Destin de l’image selon Didi-Huberman, Pic et Duras

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23 1 Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2003, p. 13. 2 Ibid., p. 15. Destin de l’image selon Didi-Huberman, Pic et Duras Midori Ogawa I. « Images malgré tout » (Georges Didi-Huberman) Une série d’images furent exhumée du sol d’Auschwitz, elle sortit de l’oubli pour s’offrir pour la première fois au regard extérieur aux camps tombés depuis longtemps en ruine. Il s’agit de quatre photographies prises près d’une chambre à gaz en été 1944 par des membres de Sonderkommando, commando spécial formé par les juifs, dont le travail consistait à « manipuler la mort de leurs semblables par milliers 1  ». C’est « dans la pliure de ces deux impossibilités — disparition prochaine du témoin, irreprésentabilité certaine du témoignage — qu’a surgi l’image photographique 2  », explique Georges Didi-Huberman. Elles ont donc été arrachées, in extrémis et à la dérobée, à la tentative — de la part des SS — de détruire la mémoire d’une disparition ; celle, entière, d’une race humaine, organisée intentionnellement par les êtres humains. Quelle que soit sa qualité, l’image d’Auschwitz est doublement orpheline : elle ne peut remonter à ses sources, ni comme référent (le lieu du crime), ni comme témoins (les caméramans). Elle est pour ainsi dire exposée à notre regard ignorant auquel il manque terriblement la mémoire de l’événement. Selon Didi-Huberman, cette image existe « malgré tout », non seulement parce qu’elle surgit après la mort et contre toute attente, mais elle nous confronte avec l’image de l’être humain dans ses traits extrêmes. Elle ne peut relever d’une illustration quelconque de l’Enfer (celui-ci n’est après tout qu’une fiction), puisqu’elle montre l’homme innocent acculé à la limite de lui-même. Comme l’écrit Didi-Huberman, cette image nous oblige à renoncer à toute idée reçue des valeurs éthiques pour remettre en cause la question de l’humanité. De tous les points de vue, cette image dépasse celui qui la regarde, alors qu’orpheline, elle est à la merci de ce regard. Il faut surtout éviter, nous avertit encore Didi-Huberman, de tomber dans l’une ou l’autre des deux attitudes qui sont aussi extrêmes que fausses. Ce sont d’une part l’idéal de l’image absolue qui, en

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1 Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2003, p. 13.2 Ibid., p. 15.

Destin de l’image selon Didi-Huberman, Pic et Duras

Midori Ogawa

I. « Images malgré tout » (Georges Didi-Huberman)

Une série d’images furent exhumée du sol d’Auschwitz, elle sortit de l’oubli pour s’offrir pour la première fois au regard extérieur aux camps tombés depuis longtemps en ruine. Il s’agit de quatre photographies prises près d’une chambre à gaz en été 1944 par des membres de Sonderkommando, commando spécial formé par les juifs, dont le travail consistait à « manipuler la mort de leurs semblables par milliers1 ». C’est « dans la pliure de ces deux impossibilités — disparition prochaine du témoin, irreprésentabilité certaine du témoignage — qu’a surgi l’image photographique2 », explique Georges Didi-Huberman. Elles ont donc été arrachées, in extrémis et à la dérobée, à la tentative — de la part des SS — de détruire la mémoire d’une disparition ; celle, entière, d’une race humaine, organisée intentionnellement par les êtres humains.

Quelle que soit sa qualité, l’image d’Auschwitz est doublement orpheline : elle ne peut remonter à ses sources, ni comme référent (le lieu du crime), ni comme témoins (les caméramans). Elle est pour ainsi dire exposée à notre regard ignorant auquel il manque terriblement la mémoire de l’événement. Selon Didi-Huberman, cette image existe « malgré tout », non seulement parce qu’elle surgit après la mort et contre toute attente, mais elle nous confronte avec l’image de l’être humain dans ses traits extrêmes. Elle ne peut relever d’une illustration quelconque de l’Enfer (celui-ci n’est après tout qu’une fiction), puisqu’elle montre l’homme innocent acculé à la limite de lui-même. Comme l’écrit Didi-Huberman, cette image nous oblige à renoncer à toute idée reçue des valeurs éthiques pour remettre en cause la question de l’humanité.

