À la colonie pénitentiaire - Franz Kafka

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À la colonie pénitentiaire

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Une première version de cette traductiona été éditée en 2012 par Publie.Net.

Illustrations de couverture : Machine à écrire Ed. Horton, c. 1887-1890.

Musée des sciences et de la technologie duCanada.

Engrenage conique (montage à partir d’undessin original), auteur inconnu, 1807, Écolepolytechnique. Bulletin de la Sabix nº 25.

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À la colonie pénitentiairepar Franz Kafka

Traduction : Laurent Margantin

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C’est un appareil particulier », dit l’officier à l’explorateur, et tout en

parlant il regardait avec une certaine admi -ration l’appareil qu’il connaissait pourtantbien. Invité par le commandant à assister à l’exécution d’un soldat condamné pour désobéissance et outrages à un supérieur, levoyageur semblait n’être venu que par poli-tesse. À la colonie pénitentiaire, on ne s’in -téressait vraisemblablement pas beaucoup àcette exécution. Il n’y avait là, dans cettepetite vallée profonde et sablonneuse ferméetout autour par des pentes nues, il n’y avait là, en plus de l’officier et du voyageur, qu’un

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homme abruti à la large gueule, aux che-veux et au visage laissés sans soins, et puis un soldat qui portait la lourde chaîne d’oùpartaient de petites chaînes avec lesquelles le condamné était attaché aux pieds et auxpoignets ainsi qu’au cou, petites chaînes quiétaient reliées entre elles par des chaînes deraccordement. Mais avec son air de chienobéissant, on aurait très bien pu laisser lecondamné courir comme il voulait sur lespentes : il aurait suffi de le siffler pour qu’ilrevienne au début de l’exécution.

Le voyageur ne s’intéressait guère à l’ap -pareil et marchait derrière le condamné pen-dant que l’officier s’occupait des dernierspréparatifs, rampant sous l’appareil dont labase était profondément enfoncée dans laterre, ou bien montant sur une échelle pouren examiner les parties supérieures. C’étaientdes tâches qu’on aurait pu laisser à un méca-nicien, mais l’officier les accomplissait avecbeaucoup de zèle, soit parce qu’il était un

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fervent partisan de cet appareil, soit parceque, pour d’autres raisons, on ne pouvaitconfier ce travail à personne d’autre. « Main-tenant, tout est prêt ! » lança-t-il enfin en descendant de l’échelle. Il était totalementépuisé, respirait la bouche grande ouverte, et il avait enfoncé deux fins mouchoirs defemme entre sa nuque et le col de son uni-forme. « Ces uniformes sont bien trop lourdspour les tropiques », dit le voyageur, au lieude s’informer sur l’appareil ainsi que l’officierl’avait attendu. « En effet », dit l’officier, et il se lava les mains salies par l’huile et lagraisse dans un seau d’eau posé là. « Mais cesuniformes représentent la patrie, et nous nevoulons pas perdre la patrie. — Maintenant,regardez cet appareil », ajouta-t-il aussitôt en se séchant les mains avec une serviette,tout en montrant l’appareil. « Jusqu’à main -tenant, il y avait de la maintenance, mais dé sor mais l’appareil travaille tout seul. » Levoyageur hocha la tête et suivit l’officier.

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Celui-ci voulut toutefois se couvrir au cas où il se produirait un incident, et il ajouta :« Il y a bien sûr des pannes, mais j’espèrequ’aujourd’hui il n’y en aura pas, malgré tout il faut compter avec elles. L’appareil doit pouvoir fonctionner pendant douze heuressans interruption. Mais quand des pannes seproduisent, ce ne sont que des petites pannesqui sont aussitôt réglées. »

« Ne voulez-vous pas vous asseoir ? » finit-il par demander, et, dans une pile de chaisesen osier qui se trouvait là, il en prit une qu’iloffrit au voyageur ; celui-ci ne put refuser. Il était désormais assis à côté d’une fosse vers laquelle il jeta un rapide coup d’œil. Elle n’était pas très profonde. D’un côté de lafosse, la terre qu’on avait retirée était entas-sée et formait un remblai, de l’autre côté il yavait l’appareil. « Je ne sais pas si le comman-dant vous a déjà expliqué le fonctionnementde l’appareil », dit l’officier. Le voyageur fit unmouvement de la main qui n’était pas très

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clair ; l’officier ne demandait pas mieux, car à présent il pouvait donner ses explications.« Cet appareil, dit-il en saisissant une mani-velle sur laquelle il s’appuya, cet appareil estune invention de notre ancien commandant.J’ai travaillé aux tout premiers essais, et j’ai également participé à toutes les étapesjusqu’à sa mise en place. Mais c’est à lui seul que revient le mérite de cette invention.Avez-vous déjà entendu parler de notre an -cien commandant ? Non ? Eh bien, je n’exa-gère pas en disant que l’organisation de lacolonie pénitentiaire est son œuvre. Nous,ses amis, savions déjà à sa mort que l’orga -nisation de la colonie pénitentiaire était telle-ment aboutie que son successeur, même avecmille nouveaux projets en tête, n’y pourraitrien changer pendant de nombreuses années.Et d’ailleurs ce que nous avions annoncé s’est produit ; le nouveau commandant a dû le reconnaître. Comme c’est dommage quevous n’ayez pas connu l’ancien commandant !

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— Mais, s’interrompit l’officier, je bavarde,alors que son appareil est là devant nous.Comme vous pouvez le voir, il est composé detrois parties. Au fil du temps, des appellationspour ainsi dire populaires se sont formées,correspondant à chacune de ses parties. Celled’en bas s’appelle le lit, celle d’en haut le traceur, et ici, celle du milieu, celle qui restesuspendue en l’air, s’appelle la herse. » « Laherse ? » demanda le voyageur. Il n’avait pas écouté attentivement, le soleil se faisaitdurement sentir dans la vallée sans ombre,on avait du mal à rester concentré. Il enadmira d’autant plus l’officier qui, dans sonuniforme de défilé serré au corps, alourdi pardes épaulettes, orné d’aiguillettes, expliquaitson affaire avec tant de zèle, et qui arrivait en plus, pendant qu’il parlait, à donner unpetit coup de tournevis ici et là. Le soldatsemblait être dans la même disposition d’es-prit que le voyageur. Il avait enroulé la chaînedu condamné autour de ses deux poignets,

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s’appuyait d’une main sur son fusil et laissaitsa tête retomber en arrière sans s’occuper de rien.

Le voyageur ne s’en étonna pas, car l’officierparlait français, que ne comprenaient certai-nement ni le soldat ni le condamné. Il n’enétait que plus frappant de voir le condamnés’efforcer malgré tout de suivre les explica-tions de l’officier. Avec une espèce d’insis-tance somnolente, il ne cessait de diriger ses regards dans la direction signalée par l’officier et quand celui-ci fut soudain inter-rompu par une question du voyageur et qu’ille regarda, il le regarda de la même manière.

« Oui, la herse, dit l’officier, le nom convientbien. Les aiguilles sont disposées comme surune herse, et l’ensemble aussi est manipulécomme une herse, même si ce n’est qu’à une seule et même place, et de manière plussophistiquée. Vous allez d’ailleurs tout desuite comprendre. Le condamné est allongéici, sur le lit. — Je vais d’abord vous décrire

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l’appareil, je vous montrerai son fonction -nement seulement ensuite, pour qu’il vousapparaisse plus clairement. Une roue dentéedu traceur est trop usée : elle grince pendantque l’appareil fonctionne, et on peut à peines’entendre ; il est hélas difficile de se procurerdes pièces de rechange ici. — Donc ici c’est le lit, comme je vous le disais. Il est entière-ment recouvert d’une couche de coton ; voussaurez pourquoi par la suite. Le condamnéest couché à plat ventre sur ce coton, nu évi-demment ; ici ce sont des sangles pour lui atta-cher les mains, là les pieds, et là le cou. Ici, à la tête du lit, à l’endroit où l’homme, commeje vous l’ai dit, pose d’abord le visage, il y a cette petite rondelle de feutre qu’on peutréguler facilement de façon à ce qu’elle pénè-tre exactement dans la bouche de l’homme.Elle sert à empêcher le condamné de crier et de se mordre la langue. Bien sûr, l’hommedoit saisir le feutre, sinon la sangle fixée aucou peut lui briser la nuque. » « C’est du

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coton ? » demanda le voyageur en se pen-chant. « Oui, exactement, dit l’officier dans un sourire, touchez-le vous-même. » Il saisitla main du voyageur et la fit passer sur le lit. « C’est une préparation spéciale, ce quiexplique qu’on ne voie pas que c’est du coton ;je reviendrai sur sa fonction exacte ». L’ap -pareil avait gagné en partie le voyageur à sacause ; la main au-dessus des yeux pour seprotéger du soleil, il regardait vers le haut del’appareil. C’était une grande construction. Lelit et le traceur avaient la même dimension etressemblaient à deux coffres sombres. Le tra-ceur était installé à environ deux mètres au-dessus du lit ; tous les deux étaient reliés dansles coins par quatre barres de cuivre qui, ausoleil, étincelaient presque. Entre les coffres,la herse était suspendue à un ruban d’acier.

