Bovary - Webnode...Bovary A partir de Madame Bovary de Gustave Flaubert. Tiago Rodrigues. 2014....
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Bovary
A partir de Madame Bovary de Gustave Flaubert.
Tiago Rodrigues.
2014.
Traduit du portugais par Thomas Resendes.
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Cette pièce a été créée au Théâtre São Luiz, à Lisbonne, en
coproduction avec le Théâtre municipal São Luiz et le Théâtre National
São João, dans le cadre de l’Alkantara Festival, le 7 juin 2014 et dans
une mise en scène de l’auteur. Avec Carla Maciel, Gonçalo Waddington,
Isabel Abreu, Pedro Gil et Tiago Rodrigues.
La création lumière a été réalisée par Rui Horta, la musique par
Alexandre Talhinhas et la scénographie par Ângela Rocha, Magda
Bizarro et Tiago Rodrigues et la production exécutive par Rita Mendes
Bovary est une production de Mundo Perfeito.
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Note du traducteur :
Cette pièce fait référence au réquisitoire et à la plaidoirie du jugement
intenté à Gustave Flaubert en 1857, ainsi qu’au roman Madame Bovary
et à la correspondance de l’auteur avec Elisa Schlesinger.
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GUSTAVE FLAUBERT
Merci, chère amie, comme j’ai été attendri par votre lettre. Merci encore
pour les questions que vous me posez sur mon roman. Pardonnez cette
réponse tardive mais, comme vous le savez, j’ai été retenu par la police
et la justice. Il m’était impossible de répondre aussi rapidement que
l’aurait justifié l’amour que j’ai pour vous. Voici donc toute l’histoire. La
Revue de Paris, où j’ai publié mon roman, était déjà connue pour être
hostile au gouvernement, ce qui lui a valu quelques avertissements. On
a alors voulu la supprimer pour de bon, en trouvant une bonne excuse
pour cela. Ont été choisis quelques passages licencieux et impies de
mon roman – relevés, d’ailleurs, au hasard, pour provoquer l’ouverture
d’un procès au tribunal. Avec le directeur de la revue et son imprimeur,
j’ai été accusé d’atteinte à la morale et à la religion. J’ai dû comparaître
aujourd’hui devant le juge d’instruction pour le début de la procédure.
Je vais vous rapporter ici ce qui se passe au tribunal, mot pour mot. Si je
vous donne cette garantie, ce n’est pas que le juge ait fait dresser un
procès-verbal. C’est moi qui paie de ma poche un sténographe, à raison
de soixante francs de l’heure, pour sauver toutes les paroles dites durant
ce procès. Bon nombre d’entre elles sont des mensonges, des
calomnies ou d’authentiques idioties. Mais ce sont des paroles et elles
doivent être conservées, ne serait-ce que pour preuve de la stupidité qui
règne à notre époque. Si je suis condamné, je pourrai les utiliser en
appel. Pour l’instant, elles ne me servent qu’à vous écrire cette lettre.
Avant de vous raconter ce qui s’est passé au tribunal aujourd’hui,
j’aimerais répondre à une de vos aimables questions sur mon roman.
Vous m’indiquez, comme l’ont fait d’autres amis, une incohérence dans
la description des yeux d’Emma Bovary. Vous me demandez si c’est une
négligence de ma part ou si un symbole se cache derrière cette
inconstance. Vous vous étonnez que les yeux d’Emma Bovary puissent
changer de couleur et soient tantôt bruns, bleus ou noirs. Cette question
est tout à fait légitime. Quand Charles la rencontre, ce qu’elle a de plus
beau sont ses yeux bruns. Allongé près d’elle, lors des premières
matinées passées au lit, Charles remarque que ces mêmes yeux sont
finalement bleu foncé quand le soleil s’y réfléchit. Plus tard, les amants
Léon et Rodolphe sont fascinés par les yeux noirs d’Emma, de plus en
plus noirs à chaque chapitre. Il y a pour cela une explication simple,
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même si dans la simplicité se cache toujours de grandes complications.
C’est qu’il y a des yeux qui changent de couleur selon la lumière.
Nommez lumière ce que vous voudrez, chère amie. J’espère que cette
réponse vous conviendra.
Je vais maintenant faire le strict compte rendu de tout ce qui s’est passé
aujourd’hui au tribunal. La parole était à l’Avocat Impérial, Monsieur
Ernest Pinard, l’accusateur. Dans sa bouche, mon roman – ce roman qui
m’a coûté cinq années d’un travail fébrile à pas de tortue – a été décrit et
plié en à peine quelques minutes. Maintenant que je commence à
raconter mot pour mot, laissez-moi vous faire une dernière demande.
Quand vous imaginerez les voix et les physionomies des acteurs du
jugement, comme le lecteur d’un roman imagine les personnages,
n’oubliez pas que la lumière change et qu’avec elle, change la couleur
des yeux.
PINARD, pour l’Accusation
Messieurs, en abordant ce débat, le ministère public est en présence
d’une difficulté. L’accusation que nous soutenons ici est celle d’offenses
à la morale publique et à la religion. Ce sont là sans doute des
expressions un peu vagues, mais, enfin, quand on parle à des esprits
droits et pratiques, il n’y a pas d’équivoque possible. La difficulté n’est
donc pas dans l’accusation. Elle est dans l’œuvre. Quand on soumet à
votre analyse un article de journal ou un bref poème, on voit tout de suite
où le délit commence et où il finit. Mais ceci est un roman publié en six
fascicules entre le 1er octobre et le 15 décembre 1856, dans la Revue
de Paris.
Que faire dans cette situation ? Lire tout le roman ? Impossible. Ne lire
que les textes incriminés ? La défense nous accuserait sans aucun
doute de censure et, avec toute son éloquence, de manipuler le contenu
de l’œuvre pour justifier de nos accusations. Que faire alors ? Il n’y a
qu’une marche à suivre, et la voici, c’est de vous raconter d’abord tout le
roman, et puis de le lire, d’incriminer en les citant des passages de
l’œuvre qui nous semblent prouver son caractère offensif. Quel est le
titre du roman ? Madame Bovary. C’est un titre qui, de lui-même, ne dit
rien. Mais il y a un sous-titre entre parenthèses : « Mœurs de province ».
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C’est là encore un titre qui n’explique pas la pensée de l’auteur, mais qui
la fait pressentir. L’auteur n’a pas voulu suivre tel ou tel système
philosophique. L’auteur a voulu faire des portraits. Et quels portraits !
Certes, c’est le mari qui commence et qui termine le livre, mais le portrait
le plus sérieux de l’œuvre, celui qui illumine les autres peintures, c’est
évidemment celui de Madame Bovary.
Ici, je raconte le roman. Je ne cite pas. J’avance rapidement, mais je
raconte l’essentiel.
Charles Bovary est un enfant effacé. Un élève moyen, malgré ses
efforts. Il dépend de sa mère pour tout. Après le collège, il va étudier la
médecine. Il ne devient pas docteur, mais officier de santé. Il n’a pas de
grandes passions. Il joue seulement aux dominos. Voilà pour le
caractère de Monsieur Bovary et voilà plié le début du roman.
Ensuite, Charles se marie avec une femme que lui a trouvée sa mère.
Une veuve vertueuse et laide, de quarante-cinq ans et 1200 livres de
rente. Seulement un beau jour le notaire de la veuve lui vole toute sa
fortune. Foudroyée par le chagrin, la première madame Bovary meurt.
Voilà plié le premier mariage.
Charles, devenu veuf, songe à se remarier. Il n’a pas besoin d’aller bien
loin. Un fermier du voisinage se trouve mal et l’appelle chez lui pour une
consultation. Le fermier n’a qu’une fille, Emma, élevée dans un couvent
et qu’il veut préserver des tâches de la ferme. Son père désire la marier.
Charles se présente. La dot n’est pas un obstacle. La chose a lieu. Le
mariage est célébré. Charles Bovary est aux genoux de sa femme. Il est
le plus heureux des hommes, le plus aveugle des maris. Sa seule
préoccupation est de prévenir les caprices de son épouse. Et, ainsi, le
rôle de Charles Bovary s’efface et Emma Bovary devient le sujet
principal du livre.
Messieurs, Madame Bovary a-t-elle aimé son mari, ou même cherché à
l’aimer ? Non. Dès le commencement : non. Peu après le mariage il y a
ce qu’on peut appeler la scène d’initiation. A partir de ce moment, un
autre horizon s’étale devant elle, une nouvelle vie lui apparaît. Le
propriétaire d’un château de la région décide de donner une grande fête.
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Le médecin et sa femme sont invités et cette fête sera l’initiation d’Emma
à toutes les ardeurs de la volupté. Elle aperçoit le duc de Lavardière,
homme de succès à la cour ; elle danse la valse avec un vicomte, elle
éprouve un trouble inconnu. A partir de ce jour, sa vie change. Son mari
lui devient insupportable. Voilà pliée l’initiation de Madame Bovary.
Un jour, madame Bovary retrouve son bouquet de mariage et se pique à
son fil. Elle brûle le bouquet. Elle est triste, maussade, lassée de son
propre sort. Elle rêve de bals au palais, de romans de Balzac et George
Sand et d’habits de mode. Charles sacrifie sa clientèle et décide de
déménager pour un endroit plus peuplé, dans l’espoir d’atténuer l’ennui
d’Emma, et c’est dans cette ville plus grande, Yonville, que Madame
Bovary se perd pour la première fois. Nous allons voir tout de suite
comment cela s’est passé.
A Yonville, bien qu’elle croise d’abord d’autres personnages, le seul sur
lequel Madame Bovary fixe réellement ses regards est le clerc de
notaire, le jeune Léon Dupuis, qui fait son droit et qui va partir pour la
capitale. Tout autre que Charles Bovary aurait été inquiet des visites
constantes de Léon à Emma. Mais, naïf comme il est, Charles a une
confiance absolue dans la vertu de sa femme. Le jeune Léon, lui aussi,
n’a d’yeux que pour Emma, mais il est inexpérimenté. Il doit finalement
partir sans qu’il ne se soit rien passé. Voilà pliée la première occasion de
perdition d’Emma Bovary ; une occasion manquée.
Mais pour une femme de son tempérament, les occasions ne manquent
pas. Il y a dans le voisinage d’Yonville un M. Rodolphe Boulanger (voyez
comme je raconte l’histoire du roman en toute impartialité). Ce Rodolphe
est un homme de trente-quatre ans, d’un tempérament brutal. Il a un
grand succès auprès des femmes faciles à conquérir. Il a alors pour
maîtresse une comédienne. Une comédienne. Rodolphe rencontre par
hasard Madame Bovary. Il la trouve jeune, charmante et décide d’en
faire sa maîtresse. Chose facile. Il a suffi de trois occasions. La première
fois, il est venu à Yonville pour les Comices agricoles1. La seconde fois,
il a rendu visite à Emma, et la troisième fois, il lui a fait faire une
promenade à cheval que Charles Bovary lui-même avait jugée
1 Note du traducteur : un comice agricole est une réunion d'exploitants agricoles dont le but est d'améliorer la
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absolument nécessaire à la santé de sa femme. Et c’est alors, dans une
première visite de la forêt, qu’Emma se perd.
Les rendez-vous se multiplient au château de Rodolphe, mais aussi et
surtout dans le jardin de la maison de Charles Bovary. Les amants
arrivent jusqu’aux limites extrêmes de la volupté. Madame Bovary veut
se faire enlever par Rodolphe. Rodolphe n’ose pas dire non, mais il
décide ensuite de partir seul et lui laisse une lettre où il cherche à lui
prouver, avec force raison, qu’il ne peut pas l’enlever. Foudroyée à la
réception de cette lettre, Madame Bovary a une fièvre cérébrale, suivie
d’une fièvre typhoïde. La fièvre tue l’amour, mais Madame Bovary reste
malade. Et voilà pliée l’affaire avec Rodolphe.
Nous avançons dans l’histoire. La perdition avec Rodolphe est suivie
d’une réaction religieuse. Mais la phase religieuse est bien courte.
Madame Bovary va se perdre, de nouveau.
C’est alors que Charles Bovary décide qu’une sortie au théâtre sera utile
à la convalescence de sa femme. Au théâtre. Ils vont à Rouen et dans
une loge face à la leur, ils rencontrent Léon Dupuis, revenu de Paris
singulièrement instruit, singulièrement expérimenté. Léon va voir
Madame Bovary ; il lui propose un rendez-vous. Elle lui indique la
cathédrale. La cathédrale.
Le jour de la rencontre, au sortir de la cathédrale, Léon lui propose de
monter dans un fiacre. Madame Bovary résiste d’abord, mais Léon lui dit
que cela se fait ainsi à Paris, et elle accepte. C’est dans le fiacre
qu’Emma se perd de nouveau. Dans le fiacre.
Les rendez-vous se multiplient avec Léon comme avec Rodolphe.
D’abord dans la maison des Bovary. Puis dans une chambre qu’on a
louée à Rouen et vers laquelle Emma s’enfuit sous prétexte de cours de
piano. Finalement, elle arrive jusqu’à la fatigue même de ce second
amour. Le cas de Léon est plié et nous poursuivons jusqu’à la scène
finale. C’est ici que commence la scène de détresse.
Madame Bovary a été généreuse avec ses amants. Elle ne s’est pas
privée de leur donner des preuves de son amour. Elle a jeté des
cadeaux à la tête de Rodolphe et de Léon. Elle a mené une vie de luxe.
Et pour faire face à tant de dépenses, elle a signé de nombreuses
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reconnaissances de dettes. Une fois obtenue la procuration de Charles
Bovary pour gérer leur patrimoine commun, Emma a pu hypothéquer les
biens de la famille, renouvelant, crédit après crédit, ses reconnaissances
de dette. Une fois dépassés tous les délais de paiement arrivent les
lettres recommandées, les papiers timbrés, les avertissements, les
notifications, les avis de saisie, les citations à comparaître, la demande
d’expulsion et, en définitive, l’avis de vente aux enchères publiques.
Tout cela, Emma a réussi à le cacher à son mari. Réduite aux plus
cruelles extrémités, Madame Bovary demande de l’argent et n’en obtient
de personne.
Léon n’en a pas et il recule, épouvanté à l’idée d’un crime qu’Emma lui
suggère pour s’en procurer.
Parcourant tous les degrés de l’humiliation, Madame Bovary va trouver
Rodolphe au château, mais il lui déclare qu’il n’a pas les trois mille francs
nécessaires.
Emma Bovary n’a plus d’issue. S’expliquer avec son mari ? S’excuser
auprès de son mari ? Ce mari qui, en plus, aurait la gentillesse de lui
pardonner ? C’est là l’humiliation qu’elle ne peut accepter. Madame
Bovary s’empoisonne. Scènes douloureuses.
Le mari est là, à côté du corps glacé d’Emma Bovary. Il fait apporter la
robe de noce de sa femme et commande le plus cher des cercueils.
Un jour, Charles ouvre le secrétaire et il y trouve un portrait de
Rodolphe, ses lettres et celles de Léon. Vous croyez que l’amour va
tomber alors ? Non, non. Il s’excite, au contraire, il s’exalte pour cette
femme que d’autres ont possédée et s’abandonne aux souvenirs
voluptueux qu’elle lui a laissés. Et dès ce moment, il néglige sa clientèle,
sa famille, et laisse aller au vent les dernières parcelles de son
patrimoine. Un jour, on le trouve mort dans son jardin, tenant dans ses
mains une longue mèche de cheveux noirs.
Bien, voilà plié le roman. Je vous l’ai raconté tout entier en n’en
supprimant aucune scène. On l’appelle Madame Bovary, il a pour sous-
titre « Mœurs de Province ». On pourrait bien l’appeler « Histoire des
adultères d’une femme de province ».
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GUSTAVE FLAUBERT
Chère amie, faites ce que vous pouvez pour moi. Mon avocat, Monsieur
Jules Sénard, est le meilleur avocat de Paris. Dans des circonstances
normales, j’aurais des raisons suffisantes pour me sentir confiant. Mais
les circonstances ne sont pas normales. Dans des circonstances
normales, ce stupide jugement n’existerait même pas. Si vous avez des
amis puissants qui puissent me venir en aide, intervenez en ma faveur,
je vous en prie.
SÉNARD, pour la Défense
M. Gustave Flaubert est accusé devant vous d’avoir fait un mauvais
livre. D’avoir, dans ce livre, outragé la morale publique et la religion.
Gustave Flaubert est auprès de moi, il affirme devant vous qu’il a fait un
livre honnête. Je viens ici remplir un devoir de conscience. Parce que
j’ai lu ce livre et qu’il n’est pas seulement un chef d’œuvre, c’est
véritablement un livre honnête.
La publication de ce livre devrait être non seulement permise mais
soutenue. Pourtant, nous courons le risque de ne jamais voir ce roman
publié. Et pourquoi ? Parce que ce roman, paru dans la Revue de Paris
et que la majorité des lecteurs a applaudi, a scandalisé une minorité.
Malheureusement, cette minorité s’appelle le Ministère Public.