De tous les points de vue, cette image dépasse celui qui la regarde, alors qu’orpheline, elle est à la merci de ce regard. Il faut surtout éviter, nous avertit encore Didi-Huberman, de tomber dans l’une ou l’autre des deux attitudes qui sont aussi extrêmes que fausses. Ce sont d’une part l’idéal de l’image absolue qui, en

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3 Ibid., p. 41.4 Ibid., p. 52.5 Ibid., p. 37-38.6 Ibid., p. 76.7 Voir ibid., p. 38 : « Mais Hannah Arendt a bien montré que, là où achoppe la pensée, là précisé-ment nous devons persister dans la pensée, ou plutôt lui donner un tour nouveau ».8 Dans Images malgré tout, Didi-Huberman associe l’image fixe au fétichisme (voir le chapitre intitulé « Envers et contre tout imaginable »).

réalité, n’existe pas (personne ne possédera l’image totale d’Auschwitz) et d’autre part l’« esthétique négative3 » qui revendique comme son seul critère l’indicible ou l’inimaginable quant aux sujets touchant la Shoah. Ces attitudes, qui font l’objet d’une critique sévère dans Images malgré tout, nous permettent non seulement de rester dans un rapport conforme à l’égard de l’image, mais aussi de la dépriser ou la dégrader au rang d’un simulacre. L’image n’est en aucun cas la preuve d’une quelconque réalité qui aurait pu exister dans les camps. En revanche, elle ne peut participer à la vérité que lorsque nous la regardons réellement, c’est-à-dire dans sa matérialité propre, à travers ses « marques visuelles4 » selon Didi-Huberman. « Il suffit d’avoir posé une fois son regard sur ce reste d’images, cet erratique corpus d’images malgré tout, pour sentir qu’il n’est plus possible de parler d’Auschwitz dans les termes absolus — généralement bien intentionnés, apparemment philosophiques, en réalité paresseux — de l’“indicible” ou l’“inimaginable”5 ».

Un simple historien ou archiviste n’y verrait rien d’autre qu’une image confuse, partielle et imparfaite — objectif des formes humaines mal saisi, image floue, cadrage coupé de travers dans l’exemple des quatre photos rescapées — qui ne vaut même pas d’être retenu comme un document fiable. En effet, en tant que telle, l’image ne montre rien : elle se révèle seulement si on la déchiffre, en la remettant dans l’espace-temps réel. Du moment que cette image, de nature relative, est le seul moyen pour nous d’atteindre au savoir d’Auschwitz, il nous faut la traiter comme une complice redoutable qui nous met dans une relation critique avec notre propre existence. Si, parmi tant d’autres qui auraient pu exister ou qui auraient capté notre attention, une image nous apparaît, elle s’offre à notre regard comme un «  symptôme historique6 » et non comme un hasard, lequel nous incite à rajuster notre rapport au réel. À ce moment-là, explique Didi-Huberman, de la même manière que la pensée, l’image pénètre le moment de vérité7. Elle s’ouvre comme une faille, à condition que nous la déverrouillions, ainsi, elle est toujours déjà dans un mouvement dialectique entre voiler et dévoiler. Dès qu’elle se révèle, elle nous pousse à penser au-dehors du tout jugement. Visible au seuil du visible, elle abrite comme son ombre toute aire invisible. En ce cens, elle est radicalement opposée à l’image idéale et platonicienne, toute lumineuse, stable, éternelle jusqu’à la paralysie8, puisqu’elle vient troubler nos sens, notre fameux savoir-faire, toute idée reçue. Elle lutte corps à corps avec notre résistance psychologique pour nous faire voir à la limite du pensable la vérité de l’être humain.

Fatigués ou paresseux, il nous est facile de se débarrasser de l’image dans un

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9 Muriel Pic, Élégies documentaires, Paris, Éditions Macula, 2016.10 Ibid., p. 81.11 Idem.

tiroir sombre et humide, en la rangeant sous un label médiocre ou en y appliquant une légende banale. Archiver l’image équivaut alors à la massacrer sous prétexte du respect de la source, de l’origine ou de la scientificité. Elle passe alors au purgatoire d’un cabinet poussiéreux, durant un temps indéfini et indéfinissable, dans l’attente d’un regard qui l’éclaire de nouveau.

II. « Élégies documentaires » (Muriel Pic)

Élégies documentaires de Muriel Pic rapportent ce moment de miracle où l’image enfouie s’illumine à nouveau sous un œil curieux du présent9.

À la fin d’une journée de travail aux archives, on sort toujours avec le bout des doigts gris de poussière, les narines un peu collées, la tête pleine d’instants passés devenus présents. Ce passage constant, dont le chercheur est l’arcade, épuise et ravit. Davantage que la concentration qu’exige le déchiffrement de documents à manipuler avec précaution, vieux papiers pleins de particules de passé, ce qui épuise et ravit est l’intensification du présent produit par l’archive et qu’accompagne un cortège surprenant d’interrogations vives sur l’avenir10.