L’officier avait à peine remarqué l’indiffé-rence du voyageur, en revanche sa curiositénaissante ne lui avait pas échappé ; il cessapour cette raison ses explications, afin de

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laisser le voyageur contempler l’appareil àson aise. Le condamné imitait le voyageur,mais comme il ne pouvait pas se protéger lesyeux avec sa main, il clignait les paupières enregardant en l’air.

« Maintenant, l’homme est allongé », dit levoyageur en s’asseyant entièrement dans sachaise et en croisant les jambes.

« Oui », dit l’officier, qui repoussa son képivers l’arrière et passa la main sur son visagebrûlant. « Maintenant, écoutez bien ! Le litainsi que le traceur ont leur propre batterie ;le lit en a besoin pour lui-même, le traceurpour la herse. Dès que l’homme est attaché, le lit est mis en marche. Il est parcouru deminuscules et très rapides oscillations, de ladroite vers la gauche, mais aussi de haut enbas. Vous avez certainement vu des appareilssimilaires dans des hôpitaux ; seulement,pour ce qui est de notre lit, les mouvementssont exactement calculés ; ils doivent être en effet parfaitement synchrones avec ceux

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de la herse. Mais c’est à la herse que revient lavéritable exécution du jugement. »

« Quelle en est donc la sentence ? » de -manda le voyageur. « Vous ne savez pas çanon plus ? » dit l’officier étonné, et il se mor-dit les lèvres : « Veuillez me pardonner si mesexplications sont désordonnées ; je vous prievraiment de bien vouloir m’excuser. C’est eneffet le commandant qui, jadis, donnait cesexplications ; mais le nouveau commandants’est soustrait à cette tâche honorifique ;cependant, qu’à un visiteur d’une telle impor-tance » — de ses deux mains, le voyageur cher-cha à repousser cet hommage, mais l’officierinsista en répétant l’expression — « qu’à unvisiteur d’une telle importance, il n’expliquemême pas comment sont exécutées nos sen-tences, voilà une nouveauté qui », il avait un juron sur les lèvres, mais il se contint et dit seulement : « On ne m’a pas prévenu, cen’est donc pas de ma faute. Je suis toutefois lemieux qualifié pour expliquer les différentes

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espèces de condamnation, car j’ai avec moi »— il frappa sur la poche intérieure de sa veste— « les dessins de l’ancien commandant. »

« Les dessins réalisés par le commandantlui-même ? demanda le voyageur. Était-iltout cela à la fois ? Soldat, juge, constructeur,chimiste, dessinateur ? »

« C’est tout à fait cela », dit l’officier enhochant la tête, avec un regard fixe et pensif.Puis il examina ses mains ; elles ne lui paru-rent pas assez propres pour saisir les dessins ;il alla donc jusqu’au seau pour les laver unenouvelle fois. Alors il tira de sa poche un petitportefeuille en cuir, et dit : « Notre condam-nation n’est pas sévère. On inscrit le com-mandement transgressé sur la peau ducondamné à l’aide de la herse. » Puis l’officier,en montrant l’homme, ajouta : « Sur la peaude ce condamné, on va inscrire : Respecte tonsupérieur ! »

Le voyageur jeta un bref coup d’œil surl’homme : quand l’officier avait parlé de lui,

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il tenait la tête penchée et faisait un grandeffort pour écouter et ainsi apprendre quelquechose. Mais les mouvements de ses lèvresépaisses et pressées l’une sur l’autre signa-laient très clairement qu’il ne pouvait riencomprendre. Le voyageur avait plusieursquestions à poser, mais, à la vue de l’homme,il se contenta de demander : « Connaît-il lasentence ? » « Non », répondit l’officier, quifut aussitôt interrompu par le voyageur aumoment où il allait commencer ses explica-tions : « Il ne connaît pas la sentence qu’on a prononcée à son sujet ? » « Non », répétal’officier, qui s’arrêta un instant comme s’ilexigeait du voyageur qu’il justifiât sa ques-tion, puis il dit : « Cela ne servirait à rien de lui annoncer. Il l’apprendra bien sur sonpropre corps. » Le voyageur allait déjà se tairequand il sentit sur lui le regard du condamné ;il semblait demander s’il pouvait approuverla procédure qui venait de lui être présentée.Alors le voyageur, qui venait de s’adosser à

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sa chaise, se redressa à nouveau, et demanda :« Mais il sait bien qu’il a été condamné, n’est-ce pas ? » « Non, ça il ne le sait pas non plus »,répondit l’officier, en souriant au voyageurcomme s’il attendait d’autres questions toutaussi singulières. « Non ? dit le voyageur enpassant la main sur son front. Alors il ignoreégalement comment sa défense a été accueil-lie ? » « Il n’a pas eu l’occasion de se défen-dre », dit l’officier en regardant ailleurs,comme s’il se parlait à lui-même et ne voulaitpas faire honte au voyageur en lui racontantdes choses qui lui paraissaient, à lui, évi-dentes. « Il faut pourtant bien qu’il ait eu lapossibilité de se défendre ! » dit le voyageurqui se leva de sa chaise.

L’officier se rendit compte qu’il risquaitd’être interrompu un long moment dans sesexplications de l’appareil ; alors il s’approchadu voyageur, prit son bras en lui montrant lecondamné qui, parce que l’attention des deuxhommes était manifestement dirigée vers lui,

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s’était mis au garde-à-vous (le soldat avaitaussi tiré sur la chaîne), puis il dit : « Leschoses se passent ainsi. À la colonie péniten-tiaire, j’exerce la fonction de juge. Malgré majeunesse. Car du temps de l’ancien comman-dant, je l’ai secondé dans toutes les affairesdisciplinaires, et je suis celui qui connaît lemieux l’appareil. Voici le principe à partirduquel je prends mes décisions : la faute esttoujours certaine. Les autres tribunaux nepeuvent obéir à ce principe, car ils sont com-posés de plusieurs juges et ils ont des tribu-naux supérieurs au-dessus d’eux. Ce n’est pasle cas ici, ou plutôt ce n’était pas le cas dutemps de l’ancien commandant. À vrai dire, lenouveau commandant a déjà montré l’enviede s’immiscer dans les affaires de notre tribu-nal, mais jusqu’ici j’ai réussi à le repousser, ce que je continuerai à faire. — Vous vouliezque j’éclaircisse le cas présent, qui est aussisimple que tous les autres cas. Ce matin, uncapitaine a signalé que cet homme, qui était

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son ordonnance et devait passer la nuitdevant sa porte, a négligé son service. Il avaitle devoir de se lever à chaque heure qui son-nait et de venir faire le salut militaire devantla porte du capitaine. Ce qui n’était pas undevoir difficile, mais nécessaire, car il doittoujours rester en forme autant pendant ses heures de veille que de service. La nuitdernière, le capitaine a voulu vérifier si l’or-donnance remplissait son devoir. Il a ouvertla porte à deux heures pile et l’a trouvé entrain de dormir, blotti sur lui-même. Il a pris sa cravache et l’a frappé au visage. Maisau lieu de se lever et de demander pardon,l’homme a attrapé son maître par les jambes,et il l’a secoué en lui criant : « Jette la cra-vache, sinon je te bouffe ! » — Voilà les faits.Le capitaine est venu me voir il y a une heure,j’ai noté ses déclarations, puis aussitôt la sen-tence. Ensuite, j’ai fait enchaîner l’homme.Tout cela a été très simple. Si j’avais d’abordfait comparaître l’homme pour l’interroger,

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cela n’aurait généré que de la confusion. Ilaurait menti et si j’avais réussi à réfuter sesmensonges, il les aurait remplacés par desnouveaux et ainsi de suite. Alors que mainte-nant, je le tiens et je ne le lâche plus. — Est-ceque maintenant tout est clair ? Mais le tempspasse, l’exécution devrait déjà commencer, et je n’ai pas encore fini d’expliquer le fonc-tionnement de l’appareil. » Il fit rasseoir levoyageur sur la chaise, revint à l’appareil etcommença : « Comme vous le voyez, la formede la herse correspond à celle de l’homme ; icila herse pour le haut du corps, et là les hersespour les jambes. À la tête n’est destiné que cepetit poinçon. Est-ce clair ? » Il se penchaavec courtoisie vers le voyageur, prêt à luidonner de plus amples explications.

