2. Cf. lentretien que nous avions publi dans le numro de novembre 1983 : Passion de limage.Des Cahiers du cinma Libration .

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    Serge Daney : force de suivre les aventures de cette chose appele cinma , on peut avoir lenvie de se faire soi-mme une description du paysagedo nous viennent ces questions. La priode o un deuil a t fait dune certaine

    ide du cinma est derrire nous. Nous nous trouvons de plus en plus transformsen historiens de notre propre objet damour. Disons que le deuil est devenu un ph-nomne cinphilique de masse avec Wenders et quaujourdhui Godard est pass ltape suivante : celle de l histoire du cinma . Il est en train de concocter pourCanal + plusieurs missions o il tentera de faire enfin ce quoi il a toujours rv :raconter lhistoire du cinma avec les moyens mmes du cinma, la faon dunmontage ou dun rbus.

    En fait, je crois que le temps est venu pour chacun de se faire (lhistoirede) son cinma, parce quil nest pas sr quil ny en ait pas plusieurs. Le cinmaqui nous a bouleverss nest peut-tre quune partie du cinma, une partie quia travaill quelques hypothses fondamentales pour la comprhension du sicleet de son histoire, des choses lies au montage, la lumire, la dure ou aumouvement

    Prenons le mouvement, par exemple. Quest-ce qui sest pass avec le cinma ?On a attir des masses de gens dans des salles o il leur tait interdit de bouger, deparler. Des salles o on tait sage comme une image . Mais cette condition, cesmasses de gens se sont rendues attentives au nombre incroyable de mouvementsquil y avait dans un film. Il y a eu des bagarres pour savoir quel tait de tous cesmouvements celui quon devait suivre en priorit. Certains se contentent depuistoujours du mouvement du scnario. Ou bien de lnigme quont constitue les mou-vements du corps des stars. Ou bien du mouvement lintrieur mme de limage.Ou encore du mouvement de sens qui nat de larticulation entre un lment et unautre, un plan et un autre. Ou mme, en labsence de tout montage, du mouvementde mort au travail que lenregistrement en direct des phnomnes restitue.

    Il sest pass qu un certain moment, les cinastes de laprs-guerre, lesmodernes, ont travaill sur des mouvements de plus en plus infimes et de moins enmoins spectaculaires. Avec Antonioni, cest dj un microscope que lon chausse. Ily a toujours du mouvement (mme si celui-ci devient mental : Bergman, Kubrick)mais la salle obscure qui commence se vider nest plus lobservatoire le mieuxadapt. En ce sens, la crise a commenc trs tt. Elle a d commencer lorsque lescinastes (tait-ce Truffaut la fin des Quatre Cents Coups ?) ont dcouvert lafaon de stopper net le dfilement du film par larrtsur limage. On a commenc

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    par arrter des images en pleine course et puis, insensiblement, on est pass laconfection dimages quasi immobiles.

    Si lon prend la situation actuelle, que voit-on ? Nous (le public) sommes deve-nus extrmement mobiles et ce sont les images qui ont tendance tre gagnes par

    limmobilit. Cest leur tour dtre ttanises, sages , ayant bien moins de durepropre, de consistance, que par le pass, attendant davantage dtre lues que vues.Le public, lui, a sociologiquement volu : il voyage dans la vie (tourisme de masse),il bouge autour de son rcepteur tl, il traverse des paysages urbains tapisss designes publicitaires, il plie la cassette vido au rythme de son emploi du temps :bref, le mouvement est de son ct.

    Mon hypothse est celle-ci : tandis que le cinma, devenu art adulte ,demandait son public de plus en plus clair (ce qui, la limite, jure avec lasalle obscure) de se rendre attentif des mouvements de plus en plus situs lalimite de la perception (Andy Warhol filmant dans Sleep le sommeil dun homme),quelque chose se reconstituait paralllement et presque clandestinement traversla publicit. La pub, en effet, loin de se contenter de faire vendre des marchandisesou mme limage des firmes, travaillait refaire ce que le cinma dfaisait : lafigure. La figure immobile, lemblme sociologique, le logo vivant, le clone humain,le corps adorable ou simplement enviable, etc. La publicit avait un programme eton commence voir de quoi il sagissait. Doprer une liaison entre le monde anciendu cinma (o la production lemporte quand mme sur la programmation) et lesindustries de laudiovisuel (ou de programmes ) o la programmation est devenuele lieu mme du pouvoir. Ce qui est produit est mobile, ce qui est programm estimmobile.