Pic ne nie pas l’écart qui la sépare du passé. Mais, au lieu de le couvrir d’une prétendue scientificité, elle prend plaisir à voyager dans le temps, par le moyen du langage poétique, pour engager une conversation avec le passé  : « les Élégies documentaires parlent donc d’une expérience lyrique, atmosphérique, élémentaire des documents. […] À ce titre, malgré leur exactitude, les Élégies documentaires contreviennent à l’attitude de distance stricte et impersonnelle propre au chercheur. […] Si on ne sait jamais vraiment où l’écriture conduit, quand bien même une idée claire veut s’énoncer, il est tout aussi difficile de dire où l’expérience des archives guide celui qui s’engouffre dans leur espace-temps11 ». Le hasard des découvertes apportées par les archives déclenche un mouvement libre de l’esprit. Ce mouvement sans orientation ni destination fixe s’effectue moins dans le sens unique que dans une sorte de circulation qui creuse et approfondit tout à coup le temps, au point que le passé mis en relief par le présent surgit sous la lumière de vérité.

C’est ce qui a eu lieu lorsque Pic a rencontré les archives sur le projet Prora, projet d’un village de vacances gigantesque entrepris sous l’égide du IIIe Reich, dont la maquette fut présentée et reçue avec admiration en 1937 lors de l’Exposition universelle de Paris.

1937, Paris. Exposition universelle.Le pavillon de l’Allemagne nazie

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12 Ibid., p. 9.13 Idem.

présente Prora : plans, maquettes modèles.Dix milles chambres doubles vue sur la merblocs extérieurs sanitaires. Hall de natation et de gymnastiquemaison de la propagande, blanchisseriessalles de spectacles, restaurants, boulangeries.Sans oublier les abattoirs mécaniques :deux cents bêtes par jour salles pleines12.

La construction de Prora débuta en 1937 sur la station balnéaire de Rügen, une grande île située dans la Poméranie occidentale de l’Allemagne du nord-est, face à la mer baltique. Regardant le plan du projet, Pic imagine la colonie comme l’une des réalisations les plus abouties du rêve humain. La nomenclature est impressionnante, seulement ce n’est qu’un résidu de la promesse non tenue, puisque le site fut abandonné dès 1939 sans qu’aucun vacancier n’y soit passé, avant de tomber en ruine. En effet, aucune image n’existe qui atteste l’achèvement du projet. Si le plan de Prora interpelle Pic, c’est parce qu’elle le lit depuis son propre savoir pour y déceler la logique totalitaire qui régnait à l’époque.

Si Prora avait eu lieusi la baltique Babel avait tenuses promesses de murs bleuselle aurait été un campde vacances sous le IIIe Reich13.

Grâce au recul temporel, on sait la portée de cette logique implacable, surtout mieux évaluer ce qu’était le rêve du IIIe Reich, à savoir son désir de mainmise sur l’humanité, non seulement sur ses races ou classes, territoires ou biens, mais jusqu’à ses désirs ou rêves. Si donc « Prora avait eu lieu », il aurait fait pendant aux camps de concentration ; d’un côté, l’utopie artificielle absolue, de l’autre, la dystopie comme lieu de la dénégation totale de l’humanité.

La seule personne en Allemagne qui a une vie privée est celle qui dortdit le dirigeant de la Kdfl’organisation nazie des loisirs. Lui, il dort sur ses deux oreillers d’assassin. Tout le monde n’a pas son repos. Beaucoup rêvent de pouvoir encore rêver. Beaucoup voudraient voir une île lointaine. Ni Tahiti ni Maldives ni Seychelles :

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14 Ibid., p. 11.15 Ibid., p. 16.16 Ibid., p. 18.17 Ibid., p. 20.

juste un archipel — sans Reich.[…]À Prora, personne n’aurait dormi sans rêver de Hitler. La nuit : la sueur. Le jour : affiches, gros titres, banderoles, haut-parleurs. L’âme dans les filets de la machine totalitaire.Et partout le regard de soldats redoutésle bras tendu vers un naufrage14.

Sous l’œil du présent, Prora revient de son passé dans une imminence de l’interrogation sans réponse. C’est à ce prix que l’image peut surgir.

Prora, ta voix de témoin.Qu’on se le dise :il n’est d’art documentairesans chant de deuilsans images mortes […] soudain revécuesen un instant devinéesstrates soulevéessous l’œil vivant du passé15.

À travers l’image que nous croyons voir, nous sommes vus par le passé : elle nous oblige à « briser la fable chronologique et regarder l’effroi du passé qui ne passe pas16 ». Sur la photo d’archive numérotée XIV, Pic met cette légende : « Prora couvert de neige — Prora couvert de sable — Prora couvert de poussière17 ». Durant ces trois assertions scandées, composées comme une poésie, s’opère un mouvement dialectique qui ouvre une faille entre le passé et le présent, le sujet et l’objet, la réalité et l’imaginaire, pour qu’à la fin, l’image de la plage balnéaire d’hiver devienne un champ de ruine déserté ou délaissé par l’humanité.