Le front plissé, le voyageur regardait laherse. Les informations concernant la pro -cédure judiciaire ne l’avaient pas satisfait. Malgré tout, il était bien obligé de se dire qu’il était dans une colonie pénitentiaire, que

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certaines mesures spéciales étaient néces-saires et qu’en toutes choses on devait pro -céder selon le règlement militaire. Mais ilplaçait quelque espoir dans le nouveau com-mandant qui, visiblement, même si les chosesallaient lentement, avait pour projet d’intro-duire une nouvelle procédure, laquelle nepouvait pénétrer dans l’esprit borné de cetofficier. Dans la suite de ces pensées, le voya-geur posa cette question : « Est-ce que le com-mandant va assister à l’exécution ? » « Ce n’estpas sûr », répondit l’officier, embarrassé parcette question directe au point que son visagecourtois s’altéra. « C’est justement pour celaqu’il nous faut nous dépêcher. Bien que j’ensois désolé, je vais même devoir abréger mesexplications. Mais je pourrais les compléterdemain, quand l’appareil sera nettoyé — il se salit très vite, c’est son seul défaut. Pourl’instant, je ne vous dis que l’essentiel. »

« Quand l’homme est allongé sur le lit etque celui-ci se met à vibrer, la herse descend

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au niveau du corps. Elle se place automati-quement juste au-dessus, ses aiguilles ne letouchant qu’à peine ; quand l’installation estachevée, ce câble métallique se tend aussitôtet se change en une barre. C’est alors que le jeu commence. Un profane ne remarqueaucune différence entre les châtiments. Laherse semble travailler de la même manière.En vibrant, elle plante ses aiguilles dans le corps, qui tremble déjà avec le lit. Pour que chacun puisse examiner l’exécution de lasentence, la herse est en verre. Cela a poséquelques difficultés techniques, comme lafixation des aiguilles, mais après plusieursessais cela a fonctionné. Nous n’avons pascraint d’y consacrer beaucoup de travail. Et à présent, chacun peut voir à travers le verrecomment l’inscription est gravée sur le corps.Ne voulez-vous pas venir voir de plus près letravail des aiguilles ? »

Le voyageur se leva lentement, se rappro-cha et se pencha sur la herse. « Vous voyez,

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dit l’officier, deux sortes d’aiguilles disposéesde multiples façons. Pas d’aiguille longue sansune petite à côté. C’est la longue qui écrit,pendant que la petite asperge de l’eau pournettoyer le sang et conserver la clarté del’écriture. L’eau ensanglantée est emportéeensuite dans de petites rigoles et s’écouleenfin par ce conduit principal qui mène à lafosse. » L’officier montra du doigt le parcoursque devait suivre l’eau ensanglantée. Lorsquel’officier, pour rendre les choses plus palpa-bles, recueillit de l’eau dans ses mains à lasortie du conduit, le voyageur releva la têteet, cherchant de sa main la chaise derrière lui,voulut y retourner. Il vit alors avec frayeurque le condamné avait aussi suivi l’invitationde l’officier à venir voir de près l’installationde la herse. Il avait tiré un peu sur la chaînetenue par le soldat en train de s’endormir, etil s’était penché lui aussi sur le verre. On levoyait chercher de ses yeux hésitants ce queles deux messieurs venaient juste d’observer,

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sans succès, car il lui manquait l’explication.Il se penchait d’un côté et d’un autre, et son regard ne cessait de parcourir le verre du regard. Le voyageur voulut le repousser,car ce qu’il faisait était vraisemblablementpunissable. Mais l’officier retint le voyageurd’une main et de l’autre attrapa une motte de terre du remblai qu’il jeta sur le soldat.Celui-ci leva subitement les yeux, vit ce quele condamné avait osé faire, laissa tomberson fusil, planta ses talons dans le sol, tira lecondamné qui tomba aussitôt, et le regardaensuite se débattre au milieu de ses chaînesqui s’entrechoquaient en faisant un bruitmétallique. « Remets-le debout ! » hurla l’offi-cier, qui avait remarqué que le voyageur étaitbien trop occupé par le condamné. Le voya-geur penchait même le corps entre le lit et la herse, sans s’occuper de celle-ci, seulementpour voir ce qui arrivait au condamné.« Traite-le avec précaution ! » cria encore l’officier. Il fit le tour de l’appareil, saisit lui-

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même le condamné sous les bras et le remitdebout avec l’aide du soldat, car il ne cessaitde glisser sur le sol.

« Je sais tout, désormais », dit le voyageurlorsque l’officier revint vers lui. « Sauf le plusimportant », répliqua celui-ci en lui saisissantle bras et en lui montrant le haut de l’appa-reil. « Là-haut, dans le traceur, il y a les roua -ges qui déterminent le mouvement de laherse, et ces rouages sont réglés en fonctiondu dessin réalisé à partir de la sentence. Je mesers encore des dessins de l’ancien comman-dant. Les voici — il tira quelques pages du por-tefeuille — hélas, je ne peux pas vous laisserles prendre, c’est ce que j’ai de plus précieux.Asseyez-vous, je vous les montre à cette distance, comme ça vous les verrez bien. » Ilmontra la première feuille. Le voyageuraurait aimé dire quelque chose d’agréable,mais il ne voyait que des lignes labyrinthi -ques qui se croisaient dans tous les sens etcouvraient toute la surface du papier, au

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point qu’on ne distinguait qu’avec peine desespaces blancs. « Lisez », dit l’officier. « Je nepeux pas », dit le voyageur. « C’est pourtantlisible », dit l’officier. « C’est très beau, dit levoyageur cherchant à se dérober, mais je n’ar-rive pas à le déchiffrer. » « Oui, dit l’officier enriant, et il remit le portefeuille dans sa veste,ce n’est pas une belle écriture pour écolier. Ilfaut passer beaucoup de temps pour le lire.Vous-même, vous finiriez certainement parla déchiffrer. Il ne peut s’agir naturellementd’une écriture facile à lire ; elle ne doit pastuer tout de suite, mais dans un délai dedouze heures en moyenne ; c’est à la sixièmeheure que doit se produire un tournant. Ilfaut donc que beaucoup, beaucoup d’orne-ments soient autour de l’écriture proprementdite ; l’écriture inscrite entoure seulement le corps d’une mince ceinture ; le reste ducorps est destiné aux ornements. Pouvez-vous désormais apprécier le travail de la herse etde tout l’appareil à sa juste valeur ? — Voyez

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donc ! » Il sauta sur l’échelle, tourna une roue,cria : « Attention, écartez-vous ! » et tout semit en marche. Cela aurait été magnifique sila roue n’avait pas grincé. L’officier, comme s’ilavait été surpris par le grincement de la roue,menaça celle-ci de son poing, se tourna vers levoyageur en écartant les bras pour s’excuser,et se dépêcha de descendre pour observer d’enbas le fonctionnement de l’appareil. Il y avaitencore quelque chose qui n’allait pas, quelquechose qu’il fut le seul à remarquer ; il remontasur l’échelle, plongea ses deux mains dans l’in-térieur du traceur, se laissa glisser le longd’une barre pour descendre plus vite que parl’échelle, et, à cause du bruit, cria le plus fortqu’il pouvait à l’oreille du voyageur : « Com-prenez-vous comment ça marche ? La hersecommence à écrire ; quand elle a fini d’écriresur le dos de l’homme, la couche de cotonroule et fait tourner lentement le corps sur lecôté pour offrir à la herse une nouvelle sur-face. Pendant ce temps, les surfaces écorchées

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par l’inscription s’étendent sur le coton qui,suite à la préparation spéciale, stoppe im -médiatement l’hémor ragie et les prépare àune inscription plus profonde. Les petitesfourches, là, au bord de la herse, arrachent lecoton des plaies pendant que le corps roule,les jettent dans la fosse, et la herse continue à travailler. C’est ainsi qu’elle écrit toujoursplus profond pendant douze heures. Les sixpremières heures, le condamné vit à peu prèscomme avant, sauf qu’il souffre. Au bout dedeux heures, on retire la rondelle de feutre,car l’homme n’a plus la force de crier. Ici, danscette gamelle chauffée à l’électricité et placéederrière la tête, on met du riz au lait chaudque l’homme peut prendre s’il en a envie, il lui suffit d’attraper avec la langue. Aucun ne laisse passer cette occasion. Je n’en ai pasvu un seul qui ait refusé, et j’ai une longueexpérience. C’est seulement à partir de lasixième heure que le condamné perd touteenvie de manger. Quand arrive cet instant, je

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m’agenouille en général juste ici, et j’observele phénomène. Il est rare que l’homme ingur-gite la dernière bouchée, il la tourne seule-ment dans sa bouche et la crache dans la fosse.Je dois alors me baisser pour ne pas la pren-dre en plein visage. Mais comme l’homme secalme à la sixième heure ! La raison s’éveillechez le plus stupide. C’est par les yeux que ça commence et que ça s’étend. Une vision qui vous donnerait envie de vous allongersous la herse. Il ne se passe plus rien, l’hommecommence seulement à déchiffrer l’écriture, il tend les lèvres comme s’il était aux aguets.Vous avez vu qu’il n’était pas facile de dé -chiffrer l’écriture avec les yeux ; mais notrehomme, lui, la déchiffre avec ses plaies. Celademande d’ailleurs beaucoup de travail ; il aencore besoin de six heures pour y arriver.C’est alors que la herse l’embroche tout entieret le jette dans la fosse où son corps éclate surl’eau ensanglantée et le coton. Justice est alorsrendue et, moi et le soldat, nous l’enterrons. »