Mr Pinard, pour l’accusation, déclare que mon client peint des tableaux
immoraux. Si Gustave Flaubert a peint un tableau, c’est celui de la
réalité. S’il y a de l’immoralité, elle n’est pas propre à l’auteur mais au
monde qu’il dépeint. Le seul péché de mon client est d’être par trop
talentueux, décrivant le monde avec une fidélité toute daguerrienne,
cette technologie moderne qu’on appelle photographie et qui nous
permet de capter le monde tel qu’il est. Mon client ne peint pas, il
photographie. Ce qu’il y a d’immoral et de laid dans le monde n’échappe
pas à sa photographie, mais elle inclut aussi tout ce qui est moral et
beau. Ce qui vous dérange, M. Pinard, c’est peut-être le déséquilibre
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dans les quantités, la manière dont l’immoralité vous semble dépasser la
moralité. Allez-vous plaindre au monde, M. Pinard. Plaignez-vous à
Dieu, au gouvernement ou à la société. Plaignez-vous en à vous-même,
mais ne reprochez pas les maux du monde à celui qui n’a fait que les
voir.
PINARD, pour l’Accusation
Votre client ne fait pas que voir, Monsieur Sénard. Votre client donne à
voir et il est responsable de ce qu’il montre.
SÉNARD, pour la Défense
Monsieur Pinard, vous ne parlez pas au nom de tous les lecteurs. Vous
parlez uniquement en votre nom et vous parlez mal. Quant à la
responsabilité, le lecteur en a sa part, lui aussi. Le lecteur est
responsable de ce qu’il imagine.
PINARD, pour l’Accusation
Le lecteur n’imagine que ce qui lui est suggéré.
SÉNARD, pour la Défense
Et qu’imaginez-vous quand vous lisez le roman de mon client ?
PINARD, pour l’Accusation
Je n’imagine rien. Tout y est.
SÉNARD, pour la Défense
Non Monsieur, vous imaginez. Et au vu de l’histoire que vous nous avez
racontée, vous n’imaginez que ce qui vous convient.
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PINARD, pour l’Accusation
Au contraire. Je trouve tout cela très inconvenant.
SÉNARD, pour l’Accusation
Ce qui est inconvenant, c’est votre tentative d’inventer de nouveaux
sous-titres à l’œuvre. « Histoire des adultères d’une provinciale » ?
Qu’est-ce que c’est que ça ? On ne peut pas accepter un tel sous-titre.
C’est mauvais. Il n’a pas l’approbation de l’auteur, ni la mienne, ni celle
de quiconque ayant lu Madame Bovary. Il n’est pas juste pour ce roman.
Ni pour celui-ci ni pour n’importe quel autre. C’est tout simplement un
mauvais sous-titre. Si l’accusation pense qu’un nouveau titre est
absolument nécessaire, j’ai quelques suggestions : « Histoire de
l’éducation trop souvent donnée en province » ; « Histoire du suicide
considéré comme conséquence d’une première faute » (peut-être un peu
long) ; « histoire d’une vie malheureuse dans un monde stupide ». Il n’y
a qu’à choisir.
PINARD, pour l’Accusation
Je n’en aime aucun.
SÉNARD, pour la Défense
Mais ce n’est pas une question de goût. Voilà ce que l’Avocat Impérial
ne comprend pas. C’est une question de justice, messieurs. Donc nous
démonterons l’accusation portée contre mon client comme nous l’avons
fait pour votre sous-titre, M. Pinard. Et nous aurons cette opportunité dès
que vous commencerez à citer des passages du roman, comme vous
l’avez promis. Nous ne permettrons pas que votre loupe, qui ne voit que
le mal, soit utilisée pour déformer cette œuvre ou pour continuer à
inventer de mauvais sous-titres. Notre littérature en a déjà bien assez. Je
suis prêt. Prêt comme celui qui s’attend à une bataille. J’aurais pu
commencer par citer tous les grands écrivains de notre époque, toutes
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les personnes de la société, toutes les dames respectées qui nous ont
écrit (à Mr. Flaubert et à moi-même) en louant le roman et en
s’indignant de ce procès. J’aurais pu le faire, mais cela n’est pas
nécessaire, parce que je suis prêt. Je laisse seulement ici ce portefeuille.
Il est rempli de lettres, des centaines de lettres de grands hommes et
femmes de notre pays défendant la cause de M. Flaubert. Vous pouvez
les lire, si vous voulez. Je ne vais pas vous ennuyer avec ça, parce ce
n’est pas nécessaire. Comme je l’ai dit, je suis prêt. Je me suis préparé
en lisant le roman de mon client. En le connaissant à fond. Pour cette
œuvre, je n’aurai besoin d’autre défense que l’œuvre elle-même. Par
conséquent, messieurs, commençons.
GUSTAVE FLAUBERT
Il faut vraiment que je vous aime pour vous écrire si tard, chère amie,
parce que je suis épuisé. Je me sens comme si j’avais un casque de fer
sur le crâne. Pendant le procès, parfois, j’arrive à m’amuser, mais à la fin
de la journée, tout cela n’est qu’une torture. Aujourd’hui, l’Avocat
Impérial a commencé à citer des passages de mon roman, avec cette
voix indescriptible qui lui est propre. Le jugement a vraiment commencé
aujourd’hui.
PINARD, pour l’Accusation
Messieurs, J’ai raconté toute l’histoire et maintenant je passe aux
citations. Je cite pour que vous puissiez voir à la loupe ce qui est
obscène et immoral dans cette œuvre. Laissez-moi commencer par le
début. Dans le tout premier chapitre, quand Charles Bovary est encore le
personnage qui conduit l’action, Monsieur Faubert nous …
GUSTAVE FLAUBERT
Flau. Flaubert.
PINARD, pour l’Accusation
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Oui. Exact. Monsieur Flaubert…
GUSTAVE FLAUBERT
Parce que beaucoup de gens confondent le nom. Faubert au lieu de
Flaubert. C’est habituel.
PINARD, pour l’Accusation
Au temps pour moi. Monsieur Flaubert …
GUSTAVE FLAUBERT
Je vous en prie. C’est que le nom Faubert est beaucoup plus populaire
que celui de Flaubert. En tout cas, ici à Paris. Faubert est le nom du
traiteur face à la Comédie Française.
PINARD, pour l’Accusation
Très bien…
GUSTAVE FLAUBERT
Dans le numéro où a été imprimé le premier fascicule du roman, les
rédacteurs de la Revue de Paris ont aussi commis cette erreur. Il a été
signé Faubert. Donc officiellement, il est l’auteur des premiers chapitres.
S’ils sont immoraux, faites un procès au traiteur.
PINARD, pour l’Accusation
Nous ne pensons pas que le commerçant Faubert ait la moindre espèce
de responsabilité dans cette affaire.
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GUSTAVE FLAUBERT
C’était de l’humour.
PINARD, pour l’Accusation
En qualité d’accusé, Monsieur Flaubert n’a pas le droit de s’exprimer
durant la procédure. Pas même pour des raisons humoristiques. Tout
ceci peut vous paraître divertissant. Mais je pense qu’il s’agit d’un sujet
très sérieux. Voici peut-être ce qui nous distingue. Voici peut-être la
raison pour laquelle nous occupons les places que nous occupons dans
ce tribunal.
Comme je le disais, dès les premières pages du roman, Monsieur
Gustave Flaubert nous présente Charles Bovary encore enfant, au
collège. Apparemment, le narrateur du roman est un camarade d’école
de Charles Bovary. Ou plusieurs camarades. La première phrase du livre
est celle-ci : « Nous étions à l’étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un
nouveau, habillé en bourgeois. ». Ce nouvel élève, c’est Charles Bovary.
Pourtant, le roman ne nous explique pas comment ce narrateur qui était
le camarade de Charles, peut ensuite nous raconter toute l’histoire, au
point de savoir ce que pensent les personnages et ce qu’ils font dans
l’intimité. Nous ne savons pas si le narrateur est Flaubert ou si c’est un
mystère littéraire. Nous ne savons pas si cette confusion a ou non une
signification. C’est peut-être l’humour de l’auteur. Mais c’est de cette
façon que Charles Bovary, enfant, entre dans nos vies. Le professeur
demande à Charles de se lever. Levez-vous. Essayez de résoudre ce
problème. Levez-vous. Dites-moi votre nom. Dites-moi votre nom.
Répétez. Plus haut ! Plus haut !
CHARLES
Charbovary.
PINARD, pour l’Accusation
Charbovary ?
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CHARLES
Charbovary.
PINARD, pour l’Accusation
Charles Bovary n’arrive pas même à dire son nom quand il parle pour la
première fois dans le roman. Disons que l’enfant annonce déjà ce que
sera l’adulte. Il est excessivement lourd et timide. Il n’est jamais le
premier de sa classe, mais jamais le dernier non plus. A force de
s’appliquer, il se maintient à la moyenne. Que va-t-il se passer pendant
ses études de médecine ?
CHARLES
Je n’y comprenais rien. J’étais attentif mais je n’arrivais pas à assimiler.
Pourtant je travaillais. J’allais à tous les cours.
PINARD, pour l’Accusation
Plus haut.
CHARLES
J’exécutais ma petite tâche quotidienne comme un cheval de trait, qui
tourne au même endroit les yeux bandés, en ignorant la tâche qui est la
sienne.
PINARD, pour l’Accusation
Toujours dans le premier chapitre, c’est sa mère qui lui trouve un travail,
à Tostes, et une femme avec qui se marier.
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CHARLES
La veuve d’un huissier de Dieppe.
PINARD, pour l’Accusation
Comment était cette veuve ?
CHARLES
Laide, sèche comme un bâton.
PINARD, pour l’Accusation
Et pourquoi Charles s’est-il marié avec elle ?
CHARLES
Pour une condition meilleure. Je pensais que je serais plus libre. Que je
pourrais disposer de ma personne et de mon argent.
PINARD, pour l’Accusation
Comment s’est passé le mariage ?
CHARLES
C’est ma femme qui a pris les rênes ; je devais dire ceci devant les gens,
ne pas dire cela, m’habiller comme elle l’entendait. La nuit, elle sortait de
sous les draps ses longs bras maigres et me demandait du sirop pour sa
santé et un peu plus d’amour.
PINARD, pour l’Accusation
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Ensuite, la première Madame Bovary perd sa fortune, elle est accusée
par la mère de Charles de l’avoir trompé. Elle tombe malade et finit par
mourir. C’est alors qu’Emma entre en scène.
SÉNARD, pour la Défense
Monsieur Pinard, votre loupe a certainement un défaut de fabrication.
Comme dans votre première description, vous insistez pour que Charles
Bovary n’ait rencontré Emma qu’après la mort de sa première femme.
Mais ce n’est pas vrai. Charles est appelé à la ferme pour soigner la
jambe cassée de Monsieur Rouault, le père d’Emma, au début du
second chapitre. Sa première femme ne meurt qu’à la fin de ce même
chapitre.
PINARD pour l’Accusation
C’est un oubli involontaire.
SÉNARD, pour la Défense
La première Madame Bovary va même faire une crise de jalousie
pendant le deuxième chapitre. Et à juste titre.
CHARLES
Pourquoi je retournais dans cette ferme puisque Monsieur Rouault était
guéri et que ces gens-là n’avaient pas encore payé ? Ah ! C’est parce
qu’il y avait là une personne, quelqu’un qui savait causer, une brodeuse,
un bel esprit. C’était ce que j’aimais : il me fallait des demoiselles de
ville !
SÉNARD, pour la Défense
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L’accusation essaye de nous faire oublier qu’au début du roman, Charles
a eu des pensées adultères. Oui. C’est précisément après que sa
première femme lui interdise de voir Emma qu’il se décide à l’aimer.
PINARD, pour l’Accusation
Si c’est ce qu’il y a dans le livre….
SÉNARD, pour la Défense
C’est ce qu’il y a dans le livre.
PINARD, pour l’Accusation
Bien, une preuve de plus que cette œuvre est pleine d’immoralité. Même
un des rares personnages avec un peu d’innocence pèche par la
pensée.
SÉNARD, pour la Défense
C’est vous qui ne pensez qu’au péché.
PINARD, pour l’Accusation
La première rencontre du futur couple. Emma entre en scène et tout de
suite les insinuations et les descriptions sensuelles commencent.
Charles remarque qu’Emma se pique et saigne des doigts. La
symbolique du sang.
SÉNARD, pour la Défense
Emma saigne parce qu’elle se pique en coupant des bandages. Elle aide
Charles à soigner la jambe cassée de son père.
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PINARD, pour l’Accusation
Et que dites-vous de ces lèvres charnues qu’elle a coutume de
mordillonner à ses moments de silence ? Ces lèvres qu’elle va mordre
pendant presque tout le roman. On s’étonne même qu’elle arrive à la fin
avec les lèvres entières. Qu’est-ce que vous en dites ?
SÉNARD, pour la Défense
Que voulez-vous que je vous dise ?
PINARD, pour l’Accusation
Rien, précisément parce que tout est déjà dit. Ou mieux, tout est non-dit.
Votre client ne dit pas, mais il installe le décor, pour qu’ensuite le lecteur
pense tout ce qu’il ne veut pas dire, parce qu’il sait que c’est censurable.
SÉNARD, pour la Défense
C’est vrai que mon client décrit et laisse entendre au lieu d’expliquer.
Mais s’il le fait, ce n’est pas par peur de la censure. C’est par recherche
artistique.
PINARD pour l’Accusation
Recherche artistique ?
SÉNARD, pour la Défense
C’est une question de style, vous comprenez ?
PINARD, pour l’Accusation
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Quand Charles est sur le point de partir, il réalise qu’il a perdu sa
cravache et reste seul avec Emma pour la première fois. Emma est toute
rouge.
SÉNARD, pour la Défense
Il y a beaucoup de raisons pour qu’une jeune femme ait les pommettes
roses dans une ferme.
PINARD, pour l’Accusation
Et quand Emma parle pour la première fois ?
EMMA
Cherchez-vous quelque chose ?
PINARD, pour l’Accusation
Ça vous paraît une question de style ?
EMMA
Cherchez-vous quelque chose ?
SÉNARD, pour la Défense
Revoilà votre loupe. C’est juste une question.
EMMA
Cherchez-vous quelque chose ?
22
PINARD, pour l’Accusation
Les questions d’Emma ne sont jamais juste des questions.
EMMA
Cherchez-vous quelque chose ?
PINARD, pour l’Accusation
Et que cherche Charles ?
CHARLES
Ma cravache, s’il vous plaît.
PINARD, pour l’Accusation
La cravache.
SÉNARD, pour la Défense
Voulez-vous expliquer la symbolique de la cravache ? Seulement pour
que nous sachions à quoi vous pensez, Monsieur Pinard.
CHARLES
Ma cravache, s’il vous plaît.
SÉNARD, pour la Défense
Vous allez seulement décrire la scène ? Mais n’est-ce pas ce dont vous
accusez mon client, de ne faire que décrire ?
23
CHARLES
Ma cravache, s’il vous plaît.
PINARD, pour l’Accusation
Ils cherchent ensemble la cravache qui est par terre, derrière des sacs
de blés. Emma se penche pour l’attraper. Charles se penche au-dessus
d’elle.
SÉNARD, pour la Défense
Ça ne peut pas se passer comme ça.
PINARD pour l’Accusation
Comment alors ?
SÉNARD pour la Défense
Comme ça.
PINARD pour l’Accusation
Mais si ce qui est écrit est : « il sentit sa poitrine effleurer le dos de la
jeune fille, courbée sous lui. »
SÉNARD, pour la Défense
C’est un accident.
PINARD, pour l’Accusation
24
Un accident ? Elle le regarde par-dessus son épaule, toute rouge. Est-
elle rouge d’effort ? Et ensuite ? Qu’arrive-t-il ?
EMMA
Ensuite, je lui rends la verge2.
PINARD, pour l’Accusation
Vous lui rendez quoi ?
SÉNARD pour la Défense
La cravache.
EMMA
La verge.
SÉNARD, pour la Défense
Cravache, verge, ce sont des synonymes.
PINARD, pour l’Accusation
Des symboles. Ce sont des symboles.
SÉNARD, pour la Défense
Bien sûr que ce sont des symboles. Tous les mots sont des symboles.
2 Note du traducteur : « nerf de bœuf »dans le texte original de Flaubert. Nous avons pris le parti d’actualiser la
référence pour rendre plus clair l’accusation de Pinard.
25
PINARD, pour l’Accusation
Monsieur Sénard, nous savons d’ores et déjà que vous êtes très enclin
aux questions philologiques. Si seulement vous l’étiez aussi sur celles de
la morale. La verge …
SÉNARD pour la Défense
Cravache.
PINARD, pour l’Accusation
C’est symbolique.
SÉNARD, pour la Défense
Mais ne symbolise pas ce que vous pensez qu’elle symbolise, Monsieur.
PINARD, pour l’Accusation
Même si c’était vrai, l’auteur ne devrait-il pas faire attention aux
références que peut réveiller ce genre de symbolique ?
SÉNARD, pour la Défense
Vous exagérez ! Vous exagérez ! La nature est pleine de choses dont
les formes, arrondies ou pointues, et les textures, dures ou molles,
suscitent toujours des symboliques obscènes, si l’œil et l’esprit de celui
qui les regarde le souhaite ainsi.