Comme si la revenance du passé nous autorisait à prévoir notre avenir, les Élégies élémentaires racontent non seulement ce qui s’est passé (la mise en échec du projet Prora), mais introduisent aussi un troisième temps dans le pli formé par le passé et le présent. Le chant de deuil fait alors entendre une vérité accablante et presque biblique à travers l’image de la ruine poétiquement reconstruite (en ce sens, les Élégies documentaires forment aussi le tombeau littéraire, dédié à la mémoire du rêve humain démesuré).

Je continue de construire les ruines.

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18 Ibid., p. 16.19 Voir Ibid., p. 9, 12, 15, 16.20 Georges Didi-Huberman, op. cit., p. 142. Voir aussi : Jean-Paul Sartre, L’Imaginaire. Psychologie phénoménologique de l’imagination, Paris, Gallimard, (1940), 1980, p. 229 et 235.21 Gilles Deleuze, Cinéma1-L’image-mouvement, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1983 ; Cinéma 2 – L’image-temps, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1985.

On édifie Prora. Ouvriers, brouettes, pelles et pelletéeson creuse le sol de Rügenon creuse une tombe pour l’humanité. Déjà la grande barre de béton raidit la criquedouce, légère, courbée. Je la vois s’élever, à moitié achevée. Je suis le témoinde ce qui ne passe pas18.

Au lieu de conquérir le lieu où se trouve ancré l’événement passé, Muriel Pic préfère garder de la distance pour en extraire des configurations variables. C’est de cet écart que se produisent de différents récits ou histoires. L’image sert alors à la fois de sources d’informations et de point d’amorce pour l’imagination. Pic souligne l’aspect subjectif de son discours (« Dans mes rêves », « J’ai rêvé », « Je me souviens » ou encore la locution « Je vois » de nombreuses fois répétées19) pour mettre en lumière la marche de pair de la vision et de la pensée, ce qui nous rappelle les phrases de Sartre citées par Didi-Huberman dans Images malgré tout : « Toujours prête à s’enliser dans la matérialité de l’image, la pensée s’échappe en se coulant dans une autre image, de celle-ci dans une autre, et ainsi de suite. […] La pensée prend la forme imagée lorsqu’elle veut être intuitive, lorsqu’elle veut fonder ses affirmations sur la vue d’un objet20». Ainsi, l’image accompagne-t-elle la pensée et grave son empreinte dans la mémoire alors que la pensée fraye sa voie dans le temps.

III. Aurélia Steiner deux fois (Marguerite Duras)

Ni complètement subjective ni objective, l’image est une sorte d’intermédiaire qui relie notre psyché à la réalité matérielle. Autrement dit, elle sert de pivot ou de point de rencontres des forces contraires qui nous provoquent à agir dans le temps. Comme le souligne Didi-Huberman, l’essence de l’image réside dans son vacillement créateur, et en ce sens, l’art le plus proche de l’image et de la pensée est le cinéma dont l’analyse de Gilles Deleuze à travers ses notions d’«image-temps » et d’« image-mouvement21 » nous convainc combien la pensée en image renouvelle notre passé, en impliquant le présent qui agit sur nos expériences sensorielles et intellectuelles : si bien qu’une image, même fixe, ne nous apparaîtra jamais arrêtée, fût-ce dans une image photographique, pourvu qu’elle a suffisamment de puissance pour créer des associations entre la vie psychique et la réalité à travers de différentes

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22 Henri Bergson, Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit, Paris, Les Presses Uni-versitaires de France, (1939), 1965, p. 10.23 Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, op. cit., p. 317.24 Ibid., p. 318.

strates du temps.Marguerite Duras fut sans aucun doute l’un de cinéastes les plus avertis de

cette puissance de l’image ; elle fut aussi l’un de ceux qui se sont le plus méfiés d’elle. Son rapport avec l’image ressemble à première vue à l’attitude typique de l’écrivain pour lequel les mots priment l’image. Les films de Duras semblent en effet nés de la déterritorialisation de l’écriture dans le domaine du cinéma, au point que l’hégémonie de l’écrit (le texte) y est évidente. Pourtant, de la même manière que chez Straub et Huillet, ils ne sont ni adaptation ni illustration de livres, pour une simple raison que, déplacé dans un univers cinématographique, l’écrit se transforme en voix en quittant le régime immuable et intemporel de l’écriture. Fragile et hasardeuse, la voix a besoin de l’image comme support pour qu’elle devienne un événement. La voix rejointe par l’image passe alors au statut d’un texte pur, débarrassé de son auteur, pour être partagé par tous.