    On commence voir les premires cratures qui proviennent de cettemutation. Des tres orphelins, surfiguratifs en un sens mais pris dans lesimpasses tautologiques de lindividu contemporain, cet individu qui est devenunotre principal sujet dinterrogation aujourdhui. Quil sagisse du Grand Bleu, deLOurs ou en plus complexe duDernier Empereur ou mme deLa Dernire Ten-tation du Christ, cest bien le mme scnario de lidentit immobilisante impose un individu qui nen veut pourtant pas dautre. Cest un moi, cest moi qui ne serenverse mme plus en lui, cest lui , car lautre (avec grand ou petit a) est juste-ment celui que lon ne rencontre plus, faute de mouvement.

    On ne le rencontre plus parce que les lieux films sont plutt des dserts(Bagdad Caf), des fonds docan (Le Grand Bleu), des paysages inhabits (LOurs).Non plus des lieux de rencontre (accident, amour fou, engagement, etc.) mais

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    comme des scnes vides autour du seul hros qui importe : lindividu. Les lieuxde ses premiers pas , en quelque sorte. CestLe Grand Bleu qui exprime le mieux,dune faon parfois touchante et en tout cas sincre, la revendication combienminimale de ce hros qui nen est plus un. Il dit quil naime pas parler, quil ne tient

    pas plus que a la lutte mort avec son frre en plonge et que si les femmesle veulent, cest plus leur problme que le sien. Nous assistons aux premiers pasdun tre infirme, jusquici cantonn des apparitions publicitaires et qui ne saitrien faire sinon plonger, jusqu la mort sil le faut. Homme-dauphin, ours-homme,homme-dieu : lindividu nat hybride .

    vrai dire, lhumanit de lhomme (cest--dire le mixte dhumain et dinhu-main) qui fut la grande question du cinma daprs-guerre nest plus ici une ques-tion pertinente. Nous sommes dans un cinma que jappellerai postpublicitaire ,cest--dire au moment o la publicit, bien moins cynique quon ne croit, commence travailler la moralisation du monde quelle a conquis. La pub a fait son travailqui tait de faire le vide autour de corps (dsirables certes, mais orphelins) et denous habituer nen voir quun ou deux par spot. Maintenant, il sagit de les lcherdans ce monde simplifi o rien ne les empchera de vivre cette trange passion de ntre que soi-mme. Passion qui se traduit par une production dimages sul-piciennes dun type nouveau. Images fixes, conformes la fixit tautologique duconcept mme dindividus.

    Olivier Mongin : Le renversement que tu suggres propos des rapports entrece qui fait mouvement et ce qui demeure immobile est trs clairant. Cet individuperptuellement mobile et dsormais incapable de prendre le temps de sasseoirdans une salle, cest bien entendu lindividu dmocratique, celui qui est dautantmoins capable de sarrter que ses propres valeurs sont fuyantes, indtermines.Face ce mouvement perptuel qui est aussi celui du march, limage intervientcomme une espce de miroir qui est une assurance dimmobilit : il y a une iner-tie de limage contemporaine qui nest pas un hasard dans nos socits. Le corpsmobile de lindividu a besoin de se regarder comme un corps bloqu, prostr, commesil ne pouvait pas se regarder autrement qu larrt.

    Serge Daney :Quelque chose a effectivement disparu qui a voir avec

    lide de reprsentation. Nous avons tous tenu, il y a quinze ans, un discours trshostile la reprsentation, en art aussi bien quen politique. En gros, se fairereprsenter ctait laisser dautres le soin de grer nos intrts, ctait lalina-tion. Aujourdhui, nous sentons bien que nous sommes plutt passs du ct de laprsentation (au sens du tl-achat la tlvision, par exemple). En fait, cette

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    opposition est un peu courte. Si lon prend les plus moralistes parmi les cinastesmodernes, Rossellini, Rohmer ou Godard, on voit bien que face leurs films, noustions reprsents, certes, mais sous notre propre surveillance. Nous allions encoredans la salle obscure pour nous faire reprsenter, mais aussi pour nous assurer que

    nous tions bien reprsents, cest--dire que le film ne manipulait pas nos intrtsde citoyens au profit de nos intrts de spectateurs.