GUSTAVE FLAUBERT
Chère amie, c’est difficile de jouer le rôle de Gustave Flaubert dans ce
jugement. Je suis au cœur de l’action. Je suis le sujet de l’action, mais je
26
ne peux même pas parler. Je ne suis qu’un figurant. Je suis un symbole
de moi-même. Une figure de style à la place de Gustave Flaubert. Je
suis le dernier ours d’une forêt dont on a chassé tous les ours. Je suis un
perroquet empaillé au Musée d’Histoire Naturelle. Factice et mort,
comme ce perroquet. Je suis un mouton à cinq pattes, une aberration de
foire qui sert seulement à ce que la foule s’effraie et la pointe du doigt
dans la rue avec horreur. Je suis le chien qui remplace une vraie
compagnie humaine pendant les dîners d’un homme seul dans sa
maison vide. Je suis un éléphant qui se laisse dompter par des enfants.
Si seulement je n’étais qu’un spectateur, un visiteur qui se promène
dans le Musée en admirant les ours, les perroquets, les moutons, les
chiens, les éléphants, et les figures de styles empaillées. Si seulement je
n’avais pas écrit Madame Bovary.
SÉNARD, pour la Défense
A mon tour, laissez-moi citer rapidement quelques scènes du livre. Si
vous le permettez, voici Emma sous un jour plus doux et plus
authentique : Emma avant d’être Madame Bovary, encore pleine des
rêves et des illusions qu’elle a lues dans les livres, mais que la vie va
réécrire d’une façon plus cruelle. Dans le troisième chapitre du roman,
Charles est déjà veuf. Charles continue à penser à Emma et à lui rendre
visite. Le père d’Emma lui fait comprendre qu’il verrait le mariage d’un
bon œil. Elle est à l’intérieur et joue du piano.
CHARLES
Elle joue si bien.
SÉNARD, pour la Défense citant le PÈRE D’EMMA
Je ne comprends rien à la musique. Elle joue beaucoup. Je ne sais pas
si elle joue bien.
CHARLES
27
Moi, ça me plaît.
SÉNARD, pour la Défense citant le PÈRE D’EMMA
Je sais.
CHARLES
Je voulais vous parler, vous savez …
SÉNARD, pour la Défense citant le PÈRE D’EMMA
Je sais.
CHARLES
Vous savez ?
SÉNARD, pour la Défense citant le PÈRE D’EMMA
Oui.
CHARLES
Oui ?
SÉNARD, pour la Défense citant le PÈRE D’EMMA
Ma réponse est oui. Mais il faut lui demander son avis. Restez dehors, je
lui en parle. Si je viens à la fenêtre vous faire signe, vous saurez que
pour elle aussi, la réponse est oui.
28
CHARLES
Une demi-heure passa. Puis, je compte encore dix-neuf minutes à ma
montre. Enfin, le signal.
EMMA
Emma rougit quand elle revoit Charles.
PINARD, pour l’Accusation
Toujours à rougir.
SÉNARD, pour la Défense
Vous plaisantez ?
PINARD, pour l’Accusation
Je ne plaisante pas.
SÉNARD, pour la Défense
Une fiancée heureuse ne peut-elle pas rougir ?
PINARD, pour l’Accusation
Une fiancée heureuse ? Si vraiment la proposition de mariage l’a rendue
heureuse, pourquoi a-t-elle pris 49 minutes à l’accepter ?
SÉNARD, pour la Défense
Si elle avait été plus rapide, vous l’auriez trouvée volage.
29
PINARD, pour l’Accusation
Monsieur Sénard, vous voulez nous montrer Emma comme un être
innocent. Je comprends. Voilà pourquoi vous vous attardez tant sur le
début du roman. Cela vous arrange de parler d’Emma alors qu’elle n’a
pas encore d’amants. Mais cette Emma, à son stade naturel, encore
sans amants, n’a-t-elle pas déjà en elle les germes de l’immoralité ? Il
suffit de regarder son comportement au lendemain du mariage. Ce
mariage grossier où chaque invité est venu tondu à neuf. Tondu. Je cite.
Pour ensuite manger et boire à en tomber raide comme des bêtes.
SÉNARD, pour la Défense
C’est une fête de campagne. Vous n’allez pas souvent à la campagne,
n’est-ce pas Monsieur Pinard ?
PINARD, pour l’Accusation
Voyons ce qui arrive au lendemain du mariage. Après leur nuit de noce,
Monsieur Flaubert écrit sur Charles Bovary : « C’est lui plutôt que l’on
eût pris pour la vierge de la veille ». Et sur Emma, qu’elle « ne laissait
rien découvrir où l’on pût deviner quelque chose. » Que dire de cela?
SÉNARD, pour la Défense
Lisez à la ligne suivante : « Les plus malins ne savaient que répondre ».
PINARD, à l’Accusation
J’irai même encore un peu plus loin. Ecoutez Monsieur Flaubert à
propos de la joie de Charles à son deuxième mariage : Charles
« ruminait son bonheur ». Pour l’auteur, la joie d’un homme qui se voue
à sa femme est donc une joie bovine. Il écrit : « L’univers, pour lui,
n’excédait pas le tour soyeux de son jupon ».
30
SÉNARD, pour la Défense
Il écrit aussi qu’Emma Bovary savait conduire sa maison, qu’elle
réchauffait les pantoufles de son mari près de la cheminée, qu’elle
l’aidait dans les comptes de ses consultations.
PINARD, pour l’Accusation
Mais il continue à le traiter comme un imbécile. Regardez : dans son
cabinet, Charles a « les tomes du Dictionnaire des sciences médicales,
non coupés».
SÉNARD, pour la Défense
Mais qui n’a pas de livre non coupé chez lui ? Vous n’en avez pas,
Monsieur Pinard ? Eh bien moi si. Et vous, Messieurs? Je défends
même l’idée que certains livres sont faits pour ne pas être ouverts.
PINARD, pour l’Accusation
Et moi, je défends l’idée que Madame Bovary est un de ces livres.
SÉNARD, pour la Défense
Ce que vous voulez garder sous clé, ce n’est pas le livre, Monsieur
Pinard. C’est la femme qui s’y trouve et qui n’accepte pas de se résigner
à sa condition, à sa naissance et à sa situation. Au lieu de vivre la vie qui
est la sienne, d’être la femme paisible d’un médecin de province, au lieu
de chercher le bonheur dans son foyer et dans son mariage, Emma
Bovary cherche ce bonheur en rêvant éveillée jour après jour. Elle
souhaite être comme les héroïnes des romans qu’elle lit.
PINARD, pour l’Accusation
31
Alors cette femme est la preuve la plus importante de ce procès. Qui lit
de mauvais livres vit une mauvaise vie.
SÉNARD, pour la Défense
Bien. Nous entrons dans la phase des proverbes populaires. Est-ce
qu’on peut encore trouver dans ce pays un seul procureur qui n’utilise
pas de proverbes populaires ?
PINARD, pour l’Accusation
Généralement, ils disent la vérité.
SÉNARD, pour la Défense
Si au lieu de livres, nous vivions à base de proverbes populaires, nous
serions encore dans les cavernes. Les livres, messieurs. Les livres.
GUSTAVE FLAUBERT
Aujourd’hui, j’ai vu Emma Bovary déjà morte, couchée sur la table d’une
morgue, se faire autopsier par une bande d’avocats. Aucun d’eux ne
savait le nom des organes qu’ils tiraient du cadavre. Ils ne savaient pas
distinguer le cœur du pancréas. Ensuite, mon père est apparu avec sa
robe blanche de chirurgie et m’a dit ce qu’il avait l’habitude de me dire,
enfant, quand il me surprenait à jouer au sous-sol de l’hôpital de Rouen :
Gustave je ne veux pas que tu viennes jouer près des morts ! Et puis, je
me suis réveillé. La stupidité de ce jugement m’endort.
EMMA
32
Le bonheur, comme dans les livres. La passion, comme dans les livres.
L’ivresse, comme dans les livres. A la page 843, je pense qu’avant de me
marier j’ai cru avoir de l’amour ; mais le bonheur qui aurait dû résulter de
cet amour n’est pas venu, alors je pense que forcément j’ai dû me
tromper. Je cherche à savoir ce que l’on entend au juste dans la vie par
les mots félicité, passion et ivresse, qui m’avaient paru si beaux dans les
livres. Il arrive à la maison et j’essaie. Il m’embrasse par derrière et je
n’aime pas ça. Il a les ongles sales. Il ronfle. Il fait du bruit en mangeant.
A la page 91, je ne sais pas comment dire cet insaisissable malaise, qui
change d’aspect comme les nuées et tourbillonne comme le vent. A la
page 92, la conversation avec Charles est plate comme un trottoir de
rue et les idées de tout le monde y défilent dans leur costume ordinaire,
sans exciter d’émotion, de rire ou de rêverie. Il ne sait ni nager, ni faire
des armes, ni tirer le pistolet. Il ne connait pas de termes d’équitation.
Pourquoi voulait-il récupérer la cravache ce jour-là, s’il ne comprend rien
à l’équitation ? Il aurait dû tout connaitre, exceller en des activités
multiples, m’initier aux énergies de la passion, aux raffinements de la vie,
à tous les mystères. Mais il n’enseigne rien, ne sait rien, ne souhaite
rien. A la page 95, je veux me donner de l’amour. Au clair de la lune,
dans le jardin, je récite tout ce que je sais par cœur de rimes
passionnées. Charles n’en parait ni plus amoureux ni plus remué.
Pourquoi me suis-je mariée ? Pourquoi me suis-je mariée? A la page 96,
je me demande s’il n’y aurait pas eu moyen de rencontrer un autre
homme. Beau, spirituel, distingué, attirant. Ma vie est froide comme un
grenier et l’ennui est une araignée silencieuse qui file sa toile dans
l’ombre. Au fond de mon âme, j’attends un évènement. Comme les
matelots en détresse, je promène sur la solitude de ma vie des yeux
désespérés, cherchant au loin quelque voile blanche dans les brumes
de l’horizon.
CHARLES
Tu es triste ? J’ai une nouvelle pour toi.
3 Note du traducteur : cette référence est à la page 44 dans l’édition portugaise utilisée par Tiago Rodrigues,
Madame Bovary, Relógio d’Água editores, coleção clássicos, 2011. D’un commun accord avec l’auteur, nous avons décidé d’actualiser ces références suivant la version française de Madame Bovary, Mœurs de province, édition de Thierry Laget, collection Folio classique, Gallimard, 2001.
33
EMMA
Quoi ?
CHARLES
Tu sais que j’ai incisé l’abcès du marquis.
EMMA
C’est l’abcès du marquis cette nouvelle ?
CHARLES
Non. Le marquis va donner un bal au château. Nous sommes invités.
EMMA
Nous ?
CHARLES
Le docteur et sa très belle épouse. Très belle. Les gens parlent de toi.
Alors ?
EMMA
A la page 97, l’invitation pour le bal est arrivée.
CHARLES
Je savais que tu allais aimer. Moi, je préférerais ne pas y aller.
34
EMMA
Pourquoi ?
CHARLES
Je n’ai que des chaussures à sous-pieds. C’est horrible pour danser.
EMMA
Danser ? Tu as perdu la tête ? On se moquerait de toi.
CHARLES
Mais c’est un bal. Je suppose que tous les invités doivent danser.
EMMA
N’insiste pas, chéri. A la page 102, le bal a commencé et tout le monde
danse la valse. Qui ne danse pas discute galamment dans les coins. On
cause Italie. On se charme à l’aide d’éventail et de messages secrets.
On se chuchote des indiscrétions sur l’adultère. Quelle différence,
comparé aux invités tondus de notre mariage. Quelle élégance dans
l’ivresse. On sert du Champagne à la glace. J’ai un frisson des pieds à la
tête en sentant ce froid dans ma bouche. On apporte des fruits. Je
n’avais jamais mangé de grenades ni d’ananas. Ils les servent froid. A la
page 104, je mange une glace au marasquin que je porte à ma bouche
dans une cuillère en argent tenue de la main gauche. Les yeux à demi
fermés et la cuillère entre les dents. Ils continuent à jouer la valse.
N’insiste pas. Tu ne sais pas danser.
CHARLES
35
Mais tu es tellement belle. Et j’ai des nouvelles chaussures, des
chaussures sans sous-pieds. Laisse-moi juste t’embrasser.
PINARD pour l’Accusation
Par derrière, comme quand ils se sont connus.
EMMA
Non.
CHARLES
Si, comme quand on s’est connu.
EMMA
Laisse-moi. Tu froisses ma robe. Va jouer. Va fumer. Va boire. La
musique a déjà commencé. Lâche-moi. Laisse-moi danser. Allez. A la
page 105, un homme qu’on appelle Vicomte s’approche de moi. Je lui
dis que je ne sais pas valser.
LE VICOMTE
Je vais tout vous apprendre.
PINARD pour l’Accusation
Tout lui apprendre ?
EMMA
36
Nous commençons lentement. Puis nous allons plus vite. Nous
tournons ; tout tourne autour de nous, les lampes, les meubles, les
lambris et le parquet, comme un disque sur un pivot. Ma robe par le bas
s’érifle au pantalon ; nos jambes entrent l’une dans l’autre, il baisse ses
yeux vers moi, je lève les miens vers lui ; une torpeur me prend, je
m’arrête. L’air du bal est si lourd.
LE VICOMTE
Vous manquez d’air, Madame.
PINARD pour l’Accusation
Elle manque d’air.
CHARLES
Elle manque d’air ?
LE VICOMTE
Cassez les vitres.
EMMA
Les domestiques frappent les fenêtres avec des chaises et cassent les
vitres pour laisser entrer l’air frais. J’aperçois les paysans dehors qui
admirent le bal. Je me souviens de la ferme. Je me souviens de mon
père. Mais la valse continue. D’un mouvement brusque, le Vicomte
m’arrache à mes souvenirs. Chaque tour m’en éloigne un peu plus. De
plus en plus vite. Je n’ai plus de souffle. Je vais tomber. J’appuie ma tête
sur la poitrine du Vicomte. Nous tournons de plus en plus doucement.
J’ai les yeux fermés. La valse se termine. Je tombe à la renverse. Je
m’adosse à la muraille. Quand je rouvre les yeux, le Vicomte n’est déjà
37
plus là. La musique reprend et je vois le Vicomte danser avec une autre.
Tout le monde les regardait. Celle-là, au moins, savait danser.
CHARLES
Ne dis pas ça. Tu as tellement bien dansé.
EMMA
Ce n’est pas vrai.
PINARD, pour l’Accusation
Elle a dansé la tête appuyée sur la poitrine du Vicomte. La robe s’ériflant
au pantalon. Les jambes et les regards l’un dans l’autre. La danse sert ici
de prétexte aux suggestions les plus lascives de Monsieur Flaubert.
SÉNARD, pour la Défense
Vous êtes un accusateur. C’est ce que vous faites : vous accusez. On ne
peut rien y faire. Mais, pour accuser, il faut connaître son sujet. Monsieur
Flaubert décrit rigoureusement une valse, cette danse de nos grands
bals modernes. Or, dans la valse, on tourne. Dans la valse, les jambes
se croisent. Dans la valse, la dame appuie la tête sur l’épaule du
cavalier. Dans ce cas, c’était sur la poitrine. Je n’y vois pas grande
différence. Je vous suggère de traduire la valse en justice. Mais attention
cher ami, si vous traînez la valse au banc des accusés, il va falloir la
danser.
PINARD, pour l’Accusation
C’est incroyable, Monsieur Sénard. A vos yeux cette Emma Bovary peut
faire ce que bon lui semble, elle restera toujours une sainte.
38
Honnêtement, voulez-vous nous convaincre que votre client n’a pas
appuyé la sensualité de cette description ?
SÉNARD, pour la Défense
Monsieur Pinard, avez-vous une fille, par hasard ? Moi, j’ai une fille.
J’aurais bien aimé qu’elle ne danse pas la valse dans les bals, mais elle
la danse. Et dans toute son innocence, je ne peux que reconnaître chez
ma fille ce mélange de bonheur et d’ivresse de la jeune femme qui voit
ses rêves se réaliser.
EMMA
Le bonheur, comme dans les livres. La passion, comme dans les livres.
L’ivresse, comme dans les livres. A la page 106, le bal est terminé. A la
page 107, nous rentrons à la maison. A la page 108, j’ai chassé la
servante.
CHARLES
C’est bon de rentrer chez soi. Tu as chassé la servante ?
EMMA
Elle a été insolente.
CHARLES
Ah… J’ai trouvé ce porte-cigares.
EMMA
Il est vert. Comme le gilet du Vicomte.
39
CHARLES
Il est beau, n’est-ce pas ?
EMMA
Silence.
CHARLES
Il y a même deux cigares dedans.
EMMA
Tu vas fumer ? Ça te fait du mal. Tu vas passer la nuit à cracher.
CHARLES
Tu as raison.
EMMA
Je le garde.
CHARLES
J’ai mal aux pieds.
EMMA
C’est à cause de tes chaussures neuves.