Partie de textes, Duras, comme Straub et Huillet, détourne soigneusement le piège de l’adaptation dans lequel tombe la plupart de films commerciaux, dont l’erreur consiste à plaquer l’image sur le sens. La stratégie de Duras est de ne pas former l’image adéquate ou parfaite, car sa puissance est telle que non seulement elle peut menacer la voix, mais qu’elle risque de voiler notre sensibilité comme un écran malfaisant. C’est donc en trouant l’image que Duras fait appel à son pouvoir de pré-sence, tout en évitant qu’elle ne donne un sens univoque, afin qu’elle laisse venir une absence, c’est-à-dire l’invisible, au sein du visible. Aussi l’image sert-elle la voix pour que cette dernière se fasse mieux entendre dans l’espace ouvert par l’image qui, quant à elle, reste en retrait.

Si comme le prétend Henri Bergson, nous sommes quotidiennement « en présence d’images, au sens le plus vague où l’on puisse prendre ce mot, images perçues quand j’ouvre mes sens, inaperçues quand je les ferme22 », nos sens sont connectés à deux sortes de mémoire, la mémoire intérieure, celle que nous avons en chacun de nous, et la mémoire extérieure, à savoir une mémoire collective ou historique dissoute et fondue dans la matière. L’image cinématographique joue de ces deux mémoires, et ses jeux engendrent un mouvement dialectique pour creuser l’écran en profondeur. Elle devient alors « archéologique, stratigraphique, tectonique23 » selon Deleuze. Grâce à cet approfondissement, l’interaction entre la voix et l’image s’intensifie au point qu’elle apporte au film une dimension qui n’a pas existé dans l’écrit. En effet, comme le remarque Deleuze, par rapport à la lecture du livre, la lecture de l’image se déploie à l’infini, parce qu’elle est inépuisable. Deleuze s’appuie sur l’exemple des films de Straub et Huillet dont l’image se compose souvent des paysages vides, qualifiés de « stratigraphiques24 ». Au même titre que l’image trouée de Duras, les paysages vides de Straub et Huillet servent d’un

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25 Ibid., p. 319.26 Les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer ou peut-être qu’un jour Rome se permettra de choisir à son tour, film de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, produit par Janus-Film, Straub-Huillet Film, RFA, Italie, 1970.27 Duras dédia un article à ce film dès sa sortie en 1970. Cf. Marguerite Duras, « “Othon”, de Jean-Marie Straub » dans Outside, Œuvres complètes, tome III, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, p. 1017-1019.28 La Mort d’Empédocle, film franco-allemand de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, produit par les Films du Losange, 1986.29 Voir Gilles Deleuze, op. cit., p. 319 : « Bref, ce que nous appelons lecture de l’image visuelle, c’est l’état stratigraphique, le retournement de l’image, l’acte de correspondant de perception qui ne cesse de convertir le vide en plein, l’endroit en envers. Lire, c’est ré-enchaîner au lieu d’enchaîner, c’est tourner, retourner, au lieu de suivre à l’endroit : une nouvelle Analytique de l’image ».

appât à l’imagination du spectateur, laquelle déploie toute sa force afin de combler l’écart creusé entre le texte entendu et l’image vue. Dès lors, l’image fait l’objet de lecture.

[…] et dans les paysages ambigus eux-mêmes se produit toute une « coalescence » du perçu avec le mémoré, l’imaginé, le su. Non pas au sens où  l’on disait autrefois : percevoir, c’est savoir, c’est imaginer, c’est souvenir, mais au sens où la lecture est une fonction de l’œil, une perception de perception, une perception qui ne saisit pas la perception sans en saisir aussi l’envers, imagination visuelle25.

Straub et Huillet tiennent à tourner dans les lieux mêmes où l’action de l’histoire évoquée est censée s’être déroulée. Othon26, tiré de la pièce de Pierre Corneille, a ainsi été tourné au mont Palatin de Rome, presque vingt siècles après l’événement narré, traversé à présent par une autoroute et noyé dans le vacarme de la circulation27. Quant à La Mort d’Empédocle28, tirée de la pièce de Hölderlin, le film a été tourné à Agrigente en Sicile, au milieu du champ et de la ruine brûlée par le soleil. Le regard du spectateur doit parcourir ces paysages vides afin de trouver, à l’envers de l’image visible, un autre paysage antique et grandiose vu par un œil illuminé : c’est alors seulement qu’une scène refait surface pour épouser le texte récité. L’histoire passée devient alors une actualité, dotée d’une force neuve et capable d’émouvoir le spectateur. Grâce à la structure « stratigraphique » de l’espace-temps, les films de Straub et Huillet réussissent à produire un effet de « coalescence », par le biais de ce que Deleuze appelle « lecture de l’image visuelle29 », parcours de pensées conduit par l’image-son.