    Cest lge thique du cinma, celui o nous partageons le pouvoir avec le filmet o nous tenons ce que lexprience (mme difficile) que constitue la vision dunfilm ne soit pas truque. Cest lpoque o Rivette crit dans les Cahiers un textepour moi fondateur o il explique, propos de Kapo de Pontecorvo (film sur lescamps), que lon est en droit de dire du cinaste qui fait un lger travelling de reca-drage sur le visage dune dporte mourante afin quil se loge plus joliment dans unbord du cadre : Cet homme est digne du plus profond mpris. Cest un sentimenttrs fort quun jeune, peut-tre, naurait plus aujourdhui. Pourquoi ? Parce quejustement Rivette parlait de reprsentation. Il se reprsentait la place de lacamra, bougeant par rapport au cadavre pour mieux le voir, et il se dsolidarisaitde ce mouvement-l parce que, dans la ralit, il ne se voyait pas le faire. Il sagis-sait donc dj de notre mouvement (de spectateur) et de leur immobilit (dimages).

    Aujourdhui, je nimagine pas que le fait quAnnaud ait fini par doubler lui-mme les haltements de son ourson choque qui que ce soit. Rien de nous, en effet,nest mis en jeu dans la reprsentation de LOurs et rien, donc, nest trahi par lefilm. Cest de la prsentation, ou de la proposition , au sens de la mode et au senso la mode est videmment un artifice. Tout le blabla anti-anthropomorphismedAnnaud est ridicule puisque ce dont il sagit dans son film nest pas la diffrencehomme/animal mais le fait que lours et le chasseur soient deux individus. Or,lindividu ne pose, pour linstant, que des problmes de figuration (et l, tous lesmoyens sont bons).

    Olivier Mongin : Toute lhistoire du cinma est lie un apprentissage duregard sur le monde, la reprsentation des liens entre le monde, la nature et leshumains : le cinma nous faisait croire au monde. Aujourdhui, alors quil ny a plusque des prsentations dimages qui suscitent plus ou moins fortement lindividu, ilny a plus rien croire, il sagit seulement dtre pour ou contre. Ny a-t-il vraimentplus rien croire dans ces images ?

    Serge Daney : Le cinma des artistes travaille depuis longtemps redfi-nir la ligne de partage entre le public et le priv. Cette ligne est fragile. Partout, ily a des phnomnes de privatisation et on voudrait, quand mme, garder le public

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    (jassume le jeu de mots) dans les salles ! Ce nest pas srieux. Les gros succs decertains films rcents prouvent seulement que cette question est devenue, enfin,une question de masse, quun Besson ou un Annaud (qui ne sont pas des artistes,mais des sortes dentrepreneurs en audiovisuel, plus des promauteurs que des

    auteurs ou mme des producteurs) comprennent bien.Le Grand Bleu pose la question suivante : comment faire quand mme un

    spectacle partir dun personnage qui veut seulement quon lui foute la paix ? Cestautour de cette question que le public de cinma, celui qui veut encore la grandesalle pleine et obscure, se recompose comme il peut. On dira quil sagit dun publicpeu exigeant et de films la grammaire hyper-simplifie (quand on compare avecKubrick, vrai passeur du cinma des foules celui de lindividu, on a un peuhonte), mais l aussi il ne faut pas rver. On ne peut pas stre battu (ce fut lecas de la critique et de la cinphilie claire) pour que le cinma devienne un artadulte et se plaindre maintenant que les salles soient dsertes. Il nest pas nor-mal que des adultes aillent dans le noir pour communier travers des problmesdadultes. De ces problmes, il vaut mieux discuter dmocratiquement (les talk-shows bien faits de la tl sont l pour a, et toute lvolution trs radicale dunRossellini est alle dans ce sens).