40
CHARLES
Je n’ai pas dansé une seule fois. C’est toi qui devrais être fatiguée.
Tous ces tours de valse. Tu n’es pas fatiguée ?
EMMA
Terriblement fatiguée. Cela fait une semaine et je suis encore fatiguée.
Mon cœur s’est frotté à la félicité, à la richesse, au monde des livres.
Quelque chose est resté collé aux parois de mon cœur. Quelque chose
d’impossible à oublier.
CHARLES
Tu sens si bon.
EMMA
Ça fait un mois et je suis toujours fatiguée.
CHARLES
Tes vêtements sentent si bon.
EMMA
Il y a précisément trois mois aujourd’hui, j’étais au château à danser la
valse.
CHARLES
C’est tes vêtements parfumés qui te font sentir si bon, ou c’est ta peau
qui les parfume ?
41
EMMA
Tu peux répéter ?
CHARLES
Charborary…
EMMA
Les souvenirs du bal commencent déjà à se confondre dans ma tête.
Les visages, les saveurs. Même les musiques. J’ai gardé seulement
l’odeur du bal et le porte-cigares vert du vicomte que je regarde toujours
quand Charles sort de la maison.
CHARLES
Je t’ai apporté le plan de Paris que tu m’as demandé d’acheter.
EMMA
Merci.
CHARLES
Pourquoi veux-tu un plan ?
EMMA
Pour suivre les rues du doigt.
CHARLES
42
Tu as des rues dehors. Tu peux marcher pour de vrai dans celles-là.
EMMA
Ces rues sont pleines de boue, chéri.
CHARLES
Tu peux jouer du piano. Tu n’en joues plus.
EMMA
Pourquoi jouer ? Personne n’écoute.
CHARLES
Tu ne lis plus. Comment s’appelle cet écrivain que tu aimes tant ?
EMMA
Balzac ?
CHARLES
Balzac. Tu peux commander ses livres.
EMMA
J’ai tout lu.
CHARLES
43
Et manger ? Tu as aussi arrêté de manger ? Le dîner était excellent. Tu
n’as plus d’appétit ?
EMMA
Mes doigts remontent les boulevards de Paris. Je ferme les yeux et
j’imagine le tumulte d’hommes et de femmes élégantes à l’entrée des
théâtres.
CHARLES
Tu ne peux pas passer toutes tes journées à ne prendre que du thé,
Emma.
EMMA
Parfois, je bois du lait. Je regrette de m’être marié.
CHARLES
Le lait, ça ne suffit pas. Tu m’inquiètes. Tu deviens anémique.
EMMA
A la page 112, je souhaite à la fois habiter et mourir à Paris.
CHARLES
Tu dois manger.
EMMA
44
Tu manges pour nous deux, Charles. Regardes-toi. Tes yeux
rapetissent. Tu es heureux. Tu es gros. Tu es bien installé dans la vie.
Tu as déjà tout ce que tu veux, non ?
CHARLES
Oui. J’ai beaucoup de chance. Je t’ai toi.
EMMA
A la page 177, je suis terriblement fatiguée. Ça fait un an. Ça fait un an
aujourd’hui et je suis terriblement fatiguée.
CHARLES
J’ai une nouvelle pour toi.
EMMA
On nous a invités ?
CHARLES
Invités ?
EMMA
Oui. C’est le printemps. C’est l’époque du bal au château. On nous a
invités ?
CHARLES
Non.
45
EMMA
Mais c’est l’époque du bal.
CHARLES
Ils nous ont peut-être oubliés.
EMMA
Peut-être. J’étouffe et ici il n’y a pas de domestiques pour casser les
vitres et laisser entrer l’air frais.
CHARLES
J’ai réfléchi. Peut-être est-il temps de déménager.
EMMA
De déménager ?
CHARLES
Pour une ville plus grande. Avec plus de gens. Un endroit où tu aurais
vraiment envie de te promener au lieu de continuer à suivre du doigt les
rues sur un plan.
EMMA
Paris ?
CHARLES
46
Non. Paris, non. Il y a beaucoup de bons médecins à Paris. Yonville. J’y
suis déjà allé quelquefois. Ce n’est pas une grande ville. Ce n’est pas
comme Rouen. Mais c’est plus grand qu’ici. Il y a plus de commerces.
Plus de gens. Il y a une place libre pour un médecin. C’est une bonne
maison. Avec un jardin. De l’intimité. Elle a deux entrées. On peut entrer
et sortir sans être vu. Comme ça, mes clients n’auront pas à se
préoccuper des mauvaises langues. Ce n’est pas comme ici, où tout le
monde sait ce qu’on fait à chaque heure de la journée. Le jardin est plein
de fleurs. Je ne connais pas le nom des fleurs. Mais elles sont belles. Tu
vas aimer. Cela ira mieux. Qu’en penses-tu ?
EMMA
A la page 123, je suis enceinte.
GUSTAVE FLAUBERT
Chère amie, cette Madame Bovary que vous estimez tant a été traînée
comme la dernière des femmes perdues sur le banc des escrocs. C’est
elle qu’on juge. Mais si Emma Bovary est condamnée, c’est moi qui finis
en prison. Je verrai mon roman interdit et je ne publierai sûrement plus la
moindre ligne de ma vie. Mon futur dépend de Madame Bovary et c’est
seulement maintenant qu’elle arrive à Yonville. C’est seulement
maintenant que la tempête commence à souffler. Je suis résigné. Je ne
veux plus parler pendant ce jugement. Je ne veux pas parler ici, comme
je n’ai pas voulu parler dans le roman que j’ai écrit. Dans ma vision
idéale de l’art, je pense qu’on ne doit pas s’écrire soi et que l’artiste ne
doit pas être plus présent dans son œuvre que Dieu dans la création.
L’homme n’est rien, l’œuvre d’art est tout. Il me serait très agréable de
donner mon avis et de donner la parole aux sentiments et aux opinions
de Monsieur Flaubert, mais quelle est son importance à lui ? Que puis-je
dire sur Yonville que je n’ai pas déjà dit dans le roman ? « On est ici sur
les confins de la Normandie, contrée bâtarde où le langage est sans
accentuation, comme le paysage sans caractère » ; « la rue (la seule),
longue d’une portée de fusil et bordée de quelques boutiques, s’arrête
court au tournant de la route. » et « depuis les événements que l’on va
47
raconter, rien, en effet, n’a changé à Yonville ». Quelle opinion pourrais-
je donner sur Homais, le pharmacien, qui soit plus importante que de lui
laisser simplement la parole ?
HOMAIS
Soyez les bienvenus à Yonville, Monsieur et Madame Bovary ! Madame,
sans doute, est un peu lasse ? On est si épouvantablement cahoté dans
notre Hirondelle !
EMMA
Oui, lasse mais heureuse. Les secousses ne me dérangent pas. J’aime
les voyages.
GUSTAVE FLAUBERT
Et sur Léon Dupuis ? Clerc de notaire. Jeune. Cheveux blond. Il
contemple Emma silencieusement. Dois-je vous en dire plus ? Ou puis-
je simplement le laisser exister et vous confier que c’est mon cœur qui
bat sous les habits portés par les personnages ; vous confier que la voix
de Léon Dupuis a le timbre de voix de Gustave Flaubert. Oui, voyager.
C’est une chose si maussade que de vivre cloué aux mêmes endroits.
CHARLES
Pas pour tout le monde. Regardez-moi. Je passe la journée entière sur
mon cheval, à faire des va-et-vient pour mes consultations. Le soir, je
veux juste me reposer.
HOMAIS
48
Mais l’exercice de la médecine n’est pas fort pénible en nos contrées ;
car l’état de nos routes permet l’usage du cabriolet, et, généralement,
l’on paye assez bien, les cultivateurs étant aisés.
CHARLES
Ah oui ?
HOMAIS
Oui.
LÉON
J’aimerais être nomade. Ne jamais m’arrêter.
EMMA
Avez-vous de belles promenades dans les environs ?
LÉON
Oh ! Fort peu.
EMMA
Pour quelqu'un qui veut être nomade, ça doit être terrible.
HOMAIS
Nous avons, sous le rapport médical, à part les cas ordinaires d’entérite,
bronchite, affections bilieuses, etc., de temps à autre quelques fièvres
intermittentes à la moisson, mais en somme, peu de choses graves, rien
49
de spécial à noter, si ce n’est beaucoup d’humeurs froides et qui tiennent
sans doute aux déplorables conditions hygiéniques de nos logements de
paysan.
LÉON
Il y a un endroit sur le haut de la côte. Quelquefois, le dimanche, je vais
là et j’y reste avec un livre, à regarder le soleil couchant.
EMMA
J’adore les soleils couchants. Surtout en bord de mer.
LÉON
J’adore la mer. Surtout au soleil couchant.
HOMAIS
Ah, vous trouverez bien des préjugés à combattre, monsieur Bovary.
EMMA
Vous ne trouvez pas que l’on est plus libre en regardant la mer ?
HOMAIS
On a recours encore aux neuvaines, aux reliques, au curé, plutôt que de
venir naturellement chez le médecin ou chez le pharmacien.
EMMA
50
Ne vous semble-t-il pas que l’étendue sans limites des paysages donne
des idées d’infini et d’idéal ?
LÉON
Il en est de même des paysages de montagnes, en Suisse.
EMMA
En Suisse ?
LÉON
On le dit de ce musicien célèbre qui pour exciter son imagination avait
coutume d’aller jouer du piano au sommet des montagnes.
EMMA
Vous faites de la musique ?
LÉON
Non, mais je l’aime beaucoup.
HOMAIS
Ah, ne l’écoutez pas, madame Bovary, c’est pure modestie. Il habite
chez moi, au-dessus de la pharmacie. L’autre jour, dans sa chambre, il
chantait comme un acteur.
EMMA
Et quelle musique préférez-vous ?
51
LÉON
La musique allemande, celle qui porte à rêver.
HOMAIS
Le climat d’Yonville, n’est point, à vrai dire mauvais, et même nous
comptons dans la commune quelques nonagénaires. Le thermomètre
(j’en ai fait les observations) descend en hiver jusqu’à quatre degrés et,
dans la forte saison, touche vingt-cinq, trente centigrades tout au plus.
LÉON
Si vous voulez des livres, je peux vous en prêter des miens.
EMMA
Nous pouvons échanger des romans.
HOMAIS
Si vous voulez, Madame Bovary, ma bibliothèque est à votre disposition.
J’ai Voltaire, Rousseau et aussi Walter Scott. Mais je bavarde, je
bavarde et vous devez être fatigués. A demain, alors, et bienvenue.
CHARLES
Bonne nuit. Au revoir.
EMMA
A la page 143, je ne crois pas que les mêmes choses puissent se
représenter les mêmes à des places différentes. La vie que j’ai vécue
52
n’était pas bonne, celle qui me reste à vivre sera meilleure…Monsieur
Lheureux ?
LHEUREUX
Je dérange ?
EMMA
Non.
LHEUREUX
Pardon de vous interrompre. Mais c’est important.
EMMA
Que se passe-t-il ?
LHEUREUX
Je regrette profondément.
EMMA
Vous regrettez ?
LHEUREUX
Depuis que vous êtes arrivée à Yonville, j’ai toujours reporté notre
rencontre. Je n’ai pas voulu vous déranger pendant votre grossesse.
Après la naissance de votre adorable fille, je n’ai pas voulu l’arracher
aux soins qu’on peut exiger d’une bonne mère. Cela fait plus d’un an
53
maintenant, et je ne vous avais toujours pas rendu visite. Je vous vois
passer devant mon magasin avec ce jeune Léon Dupuis, pendant vos
promenades. J’aurais pu vous inviter à entrer, mais j’avais peur d’être
inconvenant.
EMMA
Ce n’est pas grave.
LHEUREUX
Bien sûr que c’est grave. Une dame si élégante que vous devrait avoir
accès à ce que Yonville a de meilleur à offrir. Et j’ai ce que Yonville a de
meilleur à offrir. J’aurais déjà dû venir vous voir. Pardonnez-moi.
EMMA
Je vous pardonne.
LHEUREUX
J’en suis ravi. Si vous me le permettez, j’aimerais vous montrer de
fabuleux articles commandés aux plus grandes maisons parisiennes.
Remarquez. Tout est fait avec les meilleurs matériaux.
EMMA
Je n’ai besoin de rien.
LHEUREUX
Alors, pour le plaisir des yeux.
54
EMMA
Combien coûtent-elles ?
LHEUREUX
Une misère. Et puis l’argent n’est pas un problème. On trouve toujours
une solution. Pas besoin de payer maintenant. Nous ne sommes pas
des juifs. Si vous voulez quelque chose, on ouvre un compte et on en
reparle plus tard. Et si vous avez besoin d’argent pour une dépense
personnelle, ça peut s’arranger. Tout peut s’arranger.
EMMA
Non. Merci. Je n’ai besoin de rien.
LHEUREUX
Très bien. Nous ferons affaires un autre jour. Ne vous inquiétez pas.
Tout peut s’arranger.
LÉON
Je vous ai apporté du Balzac.
EMMA
Je n’en veux pas.
LÉON
Je pensais que vous aviez terminé l’autre.
55
EMMA
J’ai terminé. Mais je n’ai plus envie de lire. J’ai mille choses à faire. Ma
fille, la maison, mon mari. Charles est si bon.
LÉON
Oui.
EMMA
Oui ? Vous le trouvez bon, vous aussi ?
LÉON
Oui.
EMMA
Vous avez quelque chose à me dire ?
LÉON
Je voulais vous faire lire ce livre.
EMMA
Non, quelque chose à me dire avec vos propres mots.
LÉON
Mes propres mots ?
56
EMMA
Quelque chose qui ne soit pas sorti d’un roman.
LÉON
Ah…vous voulez vous promener?
EMMA
Non, je veux parler.
LÉON
On peut parler.
EMMA
Je ne veux pas parler de livres, de musique ou de paysages.
LÉON
Alors je ne sais pas. Je n’ai pas les mots.
EMMA
Dites quelque chose.
LÉON
Vos yeux sont noirs.
57
HOMAIS
Mais non, Léon ! Les yeux de Madame Bovary sont bruns.
CHARLES
Le matin, à la lumière du soleil, ils sont bleus.
EMMA
Laissez mes yeux tranquilles.
CHARLES
Alors chérie, qu’est-ce qu’il y a ?
HOMAIS
Tu déranges Madame Bovary, Léon. Pourquoi lui parles-tu de ses
yeux ?
CHARLES
Alors, Emma ? Ne pleure pas. Qu’est-ce qu’il y a ?
EMMA
Laissez mes yeux tranquilles.
HOMAIS
Ça lui arrive souvent ?
58
CHARLES
Avant de déménager à Yonville, oui. Parfois elle devenait triste sans
raison. Mais je pensais qu’elle était guérie. Tu étais si heureuse !
HOMAIS
C’est certainement une affection nerveuse. Il y a des herbes médicinales
qui peuvent peut-être aider…
CHARLES
Oui, peut-être.
EMMA
Je ne veux rien.
CHARLES
Je ne comprends pas, Emma.
HOMAIS
Ça me rappelle l’histoire de cette fille, il y a quelques années. Elle aussi
devenait triste sans aucune raison. Les médecins n’y pouvaient rien et
ces maudits curés non plus. On disait qu’elle avait comme un brouillard
dans la tête. Puis, après son mariage, ça lui a passé.
EMMA
Mais, moi, c’est après le mariage que ça m’est venu.
59
HOMAIS
Eh voilà… De toute façon, vous venez dîner chez nous. Ça vous fera du
bien.
EMMA
Je ne veux pas manger.
CHARLES
Je reste avec toi.
EMMA
Non, vas-y. Je préfère rester seule.
CHARLES
Tu promets que tu vas te reposer ?
EMMA
A la page 169 les appétits de la chair, les convoitises d’argent et les
mélancolies de la passion, tout se confond dans une même souffrance.
CHARLES
Bonne nuit, Emma.
EMMA
Si au moins Charles me battait. S’il me battait, je pourrais plus justement
le détester, m’en venger. Mais Charles est si bon. C’est impossible.
60
PINARD pour l’Accusation
Sa petite fille entre et dit : Maman
EMMA
Impossible ? Pourquoi ?
BERTHE
Maman.
EMMA
Pas maintenant. C’est vraiment impossible ?
BERTHE
Maman.
EMMA
Laisse-moi. J’ai dit pas maintenant. Oui. Peut-être que c’est possible.
Peut-être. Je ne mérite pas d’être heureuse comme tout le monde ?
BERTHE
Maman.
EMMA
Laisse-moi !
61
Emma frappe Berthe.
EMMA
Pardon. Pardon. Je n’ai pas fait exprès. Qu’est-ce que j’ai fait ? Je t’ai dit
d’arrêter. Tu aurais dû t’arrêter. Pardon, mon amour. C’est drôle... Elle
est laide cette petite. Qu’est-ce qu’elle est laide.
LÉON
Tout va bien ?
EMMA
Vous ? Oui. Ça va. Elle est tombée. Mais ça va mieux déjà, non? Oui, ça
va mieux. C’est fini. C’est juste une petite marque. C’est fini.