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Le voyageur avait tendu l’oreille vers l’offi-cier et, les mains dans les poches, regardait le travail de la machine. Le condamné regar-dait aussi, mais sans comprendre. Il était en train de se courber un peu pour voir lesaiguilles en mouvement, quand le soldat, surun signe de l’officier, lui trancha, d’un coupde couteau par-derrière, chemise et panta-lon, lesquels tombèrent ; le condamné voulutles rattraper pour cacher sa nudité, mais lesoldat le souleva en l’air et, le secouant, fittomber les derniers lambeaux. L’officier mitla machine en marche, et, dans le silence quis’était installé, on coucha le condamné sousla herse. On enleva les chaînes et on mit les sangles à la place ; le condamné en parutd’abord presque soulagé. La herse s’abaissaencore un peu, car l’homme était maigre.Quand les aiguilles le touchèrent, sa peau fut parcourue d’un frisson ; le soldat tenait la main droite du condamné qui tendait lagauche sans savoir où ; en fait, vers l’endroit

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où se tenait le voyageur. L’officier ne cessaitde regarder le voyageur du coin de l’œil,comme s’il cherchait à lire sur son visage l’im-pression que faisait sur lui l’exécution qu’ilavait au moins expliquée en quelques mots.

La sangle prévue pour le poignet se rom-pit ; le soldat l’avait vraisemblablement ser-rée trop fort. L’officier devait intervenir, lesoldat lui montrait le morceau de sangledéchiré. L’officier alla donc jusqu’à lui et dit,le visage tourné vers le voyageur : « Le fonc-tionnement de la machine est complexe, ilfaut bien qu’à tel ou tel endroit quelque choselâche ou se casse ; mais cela ne doit pas nouségarer quand il s’agit de juger l’ensemble de lamachine. La sangle peut d’ailleurs être toutde suite remplacée ; je vais me servir d’unechaîne ; on y perdra sans doute la sensationde douce oscillation sur le bras droit. » Et il dit encore en mettant la chaîne : « Lesmoyens dont nous disposons pour l’entretiende la machine sont désormais très limités.

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Au temps de l’ancien commandant, je dispo-sais librement d’une caisse prévue spécia -lement pour ce budget. Il existait un magasinoù étaient entreposées toutes les pièces de rechange possibles. Je l’avoue, je gaspil-lais même, enfin à l’époque, pas aujourd’huicomme le prétend le nouveau commandant,pour lequel tout est prétexte à combattre lesanciennes institutions. Maintenant, la caissepour la machine est placée dans son propreservice, et quand j’envoie quelqu’un chercherune nouvelle sangle, celle qui s’est brisée estexigée comme pièce justificative, je n’obtiensla nouvelle qu’au bout de dix jours, elle estd’une qualité inférieure et ne vaut pas grand-chose. Et personne ne s’occupe de savoir com-ment je dois faire fonctionner la machinesans sangle en attendant. »

Le voyageur réfléchissait : il est toujoursdélicat d’intervenir de manière péremptoiredans les affaires d’un pays étranger. Il n’étaitcitoyen ni de la colonie pénitentiaire, ni

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de l’État auquel elle appartenait. S’il voulaitcondamner ou bien même empêcher l’exécu-tion, on pouvait lui dire : tu es un étranger,tais-toi. À cela il n’aurait rien pu répondre,juste ajouter qu’il ne savait pas ce qui luiavait pris, car il voyageait dans le seul butd’observer et nullement pour changer les systèmes judiciaires. Ici, cependant, on pou-vait être fortement tenté de réagir. Il étaitflagrant que la procédure était injuste etl’exécution inhumaine. Personne ne pouvaitcroire que le voyageur avait un quelconqueintérêt personnel à défendre : il ne connais-sait pas le condamné, qui n’était pas un com-patriote ni un être qui pouvait éveiller lapitié. Le voyageur avait été recommandé enhaut lieu, il avait été reçu avec une grandecourtoisie, et le fait qu’on l’ait invité à assisterà cette exécution semblait même signalerqu’on attendait son avis sur cette justice-là.C’était d’autant plus vraisemblable que lecommandant, comme il venait de l’entendre

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de manière on ne peut plus nette, n’était pasun partisan de cette procédure et qu’il secomportait de façon presque hostile vis-à-visde l’officier.

Soudain, le voyageur entendit l’officierpousser un cri de fureur. Il venait juste, nonsans peine, de pousser la rondelle de feutredans la bouche du condamné, et celui-ci, prisd’une nausée irrépressible, avait fermé lesyeux et vomi. Il l’arracha violemment de larondelle et voulut lui tourner la tête vers lafosse, mais c’était trop tard, le vomi coulaitdéjà le long de la machine. « Tout ça, c’est dela faute du commandant ! cria l’officier horsde lui tout en agitant devant lui les barres de cuivre, on me salit la machine comme uneétable ! » Les mains tremblantes, il montraitau voyageur ce qui venait de se produire.« Est-ce que je n’ai pas essayé d’expliquerpendant des heures au commandant qu’il ne fallait rien donner à manger au condamnéun jour avant l’exécution ? Mais la nouvelle

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tendance, trop laxiste, est d’un autre avis.Avant qu’on l’emmène, les dames du com-mandant bourrent l’homme de sucreries.Alors qu’il s’est nourri toute sa vie de pois-sons puants, il lui faut maintenant mangerdes sucreries ! Pourquoi pas d’ailleurs, je nem’y opposerais pas si l’on voulait bien meprocurer une nouvelle rondelle de feutre,cela fait trois mois que j’en demande une !Comment ne pas être pris de nausée quandon doit mettre dans la bouche cette rondellede feutre qu’ont sucée et mordue plus d’unecentaine d’hommes agonisants ? »

Le condamné avait reposé sa tête et il avait l’air tranquille, le soldat était occupé ànettoyer la machine avec la chemise ducondamné. L’officier s’approcha du voyageurqui recula d’un pas, comme s’il avait appré-hendé quelque chose. Mais l’officier le saisitpar la main et l’entraîna à quelques mètres de là. « J’aimerais vous dire quelques mots de manière confidentielle, dit-il, puis-je le

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faire ? » « Bien sûr », répondit le voyageur, enécoutant les yeux baissés.

« Aujourd’hui, il n’y a plus, dans notre colo-nie, de partisans déclarés de la procédure etde l’exécution que vous avez l’occasion d’ad-mirer. Je suis son seul défenseur, en mêmetemps que je suis le seul défenseur de l’héri-tage de l’ancien commandant. Je ne peuxplus envisager un développement de la procé-dure, je dépense toutes mes forces à conser-ver ce qui existe déjà. Du temps de l’anciencommandant, la colonie était pleine de sespartisans ; j’ai hérité en partie de sa force de persuasion, mais son pouvoir me manquetout à fait ; du coup, ses partisans se sontcachés, il y en a encore beaucoup, mais ils se taisent. Si, un jour d’exécution commeaujourd’hui, vous allez à la maison de thé et que vous écoutez ce qui se dit autour devous, vous entendrez peut-être des proposéquivoques. Ce sont tous des partisans, maisavec le nouveau commandant et ses opinions

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nouvelles ils ne me servent absolument à rien.Et maintenant, je vous pose la question sui-vante : Faut-il qu’à cause de ce commandant etde ses dames qui l’influencent, l’œuvre d’unevie — il montrait la machine — soit anéantie ?Peut-on laisser faire ça ? Même si, étranger ànotre île, on ne fait qu’y passer quelquesjours ? Il n’y a pas de temps à perdre, on com-plote contre ma juridiction ; le commande-ment organise des consultations auxquelles je ne suis pas invité ; même votre visite d’au-jourd’hui me semble révélatrice de la situa-tion actuelle ; on est lâche et on vous envoie,vous, un étranger, en éclaireur. — Comme lesexécutions étaient différentes, jadis ! Le jourqui précédait, la vallée était pleine de monde ;ils venaient tous rien que pour voir ; tôt lematin, le commandant apparaissait accompa-gné de ses dames ; les fanfares réveillaienttout le camp ; j’annonçais que tout était prêt ;la société — aucun haut fonctionnaire ne pouvait manquer — se rassemblait autour