    Sil existe encore des communauts de spectateurs (voir le succs dune sallede cinma comme le Max-Linder), soudes par le spectacle trs rarfi des aven-tures de lindividu, cest quil ne doit pas tre possible de faire lconomie dunmoment ce serait le ntre o il faudrait encore passer par les restes du spec-tacle de masse pour assister aux premiers pas de ce drle dtre.

    Quand je parle de premiers pas , cest pour faire image. Lindividu nestpas n dhier. Il a t la conqute du cinma humaniste de laprs-guerre, la vraieinvention des cinastes italiens puis franais. Cet individu moderne, cest lenfantsuicid de Rossellini dans Allemagne anne zro. Mais Rossellini navait pas lechoix : pour pouvoir habiter de nouveau le monde bless par la guerre, il suit leseul fil qui ne casse pas : un itinraire singulier, un personnage quon ne quitteplus. Lindividu, chez lui, est au dbut et la fin. Il est la seule valeur qui resteet la seule dvelopper. Mais entre les deux, il faut reconstruire le lien social.Lindividu est un outil au lieu que maintenant, il est un donn, ni au dbut ni lafin mais au milieu du gu, immdiat parce que sans mdiation ni articulationconnue avec son environnement, naturel et social.

    Cest peut-tre le sens de ces films succs de sessayer lui refaire uneorigine, de le faire provenir de quelque part, quand mme. Le hros traditionnel

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    et civilisateur (qui persiste avec des choses comme les Rambo) avait toujours unenaissance mystrieuse, mixte, au bord de lautognration. Le hros de lindivi-dualisme romantique perdait beaucoup dnergie se rvolter contre la mre (lasocit comme martre). Le hros de lindividualisme dmocratique de masse

    semble venir dune tout autre histoire o cest le pre, le corps du pre, qui jouele rle central. Ce ne sont que des observations, mais je crois que nous sommesdaccord, toi et moi, pour voir dans La Dernire Tentation du Christ un pisode dece scnario-l : entre le papa, cest moi ! et papa, est-ce bien moi ?1 .

    Olivier Mongin : Si lon admet que le cinma fut lun des grands ducateursdu regard et du monde et quil ne nous propose rien dautre aujourdhui que limagede nous-mme, est-ce quil ne faut pas largir le dbat et se demander sil ny a pasdautres formes dducation de la perception ? commencer par la peinture, dontle regain nest pas uniquement un fait sociologique li au nombre croissant desexpositions et au march de la peinture. Si lon sen tient au seul cinma commedpositaire de limage, on a vite fait dentonner le discours de la dcadence et de selamenter de lenvironnement audiovisuel. Il y a peut-tre dautres lieux de forma-tion du regard et de production des images o la part denfance peut resurgir.

    Serge Daney : Je parlais rcemment de cela avec Demy, qui disait que lesenfants ne font plus la diffrence entre un film, une pub ou les informations. Sonfils de seize ans racontait quil avait la flemme daller au cinma mais que ds quilsy trouvait, il se disait que ce serait quand mme bien dy revenir. De mon ct, jepense quun film reste un film et quun Chaplin la tl garde toute sa force. Laquestion est diffrente. Une reproduction (comme dit Godard) de film la tldonne-t-elle le dsir daller le voir en vrai dans une salle ? Ou bien lutilisationdu magntoscope et des cassettes peut-elle transformer les enfants daujourdhuien lecteurs dun type nouveau, capables dutiliser comment et pour quoi faire ?nul ne le sait ce quils auront ainsi vu ?

    La premire solution mne vers une sorte de son et lumire sur le cinmaqui ne me tente pas plus aujourdhui quhier. La seconde est plus intressante. Carnul ne sait ce quil advient lorsquon est pass du rgne du voir-regarder celui du

    lire-dcrypter. Mettre laccent sur le

    voir, cest se condamner aujourdhui camper

    sur une position irrdentiste (et mystique), entre le voyant et le voyeur. Sinon,de Deleuze Virilio, tout le monde saccorde sur la mme priodisation : il y a eulimage-mouvement, puis limage-temps, il y aurait ensuite limage mentale. Il y