LÉON
Je voudrais bien l’embrasser.
EMMA
M’embrasser ?
LÉON
Embrasser la petite. Au revoir, princesse. A bientôt. Sois sage. Prends
soin de ta maman.
EMMA
62
Vous partez ?
LÉON
Oui. A Paris. Je vais continuer mes études.
EMMA
Paris ?
LÉON
J’ai reçu le cadeau que vous m’avez envoyé. Le tapis. Il est magnifique.
Je l’emmène avec moi à Paris. Je vous ai apporté un cadeau d’adieu.
EMMA
Un cactus.
LÉON
Attention.
EMMA
Ah, je suis maladroite.
LÉON
Vous voulez un mouchoir ?
EMMA
63
Non, ce n’est pas nécessaire. J’ai pensé à vous offrir un porte-cigares, et
puis je me suis souvenu que vous ne fumiez pas. Peut-être qu’à Paris
vous commencerez à fumer ? Vous penserez à moi, parfois.
LÉON
Tous les jours.
EMMA
Vous penserez à moi chaque fois que vous marcherez sur le tapis que je
vous ai offert ?
LÉON
Oui.
EMMA
Non. Vous allez m’oublier. Vous serez à Paris. Vous allez m’oublier,
c’est sûr.
LÉON
Je vous promets que non.
EMMA
Vous partez quand ?
LÉON
Dans quelques minutes.
64
EMMA
Il va pleuvoir.
LÉON
J’ai un manteau.
EMMA
Alors, adieu.
LÉON
Adieu.
EMMA
On se sert la main. A l’anglaise.
LÉON
A l’anglaise, chère amie.
EMMA
A la page 186, le lendemain du départ de Léon est une journée funèbre.
Je me mords les lèvres jusqu’au sang.
PINARD, pour l’Accusation
65
Messieurs, ne nous laissons pas tromper par le style de Gustave
Flaubert, car c’est sûrement le plus grand danger de ce roman. L’auteur
a du talent. Personne n’en doute. Il l’emploie mal, mais il a du talent. Et
son talent crée de l’empathie pour les portraits qu’il fait des
personnages. C’est presque nos cœurs que nous sentons battre sous
les habits d’Emma Bovary. Il n’y a rien de plus dangereux. Parce que
cette femme, abandonnée de Léon, n’a pas encore trahi en acte mais
elle a déjà trahi en pensée. Ici je cite. Voyons. « Ah, il était parti, le seul
charme de sa vie, le seul espoir possible d’une félicité ! Comment
n’avait-elle pas saisi ce bonheur-là, quand il se présentait ! Pourquoi ne
l’avoir pas retenu à deux mains, à deux genoux, quand il voulait
s’enfuir ? Et elle se maudit de n’avoir pas aimé Léon ; elle eut soif de ses
lèvres. L’envie la prit de courir le rejoindre, de se jeter dans ses bras, de
lui dire : c’est moi, je suis à toi ! ». Ici, j’espère qu’il n’y a aucun doute sur
ce que ressent Madame Bovary. Elle est triste, oui. Mais pas pour
longtemps. Elle devient extravagante et capricieuse. Je cite à nouveau.
« La médiocrité domestique la poussait à des fantaisies luxueuses et des
désirs adultères ». Je cite. Adultères. Elle commande une robe en
cachemire bleue. Elle change constamment de coiffure, jusqu’à rouler
ses cheveux sous les oreilles pour ressembler à un homme. Elle
recommence à passer des nuits blanches à lire. Madame Bovary est
proche de la chute, prête à succomber. Et c’est là que l’auteur fait surgir
Rodolphe. Galant. Riche. Expérimenté. Ce qui le séduit chez elle ? Son
tour de robe. Rodolphe amène un de ses domestiques chez le médecin
pour une saignée. Le domestique s’évanouit. Charles demande de l’aide
à Emma. Elle tient la cuvette où le sang gicle. Je cite. « Pour mettre la
cuvette sous la table, dans le mouvement qu’elle fit en s’inclinant, sa
robe s’évasa autour d’elle sur les carreaux de la salle ; – et, comme
Emma, baissée, chancelait un peu en écartant les bras, le gonflement de
l’étoffe se crevait de place en place, selon les inflexions de son
corsage». Baissée et de dos. Comme lors de sa première rencontre
avec Charles, lorsqu’elle a retrouvé la verge4.
SÉNARD, pour la Défense
4 Note du traducteur : « nerf de bœuf »dans le texte original de Flaubert. Nous avons pris le parti d’actualiser la
référence pour rendre plus clair l’accusation de Pinard.
66
Attendez. Monsieur Pinard, vous insinuez qu’Emma a séduit Rodolphe,
mais mon client n’a rien écrit de tout cela, pas un seul mot sur ce que
pense Emma au sujet de Rodolphe quand ils se rencontrent. C’est lui
que le roman présente comme un homme mauvais, c’est lui qui profite
de l’inexpérience d’Emma Bovary et qui la séduit. Juste après l’avoir
rencontrée, voilà ce que dit Rodolphe. Moi aussi, je cite. Ecoutez. « Elle
est fort gentille, cette femme du médecin ! De belles dents, les yeux
noirs, le pied coquet, et de la tournure comme une Parisienne. Oh ! Je
l’aurai ! » La preuve en est, c’est bien Rodolphe le séducteur.
PINARD, pour l’Accusation
Vous avez sauté quelques lignes, Monsieur Sénard.
SÉNARD, pour la Défense
Ah oui ?
PINARD, pour l’accusation
Après « Son mari, je le crois très bête », et là encore je cite, Rodolphe
pense : « Elle en est fatiguée sans doute. Il porte des ongles sales et
une barbe de trois jours. Tandis qu’il trottine à ses malades, elle reste à
ravauder ses chaussettes. Ça bâille après l’amour comme une carpe
après l’eau. Avec trois mots de galanterie, cela vous adorerait, j’en suis
sûr ! ». Rodolphe a dû voir quelque chose chez Emma Bovary. Quelque
chose comme une invitation à la séduction. D’ailleurs, on le devine dans
les mots choisis par l’auteur, dans la manière dont il accentue la
médiocrité des ambiances et des personnages. Les ongles, les
chaussettes. Tout est dégradant. Et vous pouvez bien dire que votre
client décrit la réalité, Monsieur Sénard. Les ongles et les chaussettes
sont réels, c’est vrai. Mais c’est l’auteur qui choisit d’en parler, c’est
l’auteur qui choisit ses mots. Ils n’apparaissent pas sur la page comme
par magie. Il y a une raison pour qu’ils y soient. Et cette raison, pour
Gustave Flaubert, c’est de tout critiquer, de nous dire que devant la
67
médiocrité générale du monde, il vaut mieux s’abandonner au plaisir et
qu’à cette fin, ...
SÉNARD, pour la Défense
Ce n’est pas vrai.
PINARD, pour l’Accusation
… et qu’à cette fin, nous sommes autorisés à faire preuve d’immoralité.
SÉNARD, pour la Défense
Ce n’est pas vrai non plus.
PINARD, pour l’Accusation
Arrêter de m’interrompre. Vous me coupez tout le temps la parole quand
j’argumente.
SÉNARD, pour la Défense
Parce que les arguments sont mauvais.
PINARD, pour l’Accusation
Mais écoutez-les d’abord. Ne vous attendez pas à ce que je me limite à
lire le roman à voix haute.
SÉNARD, pour la Défense
68
Ce serait plus simple de laisser le public lire et tirer ses propres
conclusions. Vous ne pensez pas que les gens soient capables de
distinguer le bien du mal ?
PINARD pour l’Accusation
M. Flaubert a un style si tortueux qu’il arrive à confondre le bien et le
mal. On ne les distingue presque plus.
SÉNARD, pour la Défense
Mais, dans la vie, le bien et le mal ne sont-ils pas toujours confondus ?
PINARD, pour l’Accusation
Pas toujours.
SÉNARD, pour la Défense
Mais si, très souvent. Et le style de Gustave Flaubert est aussi exigeant
pour décrire le bien que pour décrire le mal. S’il usait de son talent et de
sa puissance descriptive uniquement quand il écrit les scènes de
voluptés… Mais non. Pour chaque page que vous considérez comme
étant immorales, il y en a tant d’autres qui sont profondément morales.
Et ceci prouve l’innocence de Gustave Flaubert.
PINARD, pour l’Accusation
Votre client est tout sauf innocent. Dans ce roman, il n’y a pas un seul
mot innocent. Ou alors, la manière dont il décrit la scène des comices
agricoles est-elle innocente ? La manière dont il entremêle le bien et le
mal est-elle innocente ? Ou quand il juxtapose la première rencontre
romantique d’Emma et de Rodolphe avec le comice qui se déroule sur la
place et où l’on discute de l’Etat, du gouvernement et de la monarchie ?
69
SÉNARD, pour la Défense
Il ne manquait plus que ça. Maintenant, Madame Bovary est une
révolutionnaire.
PINARD, pour l’Accusation
Vous ne m’avez pas répondu. La juxtaposition de ces deux scènes est-
elle innocente ?
SÉNARD, pour la Défense
Dites-moi où est la faute. Le discours sur la place commence ainsi :
« Qu’il me soit permis de rendre hommage au gouvernement et au
monarque, messieurs, à ce roi bien-aimé qui dirige d’une main si ferme
et si sage le char de l’Etat. »
PINARD, pour l’Accusation
Quand le discours commence, Rodolphe et Emma se cachent, près
d’une fenêtre qui donne sur la place. Allons par ici.
EMMA
Pourquoi ?
PINARD, pour l’Accusation
C’est qu’on pourrait m’apercevoir d’en bas, et avec ma mauvaise
réputation…
EMMA
70
Vous ne pouvez pas avoir si mauvaise réputation.
PINARD, pour l’Accusation
Non, non, elle est exécrable, je vous jure. Et elle est méritée.
SÉNARD, pour la Défense
Le temps n’est plus, Messieurs, où la discorde civile ensanglantait nos
places publiques. Aujourd’hui, je reporte mes yeux sur notre belle patrie :
qu’y vois-je ? Partout fleurissent le commerce et les arts. Jusqu’ici je ne
vois rien qui ne soit pas innocent.
EMMA
Et cette réputation, pourquoi la méritez-vous ?
PINARD, pour l’Accusation
Ne savez-vous pas qu’il y a des âmes sans cesse tourmentées ? Il leur
faut tour à tour le rêve et l’action, les passions les plus pures, les
jouissances les plus furieuses, et l’on se jette ainsi dans toutes sortes de
fantaisies, de folies. Maintenant, attention à la réponse d’Emma.
EMMA
Nous n’avons pas même cette distraction, nous autres pauvres femmes !
PINARD, pour l’accusation
Triste distraction, car on n’y trouve pas le bonheur.
EMMA
71
Mais le trouve-t-on jamais ?
PINARD, pour l’Accusation
Oui, il se rencontre un jour. Et pendant qu’Emma s’exprime sur la liberté
des femmes, de quoi parle-t-on dans le discours ?
SÉNARD, pour la Défense
La religion sourit à tous les cœurs, et enfin la France respire ! …
Attendez un peu. Vous reliez deux sujets qui ne sont pas reliés dans le
roman.
PINARD, pour l’Accusation
Ils sont à la même page. Et puis, ils ne sont pas reliés. Ils ne sont pas
confondus. Ils sont juxtaposés. Ils sont mis en rapport. La liberté
d’Emma versus la religion de la France.
SÉNARD, pour la Défense
Versus ? En rapport ? Où est-ce que c’est écrit ?
PINARD, pour l’Accusation
Dans la coïncidence. Et la coïncidence n’est pas un accident. Elle est
imaginée par M. Flaubert. Son écriture n’est-elle pas si exigeante ? Dans
ce cas, cela ne peut pas être un accident. Et il y a d’autres coïncidences
encore plus flagrantes un peu plus loin. Rodolphe continue patiemment à
piéger Emma. C’est comme si c’était Léon, mais en plus bavard, en plus
expérimenté, en plus déterminé. Le bonheur se rencontre un jour. Un
jour, tout à coup et quand on désespérait. Et sur la place ?
72
SÉNARD, pour la Défense
Rien de spécial. Où trouver, en effet, plus de patriotisme que dans les
campagnes ? Vous êtes contre le patriotisme ?
PINARD, pour l’Accusation
Sur la place, l’heure est au patriotisme. Près de la fenêtre, ça parle de
bien autre chose. Un jour, tout à coup et quand on désespérait. Un jour
on rencontre cette personne que l’on attendait.
EMMA
Oui.
PINARD, pour l’Accusation
On ne s’explique pas, on se devine. On s’est entrevu dans ses rêves.
EMMA
Oui.
PINARD, pour l’Accusation
Et quand on a trouvé cette personne, on se sent comme si l’on sortait
des ténèbres à la lumière. « Et, en achevant ces mots, Rodolphe ajouta
la pantomime à sa phrase. Il se passa la main sur le visage, tel un
homme pris d’étourdissement ; puis il la laissa retomber sur celle
d’Emma. »
SÉNARD, pour la Défense
Mais Emma retire sa main.
73
PINARD, pour l’Accusation
Ça fait partie du jeu de séduction. Elle la retire parce qu’elle se montre
difficile. Difficile, mais pas inaccessible. D’ici peu, vous allez voir si elle
retire sa main.
SÉNARD, pour la Défense
Mais attention, écoutez ce qui se dit sur la place à ce moment-là… « Où
trouver plus d’intelligence que dans les campagnes ? Et je n’entends
pas, messieurs, cette intelligence superficielle, vain ornement des esprits
oisifs, mais plus de cette intelligence profonde et modérée. » Modérée.
Vous ne pensez pas que c’est un avertissement lancé à Madame
Bovary ? Vous ne pensez que c’est Gustave Flaubert lui-même qui dit à
Emma « attention, modère toi, ne te laisse pas séduire » ?
PINARD, pour l’Accusation
Vous voulez me faire croire que ce n’est pas de l’ironie ?
SÉNARD, pour la Défense
Demandez à mon client si c’est de l’ironie. Demandez-lui. Ah non, c’est
vrai. Il ne peut pas parler. Alors, demandez-le-moi. Non ? Je réponds
quand même. Ce n’est pas de l’ironie. Et dans ce chapitre, il n’y a pas un
seul mot qui puisse prouver que c’est de l’ironie. Monsieur Pinard, les
preuves que vous avez apportées à ce jugement sont toutes invisibles.
Tout est dans votre tête. Et c’est pour cela que vous allez perdre.
PINARD, pour l’Accusation
Mais si Gustave Flaubert crie depuis la place pour avertir Emma, alors
pourquoi se laisse-t-elle séduire ? Pourtant ils peuvent tout à fait
74
entendre ce qui se dit en bas. Rodolphe entend parfaitement le discours.
C’est là, dans les prochaines lignes.
SÉNARD, pour la Défense
… vain ornement des esprits oisifs, mais plus de cette intelligence
profonde et modérée, cette intelligence utile, fruit du respect des lois et
de la pratique des devoirs….
PINARD, pour l’Accusation
Les devoirs, les devoirs, toujours les devoirs. Je suis assommé de ce
mot-là.
SÉNARD, pour la Défense
C’est vrai qu’à ce moment-là, Rodolphe profite du discours pour
continuer à séduire Emma, mais il n’y a que ça de vrai. Le discours en
soi n’a rien d’anormal.
PINARD, pour l’Accusation
Mais Rodolphe ne profite pas de n’importe quel terme. Les devoirs. Il
s’insurge contre les devoirs. C’est maintenant évident que l’auteur ne
parle plus simplement d’adultère. L’adultère devient une façon de
contrarier l’ordre social. Les devoirs, le patriotisme et la religion
s’opposent aux plaisirs de la chair. « Ah ! Les devoirs. C’est un tas de
vieilles ganaches en gilet de flanelle, et de bigotes à chapelet. Le devoir,
le devoir ! Eh ! Parbleu ! Le devoir, c’est de sentir ce qui est grand, de
chérir ce qui est beau, et non pas d’accepter toutes les conventions de la
société, avec les ignominies qu’elle nous impose. »
SÉNARD, pour la Défense
75
Et Emma ? …
EMMA
Mais il faut bien suivre un peu l’opinion du monde et obéir à sa morale.
PINARD, pour l’Accusation
Ah ! C’est qu’il y a deux morales. La petite, la convenue, celle des
hommes, celle qui varie sans cesse et qui braille si fort, s’agite en bas,
terre à terre, comme ce rassemblement d’imbéciles que vous voyez.
Mais l’autre, l’éternelle, celle-là est faite d’amour, elle est tout autour et
au-dessus. A présent, Madame Bovary n’est plus seulement, comme le
disait la défense, ce symbole d’une femme cherchant son bonheur au
mauvais endroit. A partir de ce chapitre, Madame Bovary devient
adultère pour combattre les conventions, pour combattre ce qui est
normal et ce que l’auteur considère comme médiocre et méprisable. Où
est le mari, Charles ?
CHARLES
Je suis là.
PINARD
Le mari est en bas, sur la place il écoute le discours. En bas, avec la
majorité, au milieu des idiots. Nous tous.