Chez Straub-Huillet, les acteurs-récitants tiennent fermement leurs pieds sur terre, comme s’ils attendaient que leur voix réveille le lointain et que celui-ci épouse l’ici et maintenant. Il n’y a rien de tel chez Duras, car l’attention de la pensée-mémoire amorcée par l’image-son provoque ici plutôt un mouvement centrifuge. Contrairement à Straub-Huillet, Duras préfère déplacer le lieu du tournage par rapport au lieu de l’histoire. India Song dont l’action se déroule dans des Indes imaginaires a été tourné en France, essentiellement au château Rothschild situé à Boulogne-Billancourt30. Quant aux deux court-métrages de la série consacrée

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30 India Song, film de Marguerite Duras, produit par Sunchild et les Films Armorial, France, 1974.31 Aurélia Steiner (Melbourne), film de Marguerite Duras, produit par Paris Audiovisuel, 1979, France ; Aurélia Steiner (Vancouver), film de Marguerite Duras, produit par les Films du Losange, France, 1979.32 Georges Didi-Huberman, op. cit., p. 165.33 Marguerite Duras, Dominique Noguez, La Couleur des mots. Entretiens avec Dominique Noguez, Paris, Benoît Jacob, coll. « Édition critique », 2001, p. 188.34 Par exemple, dans un autre court métrage de Duras Le Camion, le personnage de la dame dit : « que le monde aille à sa perte. C’est la seule politique ». Cf. Le Camion, film de Marguerite Duras, produit par Cinéma 9 et Auditel, France, 1977.

à Aurélia Steiner, Aurélia Steiner (Melbourne) a été tourné à Paris, au bord de la Seine, Aurélia Steiner (Vancouver) sur une plage de Normandie31. La dissociation géographique empêche l’image vue de rejoindre l’histoire entendue et, par là, accentue aussi bien l’étrangeté (le spectateur est toujours placé dans un ailleurs par rapport à l’histoire) que la singularité (singularité du lieu tourné possédant sa propre mémoire). Si bien que la voix et l’image forment une relation autre, puisque cette dernière entre directement en résonance avec le Genuis loci du lieu tourné. Dans Aurélia Steiner (Melbourne) par exemple, la voix qui raconte l’histoire de l’héroïne homonyme — celle d’une jeune juive, rescapée des camps de concentration où les parents ont été punis et pendus, parce qu’ils avaient volé un bol de soupe pour leur fille qui venait de naître — s’éploie au fur et à mesure que la caméra suit la Seine coulant vers son embouchure et traversant la ville de Paris captée avec les rebords du fleuve et quelques monuments dont la Cathédrale de Notre-Dame prise à la dérobée, et surtout les fameux ponts filmés par en dessous. Ici, la dislocation entre les informations apportées par la voix et celles de l’image atteint au maximum pour engendrer ce que Didi-Huberman appelle le « contretemps critique32 ». Le fleuve creuse le vide de l’intérieur de l’image (« C’est un vide au milieu de l’image, le fleuve », dit Duras dans un entretien33), vide pourtant fécond qui appelle d’autres mémoires. L’image de l’eau apparaît de prime abord la plus éloignée de celle d’Auschwitz situé dans une terre profonde et aride de l’Europe centrale. Ce faisant, elle rejoint le texte par une autre voie, car l’écoulement du fleuve enjambé par les ponts répond au rythme des phrases lues ponctuées par les pauses. Par le moyen de la comparaison (métaphore, métonymie), elle crée d’autres associations. Ainsi, tel un texte poétique, l’image de l’eau forme une métaphore filée : la vue de la Seine évoque la vie sans attache, puis les morts engloutis sous l’eau, les Algériens assassinés (à un moment donné, la caméra frôle l’un des sites du Massacre du 17 octobre 1961), les juifs transportés, les morts sans sépulture, diaspora… Contrairement aux films de Straub et Huillet, l’écart entre la voix et l’image ne s’annule jamais, de sorte qu’il n’y a pas de contact — moment de révélation attendue — entre le passé et le présent. L’image comme la voix ne peuvent que s’orienter vers une fin invisible, la « lecture de l’image visuelle » peut ainsi se poursuivre à l’infini34.