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de la machine ; ce tas de chaises en osier est un misérable vestige de cette époque. Lamachine, qu’on venait de nettoyer, brillait, on y changeait des pièces à pratiquementchaque nouvelle exécution. Devant des cen-taines de regards — tous les spectateurs setenaient sur la pointe des pieds jusque sur leshauteurs —, le commandant lui-même instal-lait le condamné sous la herse. Ce que faitaujourd’hui un simple soldat, je le faisais entant que président du tribunal, et ce travailm’honorait. C’est alors que l’exécution com-mençait ! Aucune fausse note ne gênait le travail de la machine. Certains spectateurs neregardaient même plus, et restaient allongésdans le sable, les yeux fermés ; tous savaient :la justice était en train d’être rendue. Dans lesilence, on n’entendait que le gémissementdu condamné, étouffé par la rondelle de feu-tre. Aujourd’hui, la machine n’arrive plus àproduire chez le condamné un gémissementsuffisamment fort pour qu’il soit étouffé par

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la rondelle de feutre ; mais autrefois, les ai -guilles en pleine écriture versaient goutte àgoutte un liquide corrosif qu’on n’a plus ledroit d’utiliser. Et alors venait la sixièmeheure ! Il était impossible de permettre à tousceux qui en faisaient la demande de venirvoir de plus près. Le commandant, dans sagrande sagesse, avait donné pour consigne delaisser les enfants passer en priorité ; étantdonné ma fonction, je pouvais être, bien sûr,aux premières loges ; souvent, j’étais assis là,deux enfants dans les bras, l’un à droite, l’au-tre à gauche. Quelle émotion était la nôtre, à la vue de ce visage martyrisé dont l’expres-sion était transfigurée, quelle émotion était la nôtre lorsque nous tendions nos joues dansla lumière de cette justice à laquelle nousavions enfin accédé et qui était déjà disparue !Ah, quelle époque, mon camarade ! » L’offi-cier avait visiblement oublié qui était devantlui ; il avait pris le voyageur dans ses bras etposé la tête sur son épaule. Le voyageur était

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très gêné ; impatient, il regardait ce qui sepassait derrière l’officier. Le soldat avait finide nettoyer et avait versé dans la gamelle du riz au lait extrait d’une boîte. À peine lecondamné, qui semblait complètement remis,l’eut-il vu qu’il commença à happer le riz aulait avec la langue. Le soldat le repoussa plu-sieurs fois, car le riz était certainement prévupour plus tard, mais il eut également l’incon-venance d’en prendre avec ses mains et d’enmanger sous les yeux avides du condamné.

L’officier se ressaisit vite. « Je ne cherchaispas à vous émouvoir, dit-il, je sais qu’il est impossible de se représenter aujourd’hui ce qu’était cette époque. Et puis la machinecontinue à fonctionner et elle agit par elle-même. Elle agit par elle-même, même si elleest toute seule dans cette vallée. Et le cadavrefinit toujours par tomber dans la fosse aprèsun vol incompréhensiblement doux, mêmes’il n’y a plus des centaines de personnespour se rassembler comme des mouches

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autour de la fosse. À l’époque, il nous avaitfallu installer une solide barrière devant, il ya longtemps qu’elle a été arrachée. »

Le voyageur voulut échapper à l’officier enlaissant errer son regard sur les alentours.L’officier crut qu’il regardait la vallée déserte ;aussi lui saisit-il les mains, tourna autour delui pour rencontrer son regard, et lui de man -da : « Vous rendez-vous compte combien toutcela est honteux ? »

Mais le voyageur se taisait. L’officier lelaissa un moment ; les jambes écartées, lesmains sur les hanches, il resta silencieux, lesyeux tournés vers le sol. Puis il sourit auvoyageur, comme pour l’encourager, et dit :« J’étais près de vous hier, lorsque le com-mandant vous a invité. J’ai entendu l’invita-tion. Je connais le commandant. J’ai tout desuite compris ce qu’il cherchait à faire. Bienqu’il soit assez puissant pour s’attaquer à moi,il n’ose pas encore, mais il veut m’exposer à votre jugement, celui d’un étranger de

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renom. C’est un fin calculateur ; cela fait deuxjours que vous êtes sur l’île, vous n’avez connuni le commandant ni ses pensées, vous êtesprisonnier de vos conceptions européennes,peut-être êtes-vous un adversaire résolu de la peine de mort en général et d’un tel moded’exécution machinique en particulier, en plusvous voyez comment l’exécution a lieu sanssoutien officiel, tristement, sur une machinedéjà un peu abîmée — avec tout cela, n’enviendriez-vous pas facilement à la conclusion(telles sont les pensées du commandant) quema procédure n’est pas la bonne ? Et si vousne la trouvez pas bonne ( je parle toujourscomme si j’étais le commandant), vous ne le tairez pas, car vous vous fiez sûrement à vos convictions, toutes issues de nom-breuses expériences. Vous avez d’ailleurs vude nombreuses coutumes de nombreux peu-ples que vous avez appris à respecter, pourcette raison il est vraisemblable que vous n’allez pas prendre une position radicalement

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hostile à la procédure, comme vous le feriezpeut-être dans votre propre pays. Mais lecommandant n’en a pas du tout besoin. Un mot en passant, une parole simplementimprudente suffit. Cela ne doit même pascorrespondre à vos convictions, pourvu quece vous disiez paraisse aller dans son sens. Je suis certain qu’il saura vous questionner de manière très habile. Et ses dames serontassises en cercle autour de vous et tendrontl’oreille ; vous direz par exemple « Chez nous,nous avons une autre procédure judiciaire »,ou bien « Chez nous, l’accusé est interrogéavant que la sentence soit prononcée », oubien « Chez nous, le condamné est informéde la sentence », ou bien « Chez nous, il y ad’autres châtiments que la peine de mort »,ou bien « Chez nous, la torture remonte auMoyen Âge. » Ce sont là des remarques à lafois justes et qui vous paraissent naturelles,des remarques innocentes qui ne portent pasatteinte à ma procédure. Mais comment le

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commandant les accueillera-t-il ? Je le vois,ce bon commandant, je le vois déjà pousseraussitôt sa chaise et se précipiter sur le balcon, je vois ses dames le rejoindre en toutehâte, j’entends sa voix — une voix de ton-nerre, comme l’appellent les dames —, et le voilà qui parle : « Un grand explorateur du monde occidental, chargé d’examiner lesprocédures judiciaires de tous les pays, vientde déclarer que nos procédures selon l’an-cienne coutume étaient inhumaines. Aprèsce jugement prononcé par une telle person-nalité, il ne m’est naturellement plus possiblede les tolérer. Je décrète donc qu’à partir de ce jour — etc. » Vous voulez intervenir, car vous n’avez pas dit ce qu’il a déclaré, vous n’avez pas qualifié ma procédure d’inhu-maine, au contraire, suivant votre profondesagesse, vous la considérez comme la plushumaine et la plus digne qui soit, vous admi-rez également cette machinerie — mais il esttrop tard ; vous n’arrivez plus jusqu’au balcon,

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déjà envahi par les dames ; vous voulez qu’onvous remarque ; vous voulez crier ; mais lamain d’une dame vous ferme la bouche — etmoi et l’œuvre de l’ancien commandant, noussommes perdus. »

Le voyageur dut réprimer un sourire ; latâche qu’il avait crue si difficile était donc sifacile ! Il répondit de manière évasive : « Voussurestimez mon influence ; le commandant alu ma lettre de recommandation, il sait que jene suis pas un connaisseur des procéduresjudiciaires. Si je devais exprimer une opinion,ce serait celle d’une personne privée, elle n’au-rait pas plus d’importance que celle de touteautre personne, et en tout cas elle en auraitbeaucoup moins que l’opinion du comman-dant qui dispose, à ce que je crois savoir, dedroits très étendus dans cette colonie péniten-tiaire. Si, comme vous le croyez, son opinionsur cette procédure est si nette, alors je crainsque la fin de cette procédure soit venue, sansqu’il soit besoin de mon modeste concours. »

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Est-ce que l’officier avait déjà compris ?Non, il n’avait pas encore compris. Il secouavivement la tête, jeta un coup d’œil derrièrelui sur le condamné et le soldat qui tressailli-rent et s’écartèrent du riz, s’approcha trèsprès du voyageur, et, sans fixer son regard surson visage, mais quelque part sur sa veste, illui dit, en parlant d’une voix plus basse qu’au-paravant : « Vous ne connaissez pas le com-mandant ; vis-à-vis de moi et de nous tous,vous êtes d’une certaine manière — pardon-nez l’expression — un ingénu ; votre influence,croyez-moi, ne saurait être assez estimée. J’aiété très heureux quand j’ai appris que vousassisteriez seul à l’exécution. Cette disposi-tion du commandant devait me nuire, mais jela retourne à mon profit. Sans être distraitpar des insinuations mensongères et par desregards méprisants — que vous n’auriez puéviter s’il y avait eu plus de monde à l’exécu-tion —, vous avez écouté mes explications,vous avez vu la machine et vous êtes sur le