SÉNARD, pour la Défense
Ah. Nous commençons enfin à comprendre ce qui se cache derrière
cette accusation. Vous considérez que ce roman est une menace à
l’Etat. C’est pour ça qu’il est immoral, Monsieur Pinard ? C’est pour ça
que vous voulez l’interdire ? Mais les lois de l’Etat ne sont pas les lois de
76
l’art. Nous ne pouvons pas jeter en prison tous les personnages qui ont
commis des crimes. Si l’art ne montre que ce qui est bon, il n’y a pas de
distinction entre le bien et le mal. C’est l’art qui ne montre que ce qui est
bon, qui est véritablement immoral. Ce n’est même pas de l’art. M.
Pinard, vous comprenez qu’il y a d’un côté les lois qui s’appliqueraient à
vous et moi si nous commettions un crime et, d’un autre côté, la fiction.
Si on bannissait toute la littérature qui montre le mal du monde, les
bibliothèques seraient vidées.
PINARD, pour l’Accusation
Vous faites exprès de tout confondre.
SÉNARD, pour la Défense
Bien sûr que non.
PINARD, pour l’Accusation
Si.
SÉNARD, pour la Défense
Non.
PINARD, pour l’Accusation
Nous n’avons rien contre les œuvres qui montrent le bien et le mal. Nous
n’avons rien non plus contre l’art. Au contraire, nous voulons un pays
avec un art pour tous. Mais si les lois de la société ne s’appliquent pas
aux œuvres d’art, alors, dans ce cas, les œuvres d’art doivent révéler
leurs propres lois. L’artiste doit nous expliquer ce qu’il considère être bon
ou mauvais dans son œuvre. Il doit avoir le courage de prendre parti. M.
Flaubert n’a pas ce courage. Se cacher derrière son style est encore pire
77
que de défendre le mal. Voilà le problème de l’écriture réaliste de votre
client, Monsieur Sénard. Ces photographies. Il dilue ses opinions dans
une histoire comme le sucre se dilue dans l’eau jusqu’à disparaître. Et
après, il nous dit : le monde est comme ça, je ne fais que le montrer. Et
nous, innocents, nous buvons l’eau sans comprendre qu’elle est pleine
de sucre.
SÉNARD, pour la Défense
Monsieur Pinard, vous êtes un poète. Mais vous ne croyez pas qu’en
buvant l’eau, on se rend compte qu’elle est sucrée ?
PINARD, pour l’Accusation
Non, parce que nous sommes distrait par Rodolphe. « C’est qu’il y a
deux morales. La petite, la convenue, celle des hommes, celle qui varie
sans cesse et qui braille si fort, s’agite en bas, terre à terre, comme ce
rassemblement d’imbéciles que vous voyez. Mais l’autre, l’éternelle,
celle-là est faite d’amour, elle est tout autour et au-dessus. » Nous
sommes distraits et Monsieur Flaubert arrive à nous convaincre que la
meilleure chose qu’une femme peut faire à notre époque pour améliorer
la société, c’est de trahir son mari. Nous ne remarquons pas que nous
sommes convaincus parce que nous regardons Emma. Emma se livre à
Rodolphe. En finesse : « un désir suprême faisait frissonner leurs lèvres
sèches ; et mollement, sans efforts, leurs doigts se confondirent. » En
finesse. Nous sommes distraits.
Pinard embrasse Emma.
EMMA
Vous vous sentez mal ?
78
PINARD, pour l’Accusation
Non. C’est que…
SÉNARD, pour la Défense
Vous paraissez un peu distrait
PINARD, pour l’Accusation
Non, non. J’ai déjà…Je pense que…
Pinard embrasse Emma.
SÉNARD, pour la Défense
Je ne vois écrit nulle part qu’ils s’embrassent.
EMMA
Vous voulez vous asseoir ?
PINARD, pour l’Accusation
J’ai juste besoin d’un peu d’eau.
SÉNARD, pour la Défense
Si vous êtes indisposé, nous pouvons lever la séance.
PINARD, pour l’Accusation
79
C’est inutile. Merci.
SÉNARD, pour la Défense
Vous êtes un peu pâle.
PINARD, pour l’Accusation
Où en étais-je ? Oui. Rodolphe séduit Emma. Il disparaît pendant six
semaines. Il se fait désirer. Ensuite, il lui rend visite chez les Bovary.
EMMA
Mon mari peut arriver d’un moment à l’autre.
PINARD, pour l’Accusation
Je t’aime. Il la tutoie. Je t’aime, Emma. Oui. Emma. Je ne peux pas
supporter de dire Bovary. Je ne peux pas le supporter. C’est le nom d’un
autre. Elle rougit. Encore une minute et elle allait certainement se mordre
les lèvres, mais Charles apparaît entre temps. Bonjour, docteur.
CHARLES
Votre domestique va mieux ?
PINARD pour l’Accusation
Oui. A merveille. Ce n’est pas sa santé qui me préoccupe, c’est celle de
Madame Bovary. Je suis venu la voir.
CHARLES
80
Ah, oui. Elle a été un peu malade. Depuis les comices agricoles. Cela
doit être dû à l’émotion de la fête. Mon Emma a des problèmes de
nerfs… Nous ne savons pas vraiment si c’est les nerfs. C’est un
diagnostic difficile.
PINARD, pour l’Accusation
Vous ne pensez pas que l’exercice du cheval lui ferait du bien, docteur ?
CHARLES
Si. Bien sûr. Quelle bonne idée. J’aurais dû y penser avant.
EMMA
Mais nous n’avons qu’un cheval et Charles en a besoin pour ses
consultations.
PINARD, pour l’Accusation
Je mets un cheval à votre disposition. Et même, je vous accompagne. Si
vous n’y voyez pas d’inconvénient, docteur.
CHARLES
Oui. Cela te fera du bien, Emma. J’irai bien moi aussi, mais avec ces
consultations…
EMMA
Je n’ai pas de tenue pour ça.
CHARLES
81
Ce n’est pas grave. On va en commander une à Monsieur Lheureux. Tu
l’auras dans quelques jours. Tu seras si belle. Comment pourrais-je vous
remercier ?
PINARD, pour l’Accusation
Et quand le costume est prêt, Charles écrit à Rodolphe que sa femme
est à sa disposition pour monter à cheval et qu’il compte, je cite, qu’il
compte sur sa complaisance.
EMMA
A la page 227, je galope. Rodolphe galope à mes côtés. L’odeur de la
terre. Nous voilà dans la forêt.
PINARD, pour l’Accusation
Nos destinées maintenant sont communes.
EMMA
Non. C’est impossible.
Pinard embrasse Emma.
EMMA
Non.
PINARD pour l’Accusation
Non ?
82
EMMA
Où sont les chevaux ? J’ai peur. Où sont les chevaux ?
PINARD pour l’Accusation
De quoi as-tu peur ?
EMMA
Non.
PINARD, pour l’Accusation
Non ? Non ? Mais dans le roman, n’y-a-t-il pas écrit que « s’exposer au
danger lui élevait l’âme et la sauvait de l’ennui ». Tu ne veux pas du
danger ?
EMMA
Les chevaux. Rentrons
PINARD, pour l’Accusation
Encore un peu. Attends. S’il te plaît. Tu as les yeux si noirs. Emma
renverse son cou blanc.
EMMA
Non.
PINARD pour l’accusation
83
Emma renverse son cou blanc et, défaillante, tout en pleurs, avec un
long frémissement et en se cachant la figure, elle s’abandonne.
« S’abandonne. » C’est ici. C’est ici qu’Emma se perd. Elle ne retire plus
la main. Elle ne dit plus non. Elle s’abandonne.
Pinard embrasse Emma.
EMMA
A la page 231 quand je me redresse, je chasse les stigmates de la
volupté et je rentre à la maison. En m’apercevant dans la glace, je
m’étonne de mon visage. Jamais je n’ai eu les yeux si grands, si noirs,
ou d’une telle profondeur. Quelque chose de subtil m’a transfigurée. Je
me répète à moi-même : j’ai un amant, j’ai un amant. Je me délecte.
C’est comme une nouvelle puberté. Je vais posséder enfin ces joies de
l’amour, cette fièvre du bonheur dont je désespérais. J’entre dans
quelque chose de merveilleux où tout est passion, extase et délire. J’ai
un amant, J’ai un amant.
Pinard embrasse Emma.
PINARD, pour l’Accusation
Juste un peu d’eau. Excusez-moi. Oui, elle rentre à la maison. Emma
rentre à la maison et elle rentre sans l’ombre d’un remords. Il n’y a pas
que cet abandon dans la forêt qui pose problème. Il y a aussi la joie qui
lui succède. J’ai un amant, j’ai un amant. Emma Bovary est heureuse. Et
belle. Je cite : « jamais Madame Bovary n’a été aussi belle qu’à cette
époque ». Et ce n’est pas tout. Cette époque où Emma sort en douce
pour ses rendez-vous furtifs avec Rodolphe, c’est aussi celle où Charles
la trouve « délicieuse et irrésistible, comme dans les premiers temps du
mariage ». Voilà Gustave Flaubert, l’auteur sans opinion.
84
SÉNARD, pour la Défense
Vous êtes très choqué que la chute d’Emma Bovary ne soit pas tout de
suite suivie de remords et qu’au lieu d’être pleine de regrets, elle répète
avec satisfaction « J’ai un amant, j’ai un amant ». Mais elle a encore la
coupe aux lèvres, Monsieur Pinard. Si l’auteur faisait déjà paraître la
saveur amère de la liqueur magique, il mentirait. Il serait un écrivain
moraliste, mais il ne respecterait pas les lois de la nature.
PINARD pour l’Accusation
Vous êtes donc aussi un poète, Monsieur Sénard. « La saveur amère de
la liqueur magique. » C’est beau, mais je ne suis pas sûr d’avoir bien
compris. Voulez-vous dire que le roman peut bien être immoral et violer
les lois établies par l’Etat…
SÉNARD, pour la Défense
Je n’ai pas dit que le roman était immoral.
PINARD, pour l’Accusation
…tant que les lois de la nature sont respectées ? C’est la faute de la
nature, c’est ce que vous voulez dire ?
SÉNARD, pour la Défense
Ce que je veux dire, c’est que ce n’est pas au moment de l’erreur qu’on
se sent coupable. Si c’était le cas, personne ne ferait d’erreur. Emma est
enivrée par la passion. Ivres, nous ne pouvons pas être avertis des
dangers de l’ivresse. Ivres, nous sommes ivres. Elle rentre à la maison
heureuse, émerveillée, le cœur chantant « enfin, j’ai un amant, j’ai un
amant. ». Mais l’ivresse va-t-elle durer longtemps ? Deux pages plus
loin, déjà, Emma s’inquiète. Elle sent le poids de sa culpabilité. Pourtant
85
l’ivresse la fait encore brûler de désir pour Rodolphe. Elle commence à
lui rendre visite à l’improviste.
EMMA
Je t’ai apporté un cadeau.
SÉNARD, pour la Défense
Quel cadeau ?
EMMA
Une cravache.
PINARD, pour l’Accusation
Une cravache.
EMMA
A pommeau de vermeil.
SÉNARD, pour la Défense
Tu n’aurais pas dû. C’est trop cher.
EMMA
Je l’ai acheté à Lheureux. Il me fait crédit. Peu importe l’argent. Je t’aime
tant. Je t’aime tant.
86
Ils s’embrassent.
EMMA
Qu’est-ce que tu as ? Tu es malade ? Parle.
SÉNARD, pour la Défense
Quoi ?
EMMA
Tu es pâle.
SÉNARD pour la Défense
C’est vrai ? Ce n’est rien. J’ai juste besoin d’un verre d’eau.
PINARD, pour l’Accusation
Vous vous sentez bien ?
SÉNARD, pour la Défense
Oui, oui. Rodolphe.
EMMA
Je t’aime tant. Je veux rester avec toi pour toujours. Ne jamais rentrer
chez moi.
Emma embrasse Sénard.
87
SÉNARD, pour la Défense
Mais … Et…
PINARD, pour l’Accusation
Nous pouvons faire une pause, si vous voulez.
SÉNARD, pour la Défense
Non. Il faut juste que je reprenne mon souffle.
Emma embrasse Sénard.
PINARD, pour l’Accusation
Plus d’eau ?
SÉNARD, pour la Défense
Merci.
EMMA
On pourrait fuir ensemble. Partir à Venise.
Emma embrasse Sénard.
SÉNARD, pour la Défense
88
Ta fille. Ton mari. C’est un idiot, je sais, mais…
EMMA
Un idiot ?
SÉNARD, pour la Défense
C’est impossible. On ne devrait pas. Et tu ne devrais pas non plus venir
ici comme ça.
EMMA
Comment ?
SÉNARD pour la Défense
Sans m’en avertir d’abord.
EMMA
Je te dérange ?
SÉNARD, pour la Défense
Ce n’est pas ça. C’est à cause de ta réputation.
EMMA
Qu’a-t-elle ma réputation ?
SÉNARD, pour la Défense
89
Les gens parlent. Tu comprends ? Et puis… Je ne me pardonnerais
jamais si, par ma faute, tu… Je … Tu comprends ? Enfin, elle l’ennuyait.
Il aurait bien trouvé une excuse pour s’en débarrasser. Mais il y avait
quelque chose chez cette femme. Une fièvre. Un …
Sénard embrasse Emma.
SÉNARD, pour la Défense
Elle aussi….Elle aussi, même enivrée, commençait à sentir qu’elle s’était
écarté du bon chemin. Elle avait peur. Le remords. Et elle essaye de
s’échapper. Elle essaye de faire le bien autour d’elle. Elle essaye de
trouver des raisons d’aimer Charles.
PINARD, pour l’Accusation
Non. Elle finit par le convaincre d’opérer un garçon infirme. Une
opération inutile. Le seul intérêt, c’était que le nom des Bovary devienne
célèbre.
SÉNARD, pour la Défense
J’ai lu le même roman et tout ce que je vois c’est une femme qui cherche
à bien faire en demandant à son mari d’aider un garçon boiteux.
PINARD, pour l’Accusation
Mais le garçon ne voulait même pas être opéré. Il a toujours été boiteux.
Il était heureux comme ça. Ils ont fini par le convaincre en lui promettant
qu’il trouverait une amoureuse plus facilement. Charles ne voulait même
pas faire l’opération.
EMMA
90
Essaye. Tu vas l’aider.
PINARD, pour l’Accusation
Non. Essaye. Tu vas l’aider. Tu seras célèbre.
EMMA
Oui. Tu vas apparaître dans les journaux. Tu auras plus de clients. De
meilleurs clients.
CHARLES
Mais je ne sais pas. Je vais devoir étudier. Me renseigner sur les
déformations du pied dans le dictionnaire des sciences médicales.
EMMA
Alors, lis le dictionnaire.
CHARLES
La stréphypopodie, la stréphanopodie, et la stréphexopodie.
EMMA
Travaille. Tu peux le faire. Tu vas l’aider.
SÉNARD, pour l’Accusation
Non. Travaille. Tu peux le faire. Tu vas l’aider.
91
EMMA
Travaille. Tu peux le faire. Tu vas l’aider.
CHARLES
Je ne suis pas un chirurgien. Je ne saurai pas…
EMMA
Essaye. Essaye, Charles.
CHARLES
J’essaye. Je fais l’opération.
PINARD, pour l’Accusation
Et l’opération tourne mal. Terriblement mal. La jambe du garçon se
gangrène. En fin de compte, on fait venir un autre médecin. Un vrai
médecin. La jambe est amputée. Tout ça à cause des rêves de grandeur
de Madame Bovary. L’adultère ne l’enivrait plus, alors elle est allée
s’enivrer dans l’ascension sociale.
SÉNARD, pour la Défense
Ah…Très bien !
PINARD, pour l’Accusation
Une fois que le mari a échoué, elle retourne voir Rodolphe avec la
délicatesse d’une courtisane. Elle le couvre de cadeaux. Elle s’endette
encore plus pour acheter des vêtements et des bijoux.
92
SÉNARD, pour la Défense
D’accord. Petit à petit, les vrais motifs de cette accusation commencent
à surgir. Premièrement, c’était la menace faite à l’Etat et maintenant
c’est le désir d’ascension sociale. En fait, c’est un jugement politique. Le
problème n’est plus moral.
PINARD, pour l’Accusation
Il est moral également.
SÉNARD, pour la Défense
Si c’est vrai, vous allez aussi devoir accuser tous les auteurs des livres
où il y a des princesses et des reines adultères. Ils ne sont pas rares.
PINARD, pour l’Accusation
Un auteur à la fois. Tout est possible.
SÉNARD, pour la Défense
La vérité, c’est que si Madame Bovary était une aristocrate, Gustave
Flaubert ne serait pas accusé. Monsieur l’Avocat Impérial, ce qui vous
irrite, c’est qu’une bourgeoise de province ait autant le droit d’être
immorale qu’une princesse.
PINARD, pour l’Accusation
Ce qui m’irrite, c’est d’imaginer ce roman tomber entre les mains de
jeunes filles innocentes, qui verront Madame Bovary comme un
exemple.