Si la « lecture de l’image visuelle » est ici illimitée, c’est parce que l’image s’étend dans deux directions, vers la mémoire intérieure (l’imagination) et la

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35 Césarée, film de Marguerite Duras, produit par les Films du Losange, France, 1979 ; Navire-Night, film de Marguerite Duras, produit par MK2, Gaumont, les Films du Losange, France, 1979.36 Cf. Maurice Darmon, Les Chambres noires. Le cinéma de Marguerite Duras 1976-1977, Paris, 202 Éditions, 2011, p. 73.37 Les Mains négatives, film de Marguerite Duras, produit par les Films du Losange, France, 1979.38 Selon Cyril Béghin, les films de Godard aussi consistent à retourner les images. Voir Cyril Béghin, « Soft and Hard », postface de Duras/Godard, Dialogues, introduction, notes et postface de Cyril Béghin, Paris, Post-Éditions, 2014, p. 101.39 Marguerite Duras, Dominique Noguez, op. cit., p. 188.

mémoire extérieure. Cette dernière enferme d’innombrables images non encore explorées capables de déclencher d’autres lectures toujours renouvelées. À côté de l’image trouée, Duras recourt souvent à ce qu’on peut appeler l’inconscient de l’image, dans l’espoir que celle-ci révèle — au sens photographique du terme — sa part la plus secrète, au contact de la voix. C’est pour cette raison que Duras recyclait souvent les chutes de ses propres films (par exemple, l’image de Césarée est faite des chutes du Navire-Night35), et on peut dire que le style de la cinéaste Duras dans son ensemble vise à cet effet. C’est ainsi que dans Le Camion, durant le travelling latéral le long d’une autoroute, on voit filer des bâtiments ou objets disparates sans qu’on s’en aperçoive forcément : supermarché géant, usines abandonnées, terrains vagues, usine de retraitement des déchets nucléaires…36 Ils apparaissent comme une image volée de notre monde capitaliste inconscient. De même, dans Les Mains négatives, film composé d’un unique plan de travelling latéral où la caméra déambule à l’aube de Paris entre la République et l’Opéra37, le texte lu rapportant le désir d’un homme préhistorique ayant laissé ses empreintes de main dans une caverne de l’Atlantique, forme un contrepoint avec l’image d’une ville occidentale et moderne. Or, c’est plutôt la part inconsciente de l’image qui joue ici le rôle de catalyseur : Duras, en effectuant le tournage, découvre ce qu’abrite l’image filmé : les travailleurs immigrés ou noirs qui n’apparaissent jamais en plein jour ont été saisis à la dérobée, comme s’ils venaient de sortir de la nuit immémoriale de la caverne préhistorique.

Dans Aurélia Steiner (Vancouver), l’image en travelling capte à un moment donné de vieux rails rouillés dans une gare abandonnée (il s’agit de la gare de marchandises de Honfleur) : cette vision prise au hasard compose le seul moment où l’image dialogue directement avec l’histoire des juifs transportés aux camps de concentration.

On se souvient de la leçon que Deleuze a tirée des films de Straub-Huillet : que la « lecture d’image visuelle » invite à retourner l’image, conversant tour à tour son endroit et son envers38. Il semble que l’image visuelle de Duras n’a que sa surface et la cinéaste parle quant à elle de « filmer à l’envers39 ». Cette dissemblance nous amène à préciser la place de l’image chez Duras.

Je suis dans un rapport de meurtre avec le cinéma. J’ai commencé à en faire pour atteindre l’acquis créateur de la destruction du texte. Maintenant c’est l’image que je veux atteindre, réduire. J’en suis à envisager une image passe partout, indéfiniment superposable à une série de textes, image qui n’aurait

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40 Marguerite Duras, « la solitude », dans Les Yeux verts, Œuvres complètes, tome III, Paris, Galli-mard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, p. 696.41 Marguerite Duras, Dominique Noguez, op. cit., p. 180.42 Georges Didi-Huberman, op. cit., p. 41-42.43 Ibid., p. 60.

en soi aucun sens, qui se serait ni belle ni laide, qui ne prendrait son sens que du texte qui passe sur elle. Déjà, avec l’image d’Aurélia Steiner Vancouver je ne suis pas très loin de l’image idéale, celle qui sera suffisamment neutre — soyons sérieux — pour éviter la peine d’en faire une nouvelle40.