    1. Cf. Devenir Dieu ,Esprit, novembre 1988, p. 114.

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    aurait moins de temps pour voir (et le plan a t lunit mme du voir, le bloc dedure-mouvement , comme dit Deleuze) parce que les produits visuels seraient deplus en plus lire, cest--dire d-programmer. Ce nest pas une question de sup-port technique mais de vise. La publicit, les campagnes publicitaires autour des

    films, les personnages mme de ces films relvent tous de la programmation. Etface ce qui est programm, notre seule sauvegarde (encore un mot du vocabu-laire informatique !) consiste remonter toujours en amont, du ct de la puissanceprogrammante, du logiciel en quelque sorte. La programmation de LOurs est plusimportante que le film lui-mme (a, tout le monde le sait) mais je dirai mmequelle est plus intressante que lui.

    Olivier Mongin : tentendre on a limpression que le cinma a un lien aveclhistoire, avec une histoire trs raconte, trs sensible, et que la platitude appa-rente des dmocraties ne lui correspond gure.

    Serge Daney : Sans doute parce que lhomme (au sens de sujet, sujet divis, Sbarr lacanien, etc.) a t menac au moins deux fois dans le sicle et que cest lecinma qui, chaque fois, a compt les abattis. Sans lbranlement sensoriel de laPremire Guerre mondiale, pas de Griffith, pas de Gance, pas dinvention dun artpropre au cinma. Sans le besoin des propagandes totalitaires ou dmocratiques,pas de passage au parlant (ni mme de tlvision, dont on oublie trop quelle a tinaugure par les Allemands). Sans la Seconde Guerre mondiale et les camps, pasde cinma moderne, adulte. Peut-tre quaprs quarante-cinq ans de paix (dans lespays riches, sentend) le sujet est rassur sur son sort et que la problmatique delindividu ne requiert pas les mmes procdures que celles du sujet.

    Olivier Mongin : On pourrait dire linverse : lindividu moderne est fragile,tellement fragile quil ne peut lnoncer. La souffrance est tellement lourde quon nela montre pas. On montre la mort en direct mais pas la souffrance. La mobilit delindividu dont tu parlais na dautre contrepoint que le corps glorieux de lindividu.Le corps de la publicit ignore le tragique aussi bien que le comique.

    Serge Daney : Rien nest plus rvlateur que le comique. Rien nest plus vrai.Si nous reprenons notre point de dpart sur la mobilit du spectateur et limmobi-lit des images et si nous regardons ce que le cinma a produit de plus beau (Kea-ton) ou de plus grand (Chaplin), on voit bien que ces deux-l qui venaient du cirquecouraient vraiment, tombaient vraiment. Et quand on voit lvolution du comique,on passe par quelquun de trs important qui est Tati. Tati est le premier qui aitfait rire avec des mouvements de faible amplitude, le premier qui ne court pas etqui ne tombe jamais. a continue sous nos yeux avec des gens comme Woody Allen

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    et surtout le grand Nanni Moretti : ils sont immobiles, ils bauchent des gestes,cest dans les inflexions de leur voix quil y a du mouvement. Ce sont les seuls quinous disenten quoi, quand mme, nous sommes drles, nous aussi.

    (Esprit, janvier 1989)

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    1. AUFILDESFILMS

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    LE SOULIERDESATINTOUCHEAUBUT

    Manoel de Oliveira,Le Soulier de satin.

    Le galion Soulier de satin ayant remont tous les fleuves des festivals croisedans les eaux territoriales parisiennes. La version longue du film de Manoel deOliveira, fidle en tout Claudel, est un systme des beaux-arts elle toute seule.Embarquez-vous, que diable !

    Deus escreve direito por linhas tortas , dit le proverbe portugais queClaudel commence par citer. force dcrire droit avec des lignes tordues, Dieu,Claudel et Manoel de Oliveira sont tombs juste. La vritable entre de lEspagneet du Portugal dans le March commun (forme, mme douanire, de lEurope)na pas eu lieu, il y a quelques jours, dans quelque antichambre de lex-provincedes Flandres, mais commence, ds aujourdhui, sur trois crans parisiens. Sur lapointe des pieds, certes, mais chausses dun (seul) Soulier de satin. Ensemble,comme ensemble ils furent tenus sous le joug acaritre de Philippe II en cette finde XVIe sicle o Claudel situa son action espagnole en quatre journes . Euro-pen, le soulier le fut demble. Sans deux tlvisions (allemande et suisse), lescoups de pouce mcniques de deux ministres de la Culture (franais et portugais),linaltrable got du dfi dun producteur (Branco) et la main ferme de lartiste(Oliveira), cette entre-l ntait pas possible.