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point d’assister à l’exécution. Votre jugementest certainement déjà fait ; si vous deviezavoir encore quelques petites incertitudes, lespectacle de l’exécution les réduira à néant.Et maintenant, je vous le demande : aidez-moi face au commandant ! »

Le voyageur ne le laissa pas continuer.« Mais comment le pourrais-je ? s’écria-t-il,c’est tout à fait impossible. Je ne peux pasplus vous aider que je peux vous nuire. »

« Vous le pouvez », répondit l’officier. Unpeu effrayé, le voyageur vit que l’officier ser-rait ses poings. « Vous le pouvez, répéta l’offi-cier de façon plus insistante. J’ai un plan quidoit réussir. Vous croyez que votre influencene suffit pas. Je sais qu’elle suffit. Mais admet-tons que vous ayez raison, ne faut-il pas toutessayer pour maintenir cette procédure,même ce qui s’avérera peut-être insuffisant ?Écoutez donc mon plan. Pour le mettre à exé-cution, il est avant tout nécessaire qu’aujour -d’hui, lorsque vous serez à la colonie, vous

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taisiez autant que possible votre opinionconcernant la procédure. Si l’on ne vous posepas de questions à ce sujet, vous ne devez en aucun cas vous exprimer ; si vous vous ex -primez, alors que ce soit de manière brève etimprécise ; il faut qu’on remarque qu’il vousest difficile d’en parler, que vous êtes amer etque vous vous répandriez en malédictions sivous deviez en parler ouvertement. Je n’exigepas que vous mentiez ; en aucune façon ; vousdevez juste répondre brièvement, par exem-ple : « Oui, j’ai vu l’exécution », ou bien : « Oui,j’ai entendu toutes les explications. » Seule-ment ça, pas plus. Quant à l’amertume quel’on doit remarquer sur votre visage, il y a suf-fisamment de motifs, même s’ils ne vont pasdans le sens du commandant. Lui, bien sûr, seméprendra complètement et l’interpréterad’après sa propre position. C’est là-dessus querepose mon plan. Demain, au quartier géné-ral, il y a une grande réunion de tous les hautsfonctionnaires de l’administration, réunion

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présidée par le commandant. Ces réunions, lecommandant a su naturellement les transfor-mer en spectacles. On a construit une galerie,toujours occupée par des spectateurs. Je suisobligé de participer à ces conseils, mais je le fais avec un violent dégoût. Vous y serezcertainement invité ; si vous vous conduisezaujourd’hui suivant mon plan, l’invitation se changera en une sollicitation appuyée. Sivous deviez toutefois, pour quelque raisonincompréhensible, ne pas être invité, alors il vous faudra exiger de l’être ; il n’y a aucundoute que vous serez alors invité. Mainte-nant, vous êtes assis auprès de ces damesdans la loge du commandant. Il s’assure sou-vent que vous êtes là en jetant un coup d’œilvers le haut de la salle. Après divers sujets à l’ordre du jour — tous futiles et ridicules, ne visant qu’à plaire au public : la plupart du temps, il est question d’installations portuaires, encore et toujours d’installationsportuaires ! —, on en vient à la procédure

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judiciaire. Si le commandant n’en parlait pasou n’en parlait pas assez vite, je ferais ce qu’ilfaut pour qu’il en parle. Je me lèverai et jerendrai compte de l’exécution d’aujourd’hui.Juste quelques mots en guise d’information.Une telle intervention n’est pas courante,mais je le ferai quand même. Comme tou-jours, le commandant me remercie en mesouriant amicalement, et là, il ne peut s’enempêcher, il saisit l’occasion. « On vient derendre compte d’une exécution, dira-t-il (ou quelque chose qui ressemblera à ça). Jesouhaite juste ajouter à cette informationque c’est précisément à cette exécution qu’a assistée le grand savant dont la visite,comme vous le savez tous, honore considéra-blement notre colonie. Sa présence donneégalement à notre réunion d’aujourd’hui uneimportance supérieure. Demandons en effetà ce grand savant ce qu’il pense de l’exécutionselon l’ancienne coutume et de la procédurequi la précède. » Applaudissement de tout

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le public bien sûr, approbation générale, c’estmoi le plus bruyant. Le commandant s’in-cline devant vous et dit : « C’est donc au nomde tous que je pose la question. » Vous vousapprochez alors de la balustrade. Posez-y vos mains, que tous puissent les voir, sinonles dames les attraperont et joueront avec vos doigts. — Maintenant, c’est enfin à votretour de parler. Je ne sais pas comment je vaissupporter jusque-là la tension de la situation.Vous ne devez vous imposer aucune limitedans votre discours, dites la vérité haut etfort, penchez-vous sur la balustrade et gueu-lez, mais oui, gueulez au commandant votreopinion, votre opinion inébranlable. Maispeut-être ne le voulez-vous pas, cela ne cor-respond pas à votre caractère, peut-être quedans votre pays on ne se comporte pas decette manière dans de telles circonstances,cela convient également, cela convient par -faitement, ne vous levez pas, dites justequelques mots, chuchotez-les, il suffit que

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les fonctionnaires qui sont en dessous vousentendent, vous ne devez pas parler, vouspersonnellement, de manque de spectateurslors de l’exécution, de la roue qui grince, de la sangle déchirée, de la répugnante rondellede feutre, non, je m’occupe de tout le reste, etcroyez-moi, si mon discours ne le chasse pasde la salle, il le poussera à se mettre à genouxpour se convertir en quelques mots : « Vieuxcommandant, je me soumets à toi. » Voilàmon plan ; voulez-vous m’aider à le réaliser ?Mais bien sûr que vous voulez, et même plus,vous devez ! » Et l’officier saisit les bras duvoyageur et le regarda dans les yeux en respi-rant difficilement. Les dernières phrases, illes avait criées si fort que même le soldat et lecondamné étaient devenus attentifs ; mêmes’ils ne pouvaient rien comprendre, ilsavaient cessé de manger et regardaient levoyageur en continuant à mâcher.

Depuis le début, le voyageur n’avait aucundoute concernant la réponse qu’il avait à

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donner ; il avait fait trop d’expériences danssa vie pour hésiter ici un seul instant ; il étaitprofondément honnête et n’avait pas peur.Malgré tout, il hésita un instant en voyant lesoldat et le condamné. Puis, finalement, il ditce qu’il devait dire : « Non. » L’officier clignades yeux plusieurs fois, mais continua à leregarder. « Voulez-vous une explication ? »demanda le voyageur. L’officier hocha la têteen silence. « Je suis un adversaire de cetteprocédure, répondit le voyageur. Avantmême que vous vous soyez confié à moi — jen’abuserai évidemment en aucune manièrede la confiance que vous m’avez accordée —,je m’étais déjà demandé si j’avais le droit d’intervenir contre cette procédure et si monintervention aurait ne serait-ce qu’une toutepetite chance de réussir. Pour cela, je savais à qui je devais m’adresser d’abord : au com-mandant évidemment. Vous m’avez confirmédans cette idée, mais sans avoir affermi larésolution qui était la mienne, au contraire,

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votre sincère conviction me touche, même sielle ne me trouble pas. »

L’officier resta silencieux, se tourna vers lamachine, saisit une des barres de cuivre, puis,un peu penché en arrière, regarda le traceurcomme pour voir si tout était en ordre. Lesoldat et le condamné semblaient avoir sym-pathisé ; bien que cela lui soit difficile, solide-ment attaché comme il l’était, le condamné fitun signe au soldat ; le soldat se pencha verslui ; le condamné lui chuchota quelque choseet le soldat hocha la tête.

Le voyageur rejoint l’officier et lui dit :« Vous ne savez pas encore ce que je veux faire.Certes, je dirai ce que je pense de la procédureau commandant, mais pas lors d’une réunion.Je lui dirai entre quatre yeux. D’ailleurs, je ne reste pas assez longtemps ici pour assisterà une réunion ; je pars déjà demain matin, outout du moins j’embarque demain matin. »

Il ne semblait pas que l’officier eût écouté.« La procédure ne vous a donc pas convaincu »,

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dit-il tout bas, comme à lui-même, et il souritcomme un vieux qui sourit des folies d’unenfant, cachant derrière son sourire ce qu’ilpense vraiment.

« Il est donc temps », dit-il enfin. Et sou-dain, il regarda le voyageur avec des yeuxclairs qui semblaient l’inviter ou le sommer àagir à ses côtés.

« Il est le temps de quoi ? » demanda levoyageur, inquiet, mais il ne reçut pas deréponse.