SÉNARD, pour la Défense
93
Un exemple de quoi ? De comment souffrir ? De comment être
malheureuse ? Pensez-vous que l’affaire avec Rodolphe finisse bien ?
EMMA
A la page 281, il ne vient pas.
PINARD, pour l’Accusation
L’affaire finit mal, mais après quatre ans d’adultère. Quatre ans.
SÉNARD, pour la Défense
Mais vous l’avez dit, elle finit mal. Rodolphe ne s’enfuit pas avec Emma
comme il l’a promis. Il disparaît. Il lui laisse une lettre pleine d’excuses.
EMMA
A la page 281, il ne vient pas.
PINARD, pour l’Accusation
N’oubliez pas tout l’argent que Madame Bovary a dépensé en vêtements
pour le voyage. Elle a acheté une malle, un manteau. Elle s’enfouit
encore plus sous les dettes.
SÉNARD, pour la Défense
Oui, toujours plus de dettes. Emma est abandonnée, elle est victime de
la cruauté de Rodolphe et elle envisage le suicide.
EMMA
94
A la page 281, il ne vient pas.
SÉNARD, pour la Défense
Que pensera votre jeune et innocente lectrice en arrivant à cette partie
du roman ? « Voici un bon exemple. Quatre ans d’adultère et ensuite je
me suicide » Cela vous semble un manuel du bonheur ? Vous ne croyez
pas plutôt que mon client prévient les lecteurs et lectrices des dangers
de l’adultère ?
PINARD, pour l’Accusation
Elle ne se suicide pas pour autant.
SÉNARD, pour la Défense
Mais presque. Et ensuite, elle tombe malade.
PINARD, pour l’Accusation
Cette maladie n’en est pas une. C’est la douleur de la rupture. Elle reste
au lit. Des mois au lit. Avec de la fièvre. Elle oublie sa famille, elle oublie
sa fille, elle oublie son foyer. Charles, le médecin qui n’en est pas un,
croit en sa maladie. Il s’endette pour acheter des médicaments. Il essaye
tout. Et quand la fièvre tombe, que fait Madame Bovary ? Elle se tourne
vers la religion.
SÉNARD, pour la Défense
La religion vous dérange ?
PINARD, pour l’Accusation
95
C’est la façon dont elle apparaît ici qui me dérange. Comme un substitut
à l’adultère.
SÉNARD, pour la Défense
La littérature est pleine de femmes qui vont au couvent pour racheter
leurs péchés.
PINARD, pour l’Accusation
Mais Madame Bovary ne cherche pas la rédemption. Elle cherche le
plaisir de la souffrance. L’ivresse de la dévotion.
EMMA
A la page 281, il ne vient pas.
PINARD, pour l’Accusation
Au tout début du roman, quand elle était au couvant encore enfant,
Emma inventait des péchés pour profiter de ses punitions. Elle prenait
plaisir à être punie.
Pinard embrasse Emma.
SÉNARD, pour la Défense
C’est parce que l’Eglise éduque les enfants dans la superstition au lieu
de les élever dans les valeurs chrétiennes.
PINARD, pour l’Accusation
Donc vous admettez au moins que le roman critique l’Eglise ?
96
SÉNARD, pour la Défense
Je n’ai pas besoin du roman pour critiquer l’Eglise. Je peux le faire tout
seul. Si l’Eglise ne se consacrait pas autant au commerce de médaillons
et de bougies, elle aurait moins de raison d’être critiquée. Je suis
chrétien, mais je n’ai pas peur de dire qu’Emma Bovary est aussi une
victime de l’Eglise. Ce ne sont pas seulement ses amants qui l’ont
abandonnée. L’Eglise aussi l’a abandonnée.
EMMA
A la page 281, il ne vient pas.
Sénard embrasse Emma.
PINARD, pour l’Accusation
La mort.
SÉNARD, pour la Défense
La mort n’est qu’à la fin du livre.
PINARD, pour l’Accusation
Alors allons directement à la fin. Sa mort. L’extrême onction. Le prêtre
enduit le corps d’Emma. Cela parle de sensualité.
SÉNARD, pour la Défense
Gustave Flaubert a fait des recherches pour écrire la scène d’extrême
onction. Il fait une description exacte du rituel.
97
PINARD, pour l’Accusation
De la luxure pendant l’extrême onction ? J’aimerais savoir où il a fait ses
recherches.
SÉNARD, pour la Défense
Un prêtre de ses amis lui a prêté un livre. Un livre religieux.
PINARD, pour l’Accusation
« Somptuosités terrestres ». C’est écrit dans ce livre religieux ?
SÉNARD, pour la Défense
La religion n’est-elle pas pleine de somptuosités ? Dois-je vous rappeler
l’Extase de Sainte Thérèse ?
PINARD, pour l’Accusation
« Savourant le plaisir d’être faible ». Etc. Etc.
SÉNARD, pour la Défense
C’est votre loupe, Monsieur Pinard. C’est une loupe tendancieuse. Elle
ne grossit que les mots qui vous conviennent
PINARD, pour l’Accusation
Je cite le roman.
SÉNARD, pour la Défense
98
Pour chaque ligne que vous citez cher ami, il y plus de cinq cent lignes
qui sont dans le roman et qui vous contredisent.
PINARD, pour l’Accusation
« L’assouvissance de ses désirs. » Nous sommes encore dans l’extrême
onction.
SÉNARD, pour la Défense
Avec cette méthode, je n’ose même pas imaginer ce que vous feriez aux
dictionnaires.
PINARD, pour l’Accusation
La volupté perdue. Etc. Etc. Le prêtre prend le crucifix. Etc. Etc. Elle
allonge le cou. Elle a soif. Elle dépose ses lèvres sur l’image du Christ.
Elle l’embrasse. De toute sa force. Le plus grand baiser d’amour qu’elle
ait jamais donné.
Pinard embrasse Emma.
SÉNARD, pour la Défense
On retire le mot volupté du dictionnaire ? Et luxure ? Parce qu’il y est
aussi. Et désir ? Et baiser ? Baiser peut rester ? Et crucifix ? Parce qu’il
apparaît quelques pages après baiser ? Ils ne sont pas trop proches
dans le dictionnaire ? Crucifix et baiser ? Et qu’est-ce qu’on fait du mot
immoral ? Il est immoral ? On le coupe aussi ? Et maintenant, de quoi
accusez-vous mon client ?
Sénard embrasse Emma.
99
EMMA
A la page 281, il ne vient pas. Si seulement je pouvais ne plus rien
sentir. Ne plus jamais rien sentir.
PINARD, pour l’Accusation
Et quand Emma va au théâtre ? Au théâtre.
SÉNARD, pour la Défense
C’est l’idée de Charles. C’est pour la distraire.
PINARD, pour l’Accusation
Ce n’est pas l’idée de Charles. C’est l’idée de Flaubert. C’est Flaubert
qui emmène Madame Bovary voir un opéra à Rouen. C’est lui qui
l’abandonne, c’est lui qui la rend malade et fiévreuse, c’est lui qui la
lance dans les sensualités religieuses et ensuite l’amène voir un opéra
romantique de Donizetti. Imaginez l’atmosphère dans les loges. La
confusion qui règne dans sa tête. Elle se laisse emporter par les scènes
passionnées qu’elle voit sur scène.
Pinard embrasse Emma.
SÉNARD, pour la Défense
On retire aussi le mot passion du dictionnaire ?
Sénard embrasse Emma.
100
PINARD, pour l’Accusation
Elle égratigne avec ses ongles le velours de sa loge pendant les scènes
les plus passionnées.
Pinard embrasse Emma.
SÉNARD, pour la Défense
Maintenant ce sont les verbes. Egratigner. Très bien. Il est impossible
d’égratigner.
Sénard embrasse Emma.
PINARD, pour l’Accusation
Ensuite, Léon apparaît. Différent. Elégant.
SÉNARD, pour la Défense
Maintenant les adjectifs. On coupe différent et élégant.
PINARD, pour l’Accusation
Ils ne se quittent pas des yeux. Ils sortent avant la fin. Ils ont toujours l’air
aussi intime.
SÉNARD, pour la Défense
On revient aux substantifs. C’est pour couper intimité, c’est ça ?
PINARD, pour l’Accusation
101
Ils se donnent rendez-vous. C’est Charles qui conseille à Emma de
rester encore quelques jours à Rouen. Toujours aussi complaisant.
SÉNARD, pour la Défense
La complaisance aussi.
PINARD, pour l’Accusation
Ils sont tous les deux plus adultes.
SÉNARD, pour la Défense
Adultères ?
PINARD, pour l’Accusation
Adultes.
SÉNARD, pour la Défense
Adultes. C’est coupé.
PINARD, pour l’Accusation
Plus cyniques.
SÉNARD, pour la Défense
Le cynisme.
PINARD, pour l’Accusation
102
A présent, leur passion n’est plus platonique. Il n’y a que du désir.
SÉNARD, pour la Défense
On a déjà coupé désir.
Les avocats s’embrassent.
GUSTAVE FLAUBERT
Chère amie, j’apprécie la préoccupation et la tendresse dont vous faites
preuve dans la lettre que vous m’avez envoyée. Nous sommes à la fin
du cinquième jour de cet étrange procès. J’ai des difficultés à vous
décrire ce qui se passe, parce que moi-même je n’y comprends pas
grand-chose. Une fièvre étrange s’est emparée du tribunal. Ils sont tous
pâles. Mais je veux vous rassurer sur un point. Mon avocat, Monsieur
Sénard, est convaincu que je serai acquitté. Il m’a dit que l’accusation
peut avoir l’air de gagner, mais qu’elle n’arrivera pas à prouver
l’immoralité du roman. Il m’a aussi dit que tout ce scandale va m’aider,
car quand mon roman sera publié, ce sera un succès commercial. Nous
verrons. Si je le publie un jour, je le dédierai à mon avocat. Mais, même
si je vois maintenant le soleil illuminer la rive du fleuve turbulent que je
traverse, il y a quelque chose qui me blesse. Bien qu’il ait la voix la plus
irritante que j’ai jamais entendue, l’avocat de l’accusation rend mieux
service à mon roman que mon propre avocat. Il a compris tout ce que j’ai
écrit. Il dit tout ce que je voulais que le lecteur pense. Mais il considère le
livre condamnable, alors que moi non. C’est seulement cette opinion qui
nous distingue. Il me veut en prison, mais il dit la vérité. C’est vrai, je
veux que les lecteurs imaginent les plus grandes transgressions de la
chair, les plus belles illusions de la grandeur. Je veux qu’ils méprisent la
médiocrité de l’homme commun, la banalité des superstitions et l’instinct
primitif des petits pouvoirs. Découvrir que mes ennemis comprennent
tout cela en lisant Madame Bovary, c’est le plus grand des éloges, et en
même temps c’est la racine de mes problèmes. Aujourd’hui, j’ai perdu
une dent. Je suis en train de devenir un ours édenté. Cinq jours de
103
jugement et je sens que j’ai pris dix ans. S’ils ne se dépêchent pas, la
sentence sera posthume. Ils devront m’enfermer au Musée d’Histoire
Naturelle plutôt que dans une cellule. Je veux te voir. Si je ne suis pas
emprisonné, je veux te voir. Je veux te voir le plus vite possible. Je veux
te voir, chère amie. Avant que toutes mes dents ne tombent. Je meurs
d’envie de te voir. Je ne peux plus attendre, pas même un seul jour. Je
veux te voir. Rejoins-moi à la cathédrale. A midi, à la cathédrale.
EMMA
Je ne peux pas rester très longtemps.
LÉON
Je vous ai apporté la dent que j’ai perdue. Et des fleurs.
EMMA
Merci. Je dois rentrer à la maison. Nous ne pouvons pas. C’est
impossible.
LÉON
Impossible pourquoi ?
EMMA
Tu as pensé à moi à Paris ?
LÉON
Tous les jours.
104
EMMA
Tu as pensé à moi quand tu marchais sur le tapis ?
LÉON
Le tapis ? Ah oui. Toujours quand je marchais sur le tapis.
EMMA
Et tu as eu d’autres femmes ? Oui, tu as eu d’autres femmes. Je le
sens.
SÉNARD, pour la Défense
Vous ne visitez pas la Cathédrale ?
PINARD, pour l’Accusation
Bien sûr qu’ils ne vont pas visiter la cathédrale. Ce qu’ils veulent c’est se
visiter.
SÉNARD, pour la Défense
Mais la cathédrale est très belle. Je peux vous faire une visite guidée.
LÉON
Non ! On y va.
EMMA
Je n’ai pas envie.
105
LÉON
Si, tu as envie. Allez.
EMMA
Je n’aurai pas dû venir. J’ai commencé à t’écrire une lettre. Pour te dire
que c’est impossible. Nous ne pouvons pas.
LÉON
Mais tu es venue.
EMMA
Oui.
SÉNARD, pour la défense
Regardez cette voûte. Et l’autel. Et le confessionnal.
PINARD, pour l’Accusation
Le confessionnal ? Il faudrait déjà avoir quelque chose à confesser.
LÉON
Appelez-moi un fiacre.
SÉNARD, pour la Défense
Un fiacre ?
106
LÉON
Un fiacre. Vite.
EMMA
Nous ne devrions pas. Un fiacre ?
LÉON
Cela se fait à Paris.
EMMA
Tu le faisais à Paris ?
LÉON
Oui. Dans le fiacre.
PINARD, pour l’Accusation
Voilà le fiacre.
SÉNARD, pour la Défense
Mais où va-t-on ?
LÉON
N’importe. Où vous voudrez.
107
PINARD, pour l’Accusation
Le fiacre démarre. Il fait le tour de la cathédrale, puis il passe par
Quatremares, il passe par Sotteville, il passe dans la Grande-Chaussée,
dans la rue d’Elboeuf et il s’arrête devant le jardin.
EMMA
Ne t’arrête pas. Ne t’arrête pas.
PINARD, pour l’Accusation
Cette scène du fiacre est la plus immorale de tout le roman. C’est de la
luxure à l’état pur.
LÉON
Continue. Allez.
PINARD, pour l’Accusation
Le fiacre erre dans Rouen. Balloté comme un navire dans une tempête.
Débordant de désir. Et il ne s’arrête pas. Il continue. Continue. Continue.
SÉNARD, pour la Défense
Le fiacre reprend sa course et passe par Saint-Sever, par le quai des
Curandiers, par le quai aux Meules, encore une fois par le pont, par la
place du Champ-de-Mars et derrière l’hôpital. Tout ce que nous voyons
c’est le bras nu d’Emma Bovary qui surgit à la fenêtre.
EMMA
108
Continue. Continue. Continue.
SÉNARD, pour la Défense
Le fiacre remonte l’avenue Bourveuil, parcourt le boulevard Cauchoise,
puis tout le Mont-Riboudet, jusqu’à la côte de Deville.
PINARD, pour l’Accusation
Continue. Ne t’arrête pas.
EMMA
Ne laisse pas les chevaux s’arrêter. Plus vite. Plus vite.
SÉNARD, pour la Défense
Les chevaux sont en sueur, à bout de force. Le fiacre passe une, deux,
trois fois dans les mêmes rues. Les gens le pointent du doigt. Il a déjà
fait dix fois le tour de la cathédrale. Ça fait quoi ? - trois heures, quatre
heures qu’ils y sont. La course va être chère.
EMMA
Ne t’inquiète pas pour l’argent.
PINARD, pour l’Accusation
Peu importe l’argent. Vas-y.
SÉNARD, pour la Défense
109
L’immoralité est contenue à l’intérieur du fiacre, mais observez le style
de l’auteur. Observez sa délicatesse. Sa précision artistique. C’est vrai,
c’est une scène de sensualité, mais comme cette sensualité est belle,
comme elle est alléchante, comme elle est capable d’éveiller
l’imagination du lecteur, comme elle est capable de le porter. Oui, de le
porter. De le porter à l’intérieur du fiacre, sur lequel rien n’a été écrit.
L’intérieur du fiacre, qui est notre propre intérieur.
EMMA
Encore. Démarre encore. Encore.
LÉON
Mais pour aller où ?
SÉNARD, pour la Défense
Peu importe. Tourne en rond.
LÉON
Le fiacre refait le même chemin, encore et encore, jusqu’au crépuscule.
Mais les rues qu’il emprunte ne sont plus les rues qu’il emprunte.
CHARLES
Emma.
LÉON
Quand il passe par Quatremares, il passe en fait par Venise. Quand il
passe par Sotteville, il passe à l’ombre des pyramides de Gizeh.
110
CHARLES
Emma.
LÉON
Quand il passe dans la Grande Chaussée, il est aux bains publics
d’Istanbul. Quand il passe dans la rue d’Elbeuf, il est au sommet des
montagnes suisses.
CHARLES
Emma. Emma.
LÉON
Le fiacre se faufile dans les rues étroites de Rouen, mais dans son
habitacle obscur, il voyage de par le monde, il visite le fond des océans,
il s’envole vers des constellations inaccessibles. La ballade dure une
soirée, mais cette soirée, chère amie, contient un voyage qui dure des
siècles et qui ne se termine qu’à la nuit noire. Notre Emma Bovary
retourne aux pages de mon roman, où Charles Bovary attend sa femme
à la maison.