    Quont-ils apporter ? ( part quelque vinasse et de linf lation), sedemandent les dj-Europens, plus modernes et mieux nantis. Quavons-nous apporter ? , se demandent les Espagnols et les Portugais, rsigns cette Europe

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    quils ont pourtant rve avant tout le monde. Des fierts devenues de la mala-dresse, des grandeurs rtrcies, de vieilles pierres et des dorures. Mais nont-ilspas su un temps quelque chose de cette modernit qui les laisserait loin der-rire ? Est-ce la pninsule qui, vide de ses dictatures, fait sans bruit son entre en

    Europe ? Et si ctait aussi lEurope dmocratique et postmoderne qui, tonne dene plus vivre que des simulacres, regagnait le double berceau baroque de sa nais-sance ? Autrement dit : pourquoi, face aux Buuel, Ruiz ou Oliveira, avons-noustoujours cet air de duduches leurrables ds quil sagit de dire que la vie est unsonge , que la scne est un monde, que lillusion est la rgle et que Dieu, sil existe,a le sens de lhumour ?

    Reculer pour mieux entrerTout cela pour dire quavant dtre une exprience esthtique mettant (une

    fois de plus) cul par-dessus tte les fameux rapports entre thtre et cinma,avant dtre une preuve pour le spectateur daujourdhui, ce point dshabitu dela dure que toute grandeur lui parat longueur , avant dtre un de ces objetsvite dits inclassables que les festivals se disputent mais que le public ne saitplus caser dans lemploi du temps de sa (chienne de) vie, LeSoulier de satin estun film qui tombe et qui sonne juste. Il ny a mme aucune raison de bouderle dbatpolitique quil ravive. De lEurope, pour quoi faire ? quest-ce quunecivilisation europenne dont le rayonnement ne serait pas lautre face de lexpan-sionnisme ? , Claudel avait bien sa rponse (coloniale). Citoyen dune nation qui nepeut senorgueillir daucune victoire militaire (au point quil eut le projet de tirerun film de cette collection de dfaites :Non ou la Vaine Gloire de commander), Oli-veira doit bien avoir les siennes.

    Le film nentre pas nimporte comment dans le vif du sujet. Il souvre sur unmorceau de bravoure. Dans le hall du thtre, dj film comme une scne, unesorte daboyeur mu donne, entre deux petits coups de trompette, quelques infor-mations ( la scne de ce drame est le monde et plus particulirement lEspagne la fin du XVIe sicle ) avant douvrir les battants dune grande porte derrirelui. Donne-t-elle sur la scne ? Cest a qui serait simplet ! Elle donne sur le publicqui pntre dans le thtre et que la camra accompagne dun superbe travellingarrire. Nous sommes dans le brouhaha de la salle, entrs reculons. La camrava-t-elle pivoter et dcouvrir la scne et le rideau rouge ? Cest a qui serait niais !Elle dcouvre au contraire, face nous, un rang de personnages costums aubalcon. Vont-ils gagner, pleins de morgue et de distanciation, la scne qui les

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    N dditeur : 2283N ddition : 243003

    N dimprimeur : 12xxxxDpt lgal : juin 2012

    Imprim en France

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    Serge Daney

    La Maison cinma et le monde

    Cette dition lectronique du livreLa Maison cinma et le monde de SERGE DANEYa t ralise le 18 juin 2012 par les ditions P.O.L.Elle repose sur ldition papier du mme ouvrage,

    achev dimprimer en mai 2012par la Nouvelle Imprimerie Laballery

    (ISBN : 9782818016343 -Numro ddition : 243003).Code Sodis : N52723 - ISBN : 9782818016367

    Numro ddition : 243005.