Reconnaissant l’antériorité du texte sur l’image, Duras se sert de cette dernière pour détruire le premier qui, déplacé dans le domaine cinématographique, renaît en tant que voix faisant corps désormais avec l’image. En même temps, la cinéaste la maltraite et l’appauvrit jusqu’à ce qu’elle devienne neutre et muette. Pourquoi ? L’une des hypothèses serait que le visible n’est pas visé dès le début avec l’image, et que sa raison d’être n’en est que pour aider les mots à atteindre l’indicible. À propos des deux Aurélia Steiner, Duras parle des films « sacrificiels […] presque sacrilèges41  », confession lourde de sens, car elle accuse la prise de position particulière de la cinéaste à l’égard de l’image. Les films de Duras — notamment la série d’Aurélia Steiner — reposent sur un dilemme  : d’une part, l’image est indispensable comme support de la voix, d’autre part, l’image est toujours trop, trop présente, trop pesante et trop signifiante. D’où le besoin de la neutraliser. Qu’on ne s’y méprenne pas, il ne s’agit pas de fabriquer une image inoffensive. Au contraire, il importe de trouver l’image adéquate à la voix, aussi frappée d’impuissance. Les deux Aurélia Steiner rejoignent sur ce point la pensée sur l’image conçue du point de vue anthropologique :

Engager ici l’image de l’homme, c’est faire d’Auschwitz, désormais, un problème fondamental pour l’anthropologie  : Auschwitz nous est inséparable, écrit bien Bataille. Il n’est pas question de confondre les victimes avec leurs bourreaux, bien sûr. Mais cette évidence doit compter avec le fait anthropologique — ce fait de l’espèce humaine, comme l’écrivait Robert Antelme la même année — que c’est un semblable qui, à son semblable, inflige la torture, la défiguration et la mort. […] Et Bataille — penseur par excellence de l’impossible — aura bien compris qu’il fallait parler des camps comme du possible même, le « possible d’Auschwitz », comme il l’écrit exactement42.

Ce que les SS ont voulu détruire à Auschwitz n’était pas seulement la vie, mais encore — que ce fût en deçà ou au-delà, avant ou après les mises à mort — la forme même de l’humain, et son image avec elle43.

« Filmer à l’envers » était le moyen pour Duras d’arriver à l’équivalent de cette « forme même de l’humain ». Les deux Aurélia Steiner ne visent pas le film

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44 Marguerite Duras, Dominique Noguez, op. cit., p. 196-197.45 Ibid., p. 184 : « on a tourné Aurélia (Melbourne) à contre-jour, on ne voit pas le visage humain, on voit sa forme. On voit la forme du corps, on voit marcher le corps, mais on ne voit plus le visage, ça convenait bien, là. La caméra les avale, le fleuve les prend, les emporte ».46 Ibid., p. 183.47 Voir ibid., p. 194 : « cette patrie des juifs, sans terre, sans nation, est à la fois la plus solide du monde, la plus indestructible. Peut-être que la persécution des juifs vient, elle aussi, de là ».48 Ibid., p. 183.49 L’un des deniers films de Duras s’intitule Agatha ou Les Lectures illimitées (produit par Des Femmes filment, Ina, Production Berthemont, France, 1985).50 Marguerite Duras, Dominique Noguez, op. cit., p. 148.

sur les Juifs, encore moins sur leur représentation (la plupart de films réalisés sur ce sujet ne sont pour Duras que des pornographies44). Les figures humaines filmées à l’envers d’Aurélia Steiner (Melbourne), toutes saisies à contre-jour, ne montrent pas de visages, mais seulement leur forme à peine reconnaissables45. Elles ne relèvent pas de la mimesis ; elles ne sont qu’une approximation pauvre de l’image de l’homme, saisie sur le vif.

Il existe donc au cœur de l’image durassienne une interrogation ontologique. Du moment que « le possible d’Auschwitz » implique le possible de l’homme, l’image des Juifs, impossible, aurait aussi trait à la part la plus cachée de notre existence, à savoir le paradoxe le plus profond de l’homme de désirer à la fois sa survie et sa fin. C’est pourquoi, selon Duras, l’homme ne peut espérer pour son salut que le désespoir.

Le tournage des films Aurélia Steiner a été traversé par un questionnement : « Comment peut-on être juif ? Comment ?46 ». Il nous faudra entendre cette interrogation comme un aveu d’impuissance, d’impossibilité même de parvenir au savoir que le peuple juif finit par acquérir au cours de son Histoire47. Ce manque essentiel, surtout la conscience aiguë sur ce manque fait de la série d’Aurélia Steiner un « cinéma-limite48 », percé par un vide qui crève l’écran. Chez Duras, la voix et l’image ne se fondent jamais l’une dans l’autre ; elles cherchent à converger vers le même point sans se rencontrer, le cinéma demeurant ainsi le lieu ouvert à des lectures illimitées49. L’interpellation sans fin ? Ou bien une résolution éthique, puisqu’on en dispose bien d’une selon Duras. « On n’est pas contemporain de notre monde50 », affirme-t-elle. « Que le monde aille à sa perte », proclame le personnage de la dame du Camion. La sortie de l’aporie consisterait alors à rejoindre le monde — déjà condamné depuis longtemps — pour recommencer à zéro, puisque, comme le dit encore la dame, c’est la seule politique.

(Université de Tsukuba)