CHARLES
Emma.
EMMA
Qu’y a-t-il ?
111
CHARLES
Le pharmacien a une nouvelle à t’annoncer.
EMMA
Qu’est-ce que c’est ?
HOMAIS
Ah, oui. J’ai quelque chose de très important à vous dire.
EMMA
Dites-le-moi.
HOMAIS
Excusez-moi. Je vais seulement chercher l’arsenic et le poser ici. C’est
très dangereux, l’arsenic. Il faut le garder avec beaucoup d’attention.
L’arsenic pourrait tuer un ours. L’arsenic pourrait certainement tuer un
perroquet. L’arsenic pourrait vous tuer vous, Madame Bovary.
EMMA
Que voulez-vous me dire ?
HOMAIS
Ah, oui. Votre beau-père.
EMMA
Qu’est-ce qu’il a mon beau-père ?
112
HOMAIS
Il est mort.
EMMA
Charles, tu ne pouvais pas m’annoncer toi-même la nouvelle ?
CHARLES
C’est que c’est trop douloureux pour moi. Et tu l’aimais tellement. Je ne
sais jamais comment donner ce genre de nouvelles. C’est un talent que
devrait avoir un bon médecin mais moi, c’est vrai, je ne sais pas
comment annoncer une mort. Je crois que je n’affronte pas très bien la
mort des autres.
EMMA
La mort des autres…et tu vas bien affronter la tienne ?
CHARLES
La mienne, oui. J’ai l’impression que oui.
EMMA
Ton père avait quel âge ?
CHARLES
Cinquante-huit. Il est mort si jeune.
113
EMMA
C’est triste.
CHARLES
Oui. C’est très triste. Ton voyage à Rouen s’est bien passé ? Tu t’es
amusée ?
EMMA
Oui.
CHARLES
Tu veux que je mette ces fleurs dans l’eau ?
EMMA
Non. Laisse les fleurs. Elles n’ont pas besoin d’eau.
HOMAIS
Excusez-moi, mais monsieur Lheureux est là pour vous parler. Et aussi,
je voudrais vous rappeler que l’arsenic est ici. Très dangereux, Madame
Bovary. Très dangereux, l’arsenic. Ah oui, très dangereux.
LHEUREUX
Je suis vraiment désolé de vous déranger dans ce moment difficile.
CHARLES
Tu peux lui parler, Emma ?
114
EMMA
Oui.
LHEUREUX
Chère Madame Bovary, je regrette profondément la mort de votre beau-
père. J’espère qu’au milieu de tant de douleur, vous ressentez un peu de
soulagement.
EMMA
Du soulagement ?
LHEUREUX
Oui, grâce à l’héritage. L’héritage que vous allez recevoir va sûrement
vous aider à résoudre vos problèmes financiers.
EMMA
Quels problèmes financiers ?
LHEUREUX
C’est que, malheureusement, je n’en peux plus. J’ai fait un grand effort
pour continuer à vous faire crédit. J’ai supporté tous vos caprices,
Madame Bovary. Les vêtements, les cadeaux pour vos amis, les
manteaux et la malle que vous avez achetée pour ce voyage que vous
avez fini par ne jamais faire. J’ai encore prêté de l’argent à votre mari
pendant votre maladie. A présent, vous êtes guérie. D’ailleurs, laissez-
moi vous dire que vous êtes plus belle que jamais. Maintenant, j’ai
besoin de récupérer mon argent.
115
EMMA
Quoi ? Totalement ?
LHEUREUX
Oui. Totalement.
EMMA
Et…combien ça fait ?
LHEUREUX
J’ai apporté les comptes et vos reconnaissances de dettes signées, pour
que vous puissiez vérifier.
EMMA
Mais vous êtes sûr de ne pas pouvoir attendre encore un peu ?
LHEUREUX
C’est très compliqué. A moins que …
EMMA
Il y a un moyen ?
LHEUREUX
116
Si vous aviez la procuration de votre mari pour hypothéquer la maison et
son contenu, ce serait une autre histoire. Je ne verrais pas
d’inconvénient à continuer à financer tout ce dont vous aurez besoin.
HOMAIS
Excusez-moi, un moment. N’oubliez pas que l’arsenic est ici. Juste ici,
Madame Bovary.
LHEUREUX
J’ai pris la liberté de préparer ce document. Je pourrais m’occuper de
tout ça avec votre mari, mais il est en deuil, il souffre. Vous avez un bon
sens pratique. Vous préférerez sûrement vous en charger.
EMMA
Oui, bien sûr.
CHARLES
Qui t’a donné ce papier ?
EMMA
Lheureux. Mais je ne lui fais pas confiance. Ce serait mieux de
demander à quelqu’un de compétent pour voir si tout est en ordre.
Malheureusement, nous ne connaissons personne.
CHARLES
Bien sûr que si. Léon. Il a étudié le droit à Paris, il est clerc de notaire. Je
vais lui écrire pour lui demander conseil.
117
EMMA
Lui écrire ? Ces choses doivent se régler en personne. Il y a les intérêts,
les taxes, les délais de paiement, les impôts.
CHARLES
Mais je ne peux pas aller à Rouen. J’ai les funérailles de mon père. Mes
consultations.
EMMA
Bon. Alors j’irais.
CHARLES
Merci, Emma. Merci.
GUSTAVE FLAUBERT
Merci, chère amie. Merci pour l’amour avec lequel vous avez lu et
répondu à mes lettres. Vous me demandez quel dénouement aura cette
bataille. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il n’y a plus aucune
bataille. Finalement, ce n’est pas une guerre de la morale contre
l’immoralité. Il n’y a ni bien ni mal. Il n’y a ni défense, ni accusation. Il n’y
a que Madame Bovary. Rien d’autre. Madame Bovary, une maladie que
j’ai inventée. Une maladie contagieuse qui a infecté tout le monde.
Même moi. Nous sommes tous des hyènes dévorant le peu de chair qui
reste sur la carcasse d’Emma Bovary, chacun d’entre nous, des hyènes
passionnées.
EMMA
118
A la page 340, mes yeux ne suffisent pas à te contempler.
LÉON
A la page 340, nous louons une chambre à l’hôtel. Nous mangeons de la
friture d’éperlans, de la crème et des cerises. La plupart du temps, c’est
toi qui paye.
EMMA
A la page 355, nous nous rappelons le jour de ton départ à Paris, où pas
un de nous n’a eu le courage d’embrasser l’autre.
LÉON
A la page 355, nous nous embrassons pour toutes les fois où nous ne
l’avons pas fait.
EMMA
A la page 369, je continue à te voir. Je suis plus enflammée et plus avide
à chaque fois que je retrouve notre chambre. J’apporte des vêtements
neufs à chaque rendez-vous. Peu importe l’argent. Tout s’arrange.
PINARD, pour l’Accusation
A la page 369, tu te déshabilles brutalement, arrachant le lacet mince de
ton corset qui siffle autour de tes hanches.
SÉNARD, pour la Défense
Puis tu fais d’un seul geste tomber ensemble tous tes vêtements. Pâle.
Avec un long frisson.
119
EMMA
Page 370.
LÉON
Page 371.
EMMA
Page 372.
LÉON
Page 373.
EMMA
Page 374.
LÉON
Page 376.
SÉNARD, pour la Défense
A la page 379, tu commences à te fatiguer de Léon, tu ne sens plus ces
ébahissements de la possession qui en centuplent la joie.
PINARD, pour l’Accusation
120
A la page 380, tu recommences à sentir l’insuffisance de la vie, la
pourriture qui gagne tout ce que tu touches.
EMMA
A la page 381, je suis entouré de Léon, de marins et de femmes faciles.
Le bonheur est introuvable. Tout me paraît insupportable.
CHARLES
A la page 381, tu as passé la nuit dehors. Quand tu reviens, je te dis que
notre maison va être saisie.
EMMA
A la page 382, je ne sais plus quoi faire. Le bonheur n’est pas comme
dans les livres. La passion n’est pas comme dans les livres. L’ivresse
n’est pas comme dans les livres.
SÉNARD, pour la Défense
A la page 384, tu t’es corrompue. C’est l’auteur qui l’écrit. Regarde
comme l’auteur lui-même dénonce ton comportement.
PINARD, pour l’Accusation
Non. L’auteur te défend. L’auteur veut qu’on pleure pour toi. Maintenant,
tu commences à souffrir. N’oublie pas que c’est lui, Flaubert, qui écrit ta
souffrance.
CHARLES
Notre maison, Emma ? Nous allons perdre notre maison ?
121
EMMA
Pourquoi ne m’as-tu pas rendue heureuse ?
GUSTAVE FLAUBERT
Moi ?
CHARLES
De quoi tu parles ?
EMMA
Pourquoi veux-tu d’une maison où tu n’es pas heureux ?
CHARLES
Demain je vais mettre notre maison aux enchères.
HOMAIS
Il ne faut pas oublier que l’arsenic est là. Très dangereux. Très
dangereux.
EMMA
Je m’en occupe. Je m’en occupe. Il y a encore une porte de sortie.
Donne-moi un jour. Ne me dérange pas. Va-t’en. Je m’en occupe. Ah…
comme dans les livres. Comme dans les livres. Vous. Lheureux. Vous
savez ce qui m’arrive ?
122
LHEUREUX
Et à qui la faute ? Les amants, le luxe, les rêves. A qui la faute ?
EMMA
Ah… Pas de morale.
LHEUREUX
Ça ne peut pas faire de mal.
EMMA
Aidez-moi.
LHEUREUX
Je ne peux pas. Quoi ? Vous voulez me séduire ?
EMMA
Aidez-moi. Je signerai tout ce qu’il faudra.
LHEUREUX
Il n’y a plus rien à signer. Payez tout ou dites adieu à votre maison.
EMMA
Léon. Vous êtes horrible. Je vous en supplie. Léon.
123
LÉON
Emma ?
LHEUREUX
Elle pleure maintenant. Il ne manquerait plus qu’elle se morde les lèvres.
EMMA
Il faut que tu me sauves. Tu peux me sauver. J’ai besoin de huit mille
francs.
LÉON
Tu es folle.
EMMA
Je le suis, folle. Je t’aime tant. Trouves moi l’argent. Je ferais tout ce que
tu voudras.
LÉON
Mais où trouver cet argent ?
EMMA
Rodolphe.
LÉON
Attends.
124
RODOLPHE
Emma.
LÉON
Je ne peux pas t’aider. Que puis-je faire ?
EMMA
C’est à moi que tu le demandes ? Moi qui suis la reine du désordre. La
vicomtesse qui s’écroule de tout son long. Je suis incapable de savoir
quoi faire. Evidemment que je ne sais pas où tu vas trouver l’argent,
Léon. A toi de faire quelque chose. Vole, si besoin. Tu ne m’aimes pas ?
Je serais capable de voler pour toi. Tu ne m’aimes pas. Traître.
Rodolphe. Traître. De la première à la dernière page, j’aurais tout fait
pour toi. Comme dans les livres. Traître. Rodolphe. A la page 400, je
vais à ton château. Je cours. Sur le chemin, je tombe dans la boue. Je
me relève et je cours. On dirait une scène tragique d’un opéra de
Donizetti. Sauve-moi. Tu vas me sauver. Rodolphe. Comme dans les
livres. Tu vas me sauver.
RODOLPHE
Tu es toujours aussi belle.
EMMA
Tu exagères. Je suis couverte de boue.
RODOLPHE
C’est vrai. Tu n’as jamais été aussi belle.
125
EMMA
C’est la souffrance qui me conserve.
RODOLPHE
Pardonne-moi.
EMMA
J’ai failli mourir.
CHARLES
Emma. La maison.
EMMA
Pas maintenant. J’ai failli mourir quand tu m’as quitté.
CHARLES
Mais ils vont mettre la maison aux enchères.
EMMA
Et maintenant je vais mourir si tu ne m’aides pas.
RODOLPHE
Je t’aime. Je t’ai toujours aimé. Dis-moi ce qu’il y a.
126
EMMA
J’ai besoin de dix mille francs.
RODOLPHE
Dix mille francs.
EMMA
Quinze mille francs.
RODOLPHE
Je ne les ai pas.
EMMA
Tu ne les a pas ?
RODOLPHE
Non. Désolé.
EMMA
Et ce château ? Et l’argent incrusté dans la crosse de ce fusil ? Il y a
mille francs, juste là. Et cette pendule ? Deux milles francs. Donne-moi la
pendule. Tes boutons de manchettes ? Cinq cent francs. Combien as-tu
de paires de boutons de manchettes ? Combien t’en ai-je offert ? Fils de
pute. Vous êtes des fils de putes. Où est l’arsenic ?
127
HOMAIS
Là.
EMMA
Je dois payer pour l’arsenic ? Tu m’as brisé le cœur. Toi et vous tous ici.
Vous m’avez abandonnée. Même quand vous étiez proches de moi,
vous m’abandonniez. Chaque fois que vous m’avez touchée, que vous
m’avez embrassée, vous m’avez abandonnée. Vous êtes tous des fils de
putes. J’aurais tout fait. J’aurais mordu mes lèvres jusqu’à ne plus avoir
de bouche. Tout pour vous rendre heureux.
CHARLES
Emma.
GUSTAVE FLAUBERT
L’arsenic est là.
EMMA
Taisez-vous. A la page 407, je prends l’arsenic. Fini le roman, fini le
jugement. Tout est fini.
CHARLES
Qu’est-ce que tu as fait ? Pourquoi, ma chérie ? Aidez-moi. Vous, aidez-
moi. Comment se traite l’arsenic ? Où sont mes livres de médecine ?
Arsenic, arsenic, arsenic. Avec du lait ? Il faut donner du lait ? Du sucre
? De l’eau. De l’eau. Vomis, vomis. Ça va aller mieux. Vomis. Aidez-moi.
Vous, dites-lui que le jugement va bien finir. Il va être acquitté. Peu
importe leurs lois. Tu n’es pas condamnée. Ni toi, ni le roman. Flaubert
est acquitté. Le roman sera un succès. On va lire ton histoire pendant
128
des siècles. Tu vas être connue. Tu ne voulais pas être connue ? Tout le
monde va connaître ton nom. Ils vont rêver de toi. Ils vont t’imiter. Tu vas
être un personnage de roman.
EMMA
Donne-moi un miroir.
CHARLES
Ne meurs pas, Emma. Ou alors on réécrit le roman. Tu n’as pas besoin
de mourir. On écrit une autre fin. Vous pouvez écrire une autre fin ? Pas
la peine d’être un personnage de roman. Emma. Notre fille. Ne meurs
pas. Réécrit le roman.
EMMA
A la page 420, je meurs après vingt pages de souffrance. En me
mordant les lèvres. Avec les yeux noirs. Comme dans les livres.
CHARLES
Ça n’a pas à être comme dans les livres. Peu importe les livres. Emma.
Emma meurt.
CHARLES
Le roman dure encore quelques pages. A la page 428, tu es enterrée
avec ta robe de mariée. A la page 438, je découvre les lettres de tes
amants cachées au pied d’un porte-cigares. J’ai vaguement l’impression
d’avoir déjà vu ce porte-cigares. Mais où ? A la page 439, je t’aime. Je
t’aime encore plus qu’avant. Les habitants d’Yonville ont pitié de moi.
129
Les lecteurs du roman ont pitié de moi. Je suis malheureux et appauvri,
solitaire, une fleur brûlée par le soleil dans le jardin de notre maison.
Mais je ne suis pas malheureux à cause de toi. Je suis malheureux sans
toi. Dans ces dernières pages, le lecteur se demande comment j’ai fait
pour ne pas avoir de soupçons. Est-ce que je ne savais pas pour tes
amants ? Est-ce que je n’ai pas fermé les yeux ? Ils t’ont embrassée. Ils
t’ont possédée. Mais qui t’as le plus embrassée ? Qui t’as le plus
possédée ? Qui t’as connue mais n’a jamais cherché à te comprendre ?
Qui savait que tu n’étais pas faite pour être comprise ? Qui a été le plus
heureux avec toi ? Qui passe ses journées à errer dans ce jardin et à te
parler comme si tu étais encore vivante ? Qui a découvert le premier que
c’est justement parce que tu es morte à la page 420 que tu vas continuer
à vivre même quand il n’y aura plus de pages ? Charbovary.
Charbovary. Charbovary. Charbovary. Charbovary. Moi. Maintenant je
meurs, à la dernière page du roman. A la fin du livre, ils vont tous mourir.
Tes amants meurent. Le pharmacien et l’usurier meurent. Notre fille
aussi va mourir. L’avocat de la défense meurt. L’avocat de l’accusation
meurt. Flaubert va mourir d’une mort atroce. Et eux, qui sont ici, eux
aussi vont mourir. Tous. On meure tous. Mais toi, la putain d’Emma
Bovary, l’amour de ma vie, tu vas vivre pour toujours. Comme dans les
livres. Tu as gagné. Bon. Maintenant, je vais m’allonger ici, dans notre
jardin et je vais mourir au pied de ce porte-cigares. J’ai vraiment
l’impression d’avoir déjà vu ce porte-cigares.