« Tu es libre », dit l’officier au condamnédans sa langue. Celui-ci ne le crut d’abord pas.« Hé ! Je te dis que tu es libre », dit l’officier.Pour la première fois, le visage du condamnés’anima véritablement. Était-ce vrai ? N’était-ce pas juste l’humeur de l’officier, qui pou-vait changer ? Est-ce le voyageur étranger qui avait obtenu sa grâce ? Qu’était-ce donc ?Toutes ces questions, le visage du condamnésemblait les poser. Mais cela ne dura paslongtemps. Peu importe ce qui en était la

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cause, il voulait, s’il le pouvait, vivre vraimentlibre, et il commença à s’agiter autant que laherse le permettait.

« Tu brises mes sangles, cria l’officier.Calme-toi ! On va les défaire. » Et, après luiavoir fait un signe, il se mit au travail avec lesoldat. Le condamné riait doucement sans direun mot, il tournait tantôt le visage à gauchevers l’officier, tantôt à droite vers le soldat, et iln’oubliait pas non plus le voyageur.

« Sors-le de là », ordonna l’officier au sol-dat. Il fallait prendre quelques précautions à cause de la herse. Pressé de se libérer, lecondamné s’était déjà fait quelques égrati-gnures au dos.

Mais à partir de cet instant, l’officier s’oc-cupa à peine de lui. Il s’approcha du voyageur,sortit à nouveau le petit portefeuille en cuir,fouilla dedans, finit par y trouver la feuillequ’il cherchait et la montra au voyageur.« Lisez », dit-il. « Je ne peux pas, dit le voya-geur, je vous ai déjà dit que je ne pouvais

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pas lire ces pages. » « Regardez donc la feuilleplus attentivement », dit l’officier, et il se rap-procha du voyageur pour lire avec lui. Commecela ne donnait rien, il suivit les lignes du petit doigt — bien au-dessus du papier,comme s’il ne fallait surtout pas le toucher —afin que le voyageur puisse lire plus facile-ment. Le voyageur fit des efforts, ne serait-ceque pour faire plaisir à l’officier, mais il neparvint pas à lire. L’officier se mit alors à épe-ler l’inscription, puis il relut l’ensemble. « Soisjuste ! est-il écrit. Maintenant, vous pouvezlire. » Le voyageur se pencha si près du papierque l’officier l’éloigna par crainte d’uncontact ; le voyageur ne dit alors plus rien,mais il était clair qu’il n’avait toujours pasréussi à lire. « Sois juste ! est-il écrit », répétal’officier. « C’est possible, dit le voyageur, jecrois que c’est ce qui est écrit. » « Bien », ditl’officier, qui était au moins en partie satisfait,et il monta sur l’échelle avec la feuille ; il cou-cha la feuille avec beaucoup de précautions

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dans le traceur, et apparemment il changeacomplètement l’organisation des rouages ;c’était un travail très pénible, il devait y avoiraussi de toutes petites roues à régler, la têtede l’officier disparaissait parfois complète-ment dans le traceur, car il devait examinerles rouages avec beaucoup de minutie.

Le voyageur suivait d’en bas tout ce que faisait l’officier, son cou se raidit et le cielinondé de soleil lui faisait mal aux yeux. Lesoldat et le condamné s’occupaient ensemble.Du bout de sa baïonnette, le soldat ramassa la chemise et le pantalon du condamné quiétaient déjà dans la fosse. La chemise étaithorriblement sale et le condamné la lavadans le seau d’eau. Lorsqu’il mit la chemise et le pantalon, le soldat et le condamné nepurent s’empêcher de rire car les vêtementsétaient coupés en deux dans le dos, de hauten bas. Peut-être le condamné croyait-il êtreobligé d’amuser le soldat : dans ses vêtementsfendus en deux, il tournait en rond devant

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le soldat qui était assis sur le sol et se tapaitsur les genoux en riant. Ils se maîtrisèrenttoutefois par égard pour les deux messieurs.

Quand l’officier eut enfin fini, il regardaencore une fois en souriant la machine ettous ses éléments, referma le couvercle dutraceur qui était resté ouvert pendant tout ce temps, descendit, regarda la fosse puis le condamné, remarqua avec satisfaction quecelui-ci avait récupéré ses vêtements, allajusqu’au seau d’eau pour se laver les mains, y vit trop tard la répugnante saleté de l’eau,fut triste de ne pouvoir se laver les mains, les plongea finalement dans le sable — ce quine lui convenait pas, mais il dut s’en conten-ter — , se leva et commença à déboutonner sa vareuse. Les deux mouchoirs de dame qu’il avait enfoncés dans son col lui tombè-rent alors dans les mains. « Tiens, voilà tesmouchoirs », dit-il en les jetant au condamné.Et, en guise d’explication, il dit au voyageur :« Cadeaux des dames. »

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Bien qu’il se dépêchât visiblement d’ôter sa vareuse et de se déshabiller complètement,il traitait chaque vêtement avec beaucoup de soin, il lissa même avec les doigts les cor-dons d’argent de sa vareuse et secoua unehouppe pour la disposer correctement. Cequi s’accordait mal avec cette application,c’était ce qu’il faisait avec le vêtement qu’ilvenait d’ôter, le jetant aussitôt dans la fossed’un geste énervé. La dernière chose qu’il lui resta fut sa petite épée avec le baudrier. Iltira l’épée du fourreau, la brisa, puis il prit le tout, les morceaux d’épée, le fourreau et lebaudrier pour les jeter avec une telle forcequ’on entendit le bruit des bouts de métals’entrechoquant en bas dans la fosse.

Il était nu désormais. Le voyageur se mor-dit les lèvres sans rien dire. Il savait bien cequi allait se passer, mais il n’avait pas le droitd’empêcher l’officier de faire quoi que ce soit.Si la procédure judiciaire à laquelle tenaitl’officier était vraiment sur le point d’être

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supprimée — peut-être à la suite de l’inter-vention du voyageur, intervention que celui-ci ressentait comme un devoir —, alorsl’officier faisait exactement ce qu’il devaitfaire ; à sa place, le voyageur n’aurait pas agiautrement.

Le soldat et le condamné ne comprirentd’abord rien, au début ils ne regardaientmême pas. Le condamné se réjouit beaucoupde récupérer ses mouchoirs, mais il ne puts’en réjouir longtemps, car le soldat les luiprit d’un geste brusque et imprévisible. Lecondamné essayait à présent de les tirer du ceinturon où le soldat les avait glissésdans son dos, mais le soldat était vigilant. Ilsse querellaient ainsi, à moitié pour rire. C’estseulement lorsque l’officier fut complètementnu qu’ils devinrent attentifs. Le condam nésurtout sembla frappé par le pressentimentde quelque grand bouleversement. Ce qui lui était arrivé arrivait à présent à l’officier.Peut-être cela irait-il jusqu’au point ultime.

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Le voyageur étranger avait dû en donner l’ordre. C’était donc de la vengeance. Sansavoir lui-même souffert jusqu’au bout, ilserait pourtant vengé jusqu’au bout. Un rirelarge et silencieux apparut sur son visage etne disparut plus jamais.

Pendant ce temps, l’officier s’était tournévers la machine. S’il était déjà clair aupara-vant qu’il comprenait bien la machine, il étaitpresque bouleversant de le voir à présent la diriger, et celle-ci lui obéir. Il avait justeapproché sa main de la herse, et elle se leva etse baissa plusieurs fois avant d’être à la bonnehauteur pour l’accueillir ; il toucha le bord du lit, qui se mit aussitôt à vibrer ; la rondelle de feutre s’approcha de sa bouche, on vit que l’officier n’en voulait pas en vérité, mais sonhésitation ne dura qu’un instant, déjà il serésignait et la faisait entrer dans sa bouche.Tout était prêt, il y avait juste les sangles quipendaient encore sur les côtés, mais ellesétaient apparemment inutiles, l’officier n’avait

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pas à être attaché. Le condamné remarquales sangles pendantes, selon lui l’exécutionn’était pas parfaite si les sangles n’étaient pasattachées, il fit un signe véhément au soldatet ils coururent attacher l’officier. Celui-ciavait déjà tendu un pied pour donner uncoup dans la manivelle qui devait mettre le traceur en marche ; c’est alors qu’il vit les deux à ses côtés ; il retira son pied et selaissa attacher. Mais il ne pouvait plus désor-mais atteindre la manivelle ; ni le soldat ni lecondamné n’étaient capables de la trouver etle voyageur était bien décidé à ne pas bouger.Ce ne fut pas nécessaire : à peine les sanglesétaient-elles attachées que la machine se mit au travail ; le lit vibra, les aiguilles dansè-rent sur la peau, la herse navigua de haut enbas. Le voyageur regardait la scène fixementdepuis déjà un moment lorsqu’il se souvintqu’un rouage dans le traceur aurait dû grin-cer ; mais tout était silencieux, on n’entendaitpas le moindre bruit.

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Son travail silencieux eut pour consé-quence qu’on ne fit plus du tout attention à lamachine. Le voyageur regardait en directiondu soldat et du condamné. Le condamné étaitle plus animé, tout dans la machine l’intéres-sait, tantôt il se baissait, tantôt il se dressait,tout en ayant constamment l’index levé pourmontrer quelque chose au soldat. Le voyageuren était gêné. Il était décidé à rester là jusqu’àla fin, mais il n’aurait pas supporté longtempsde voir ces deux-là. « Rentrez chez vous », dit-il. Le soldat était peut-être disposé à obéir,mais le condamné reçut cet ordre commeune véritable punition. Les mains jointes, il le supplia de l’autoriser à rester, et commele voyageur qui secouait la tête ne voulait pas céder, il se mit même à genoux. Le voya-geur, voyant que les ordres ne servaient àrien, voulait aller vers eux pour les chasser,quand il entendit tout à coup un bruit dans le traceur. Il regarda en l’air. Y avait-il finale-ment un problème avec la roue dentée ? Mais

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c’était autre chose. Le couvercle du traceur se souleva lentement, puis s’ouvrit entière-ment. On vit les pointes d’une roue dentées’élever, la roue complète apparut bientôt,c’était comme si quelque force phénoménalepressait tout le traceur au point qu’il n’y avait plus de place pour cette roue, la rouetourna jusqu’au bord du traceur, tomba, roulaquelques mètres tout droit sur le sable, puisresta couchée. Mais déjà, là-haut, une autreroue apparut suivie de plusieurs autres, gran -des, petites, qu’on pouvait à peine distinguerles unes des autres, avec chacune d’entre ellesil se passait la même chose, on croyait à cha -que fois que c’était la dernière et que le tra-ceur était déjà vidé, et un nouveau groupe de roues particulièrement nombreuses appa-raissait, s’élevait, tombait, roulait dans lesable et se couchait. Le condamné en oubliacomplètement l’ordre du voyageur, les rouesdentées le ravissaient, il cherchait toujours à en attraper une, poussant en même temps

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le soldat à l’aider, mais, effrayé, il retirait sa main, car une autre roue suivait qui, aumoins lorsqu’elle commençait à rouler, luifaisait peur.

Le voyageur, quant à lui, était très alarmé ;visiblement, la machine allait s’effondrer ;son tranquille fonctionnement n’était qu’uneillusion ; il avait le sentiment qu’il devaitprendre l’officier en charge, vu qu’il ne pou-vait plus le faire lui-même. Mais tandis que la chute des roues dentées sollicitait touteson attention, il avait négligé de surveiller lereste de la machine ; quand, la dernière rouedentée étant tombée du traceur, il se penchasur la herse, il eut une nouvelle surprise, bien pire encore. La herse n’écrivait plus, ellepiquait seulement, et le lit ne retournait plusle corps, mais, vibrant, il ne faisait que soule-ver le corps qu’il pressait sur les aiguilles. Levoyageur voulut intervenir, et si possible toutarrêter, tout cela n’était pas de la torture,comme l’avait cherché l’officier, c’était un

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véritable assassinat. Il tendit les mains. Maisdéjà la herse se levait et pivotait en portant lecorps embroché, comme elle ne le faisait nor-malement qu’à la douzième heure. Le sangs’écoulait en mille flux sans être mélangéavec de l’eau, les petites rigoles elles aussiavaient cessé de fonctionner. Et maintenantc’était la dernière fonction de la machine quiavait lâché, le corps ne se détachait pas deslongues aiguilles, il déversait son sang, restaitsuspendu au-dessus de la fosse sans tomber.La herse voulait déjà revenir à son ancienneposition, mais comme si elle avait elle-mêmeremarqué qu’elle n’était pas libérée de sonfardeau, elle restait au-dessus de la fosse.« Aidez donc ! » cria le voyageur au soldat et au condamné, tandis qu’il saisissait lui-même les pieds de l’officier. Il voulait pressersur les pieds, les deux autres de l’autre côtédevaient saisir la tête, et c’est ainsi qu’on l’arracherait lentement des aiguilles. Mais les deux hommes ne pouvaient se décider à

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venir ; le condamné tourna même carrémentle dos ; le voyageur dut venir jusqu’à eux et lesforcer à saisir la tête de l’officier. C’est alorsqu’il vit presque malgré lui le visage du mort.Il était comme il avait été vivant ; on n’y déce-lait aucun signe de la rédemption promise ;l’officier n’avait pas trouvé dans la machine ce que tous les autres y avaient trouvé ; leslèvres étaient serrées, les yeux étaientouverts, ils avaient l’expression de la vie, leregard était calme et convaincu, la pointe dela grande aiguille en fer sortait par le front.

Lorsque le voyageur, suivi du soldat et ducondamné, arriva aux premières maisons dela colonie, le soldat en pointa une du doigt, etdit : « Ici, c’est la maison de thé. »

Au rez-de-chaussée d’une maison, il y avaitune pièce profonde et basse, semblable à unecaverne, dont les murs étaient noircis par lafumée. Le côté qui donnait sur la rue étaitentièrement ouvert. Bien que cette maison

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de thé ne se distinguât pas beaucoup desautres maisons de la colonie qui, hormis lespalais du quartier général, étaient toutes trèsdélabrées, elle produisit pourtant chez levoyageur l’impression d’un souvenir histo-rique, et il sentit la puissance des temps an -ciens. Il s’approcha, alla, suivi de ses acolytes,entre les tables vides qui étaient disposéesdans la rue, devant la maison de thé, et il res-pira l’air froid et moisi qui provenait de l’inté-rieur. « Le Vieux est enterré ici, dit le soldat,le prêtre lui a refusé une place au cimetière.Pendant un moment, on ne savait pas où on devait l’enterrer, puis finalement on l’aenterré ici. L’officier ne vous l’a sûrement pasraconté, car c’était bien sûr ce dont il avait leplus honte. Il même essayé plusieurs fois, lanuit, de déterrer le Vieux, mais on l’a toujourschassé. » « Où est la tombe ? » demanda levoyageur, qui n’arrivait pas à croire le sol-dat. Aussitôt, le soldat et le condamné mar-chèrent devant lui, et, les mains tendues, lui

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indiquèrent l’endroit où devait se trouver la tombe. Ils menèrent le voyageur jusqu’aumur du fond où des clients étaient assis àquelques tables. Il s’agissait sans doute d’ou-vriers du port, des hommes forts avec decourtes barbes noires et brillantes. Ils ne portaient pas de veste, leurs chemises étaientdéchirées, c’étaient de pauvres gens que la vieavait rabaissés. Quand le voyageur s’appro-cha, quelques-uns se levèrent, se collèrentcontre le mur et le regardèrent venir verseux. « C’est un étranger, chuchotait-on au -tour de lui, il veut voir la tombe. » Ils poussè-rent une des tables sous laquelle il y avait eneffet une pierre tombale. C’était une simplepierre, assez basse pour pouvoir être dissimu-lée sous une table. Elle portait une inscrip-tion en très petits caractères, le voyageur dut se mettre à genoux pour la lire. Il étaitécrit : « Ici repose l’ancien commandant. Sespartisans, qui n’ont pas le droit de porter unnom, lui ont creusé cette tombe et posé cette

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pierre. Selon une prophétie, le commandantressuscitera après un certain nombre d’an-nées et, à partir de cette maison, il mènerases partisans à la reconquête de la colonie.Croyez et attendez ! » Quand le voyageur,après avoir lu, se releva, il vit les hommesdebout autour de lui, sourire aux lèvrescomme s’ils avaient lu l’inscription avec lui,et, l’ayant trouvée ridicule, le sommaient dese ranger à leur avis. Le voyageur fit commes’il n’avait rien remarqué, distribua quelquespièces, attendit encore que la table fût remiseau-dessus de la tombe, quitta la maison dethé et se rendit au port.

À la maison de thé, le soldat et le condamnéavaient trouvé des connaissances qui les re tinrent. Mais ils avaient dû s’en débarrasserassez vite, car ils se mirent à courir après le voyageur alors que celui-ci n’était encorequ’au milieu du long escalier qui mène auxbateaux. Ils voulaient sans doute, à la derniè-reminute, obliger le voyageur à les emmener.

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Alors qu’en bas, sur le quai, le voyageur né -gociait avec un matelot sa traversée jusqu’aubateau à vapeur, les deux hommes descen -dirent à toute vitesse l’escalier, en silence car ils n’osaient pas crier. Mais quand ils arri -vèrent en bas, le voyageur était déjà dans la chaloupe, et le matelot était juste en train de détacher l’amarre. Ils auraient encore pusauter dans le bateau, mais le voyageurramassa par terre une lourde corde à nœuds,les en menaça et les dissuada ainsi de sauter.

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À la colonie pénitentiaire, textede Franz Kafka, traduction deLaurent Margantin (www.oeuvresouvertes.net) a été mis enpages par Alain Hurtig le 30septembre 2015 (www.alain.les-hurtig.org) en Chronicle et enKnockout, de la fonderie HTF.

Ce travail est placé souslicence (BY-NC-SA).

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