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Sonnets de Crime

Adam Mickiewicz

1798 1855SONNETS DE CRIME

(Sonety krymskie)

1826

Traduction parue dans Chefs-duvre potiques dAdam Mickiewicz traduits par lui-mme et par ses fils, Paris, Charpentier, 1882.TABLEI. LES STEPPES DAKERMAN4II. LE CALME EN MER5III. LA TRAVERSE6IV. LA TEMPTE7V. MONTAGNES VUES DES STEPPES DE KOZLOW8VI. BAGTCHI-SRA10VII. BAGTCHI-SRA, LA NUIT11VIII. LE TOMBEAU DE POTOCKA12IX. LES TOMBES DU HAREM13X. BADAR14XI. ALOUCHTA, LE JOUR15XII. ALOUCHTA, LA NUIT16XIII. LE TCHATYR-DAH17XIV. LE PLERIN18XV. LE CHEMIN AU-DESSUS DU PRCIPICE DE TCHOUFOUT-KALE19XVI. LE MONT KYKYNEIS20XVII. RUINES DU CHTEAU DE BALACLAVA.21XVIII. AYOU-DAH22

Wer den Dichter will verstehen

Muss in Dichters Lande gehen

GTHE dans Chuld Nameh.I. LES STEPPES DAKERMAN

Me voici lanc sur limmensit dun sec Ocan ; le char senfonce dans la verdure et la sillonne comme une barque ; au milieu des flots de prairies bruissantes, et sous une pluie de fleurs, je double les corallins lots de burzan.

Dj le crpuscule tombe, nulle part ni chemin ni tertre. Je regarde au ciel, je cherche les toiles, guides des barques. L-bas, au loin, est-ce un nuage qui brille ; est-ce laurore qui se lve ? Cest le Dniester qui brille, cest le fanal dAkerman qui parat.

Halte !... quel silence !... Jentends le passage de grues que ne distinguerait point lil du faucon. Jentends quand le papillon se berce sur la plante,

Quand le serpent de sa lisse poitrine, frle les herbes. Dans un tel silence, je tends loreille si avidement que jentendrais une voix de Lithuanie.... Allons : personne nappelle !

II. LE CALME EN MER

la hauteur de Tarkankout.

Dj le vent ne fait plus queffleurer la flamme du pavillon ; londe rassrne soulve son sein paisible, comme la jeune fiance, qui rve au bonheur, sveille en soupirant et de suite se rendort.

Les voiles, ainsi que des tendards quand la guerre est finie, sommeillent, enroules le long des mts ; le navire, dun lger mouvement, se balance, comme sil tait tenu lancre. Les matelots ont repris haleine et les passagers retrouv leur gaiet.

mer ! parmi tes joyeuses cratures, il est un polype, qui dort dans tes profondeurs quand le ciel est couvert, et qui, pendant le calme, tend ses longs bras.

pense ! dans tes profondeurs, il y a lhydre du souvenir, qui dort dans ladversit et durant lorage des passions, mais qui, quand le cur est tranquille, y plonge ses serres.

III. LA TRAVERSE

Le mugissement augmente, les horreurs de la mer se multiplient, le matelot sest lanc lchelle : prparez-vous, enfants ! Et voici quil grimpe, stend, suspendu sur le rseau invisible, comme laraigne qui guette la vibration de ses rets.

Le vent ! le vent ! Le navire se cabre, nobit plus au frein, se jette de ct, plonge dans le tourbillon cumeux ; il relve la nuque, foule les vagues et vole droit vers le ciel ; de son front, il fend les nuages et saisit le vent sous ses ailes.

Et mon esprit se joue comme le mt au milieu de la tourmente ; mon imagination se dploie comme la chevelure des voiles ; je mle involontairement mon cri au cri joyeux de lquipage.

Jtends les bras, je me laisse tomber sur le sein du navire, je crois, de ma poitrine, hter sa course : je me sens lger, dispos, heureux ! je comprends ce que cest dtre oiseau.

IV. LA TEMPTE

Les voiles sont arraches et le gouvernail bris : rugissement des flots, sifflement de la tempte, cris de terreur des gens, bruit sinistre des pompes ; les derniers cordages ont chapp aux mains des matelots. Le soleil se couche sanglant, et avec lui tout espoir disparat.

Louragan hurle triomphant ; sur les montagnes humides qui, du gouffre de la mer, slvent en tages, avance le gnie de la mort et il marche au navire comme le soldat monte lassaut de murs dmantels.

Les uns gisent demi-morts, les autres se tordent les mains ; celui-ci se jette dans les bras de ses amis, en leur faisant ses adieux ; celui-l, en face de la mort, prie pour conjurer la mort.

Un voyageur se tenait silencieux, lcart ; et il se prit penser : heureux celui chez qui le sentiment steint avec les forces, celui qui sait prier ou qui a qui dire adieu !

V. MONTAGNES VUES DES STEPPES DE KOZLOW

LE PLERIN.

L-haut ! Est-ce quAllah a dress pic une mer de glace ? Ou bien a-t-il coul, pour les anges, un trne de nuages gels ? Ou les Dives ont-ils, avec le quart du continent, construit ces murs, pour arrter lOrient la caravane des toiles ?

Au sommet, quelle reverbration ! Serait-ce lincendie de Stamboul ? Ou bien, quand la nuit a tendu son chylat sombre, Allah a-t-il, pour les mondes qui naviguent sur lOcan de la nature, suspendu ce fanal au centre des cieux ?

LE MIRZA.

L-haut ? Jy ai t. Lhiver y sige ; l-haut, jai vu les becs des torrents et les gosiers des fleuves sabreuver son nid. Je respirais, la neige volait de mes lvres, je portai mes pas

L o les aigles ne trouvent plus leur route, o la course des nuages finit. Je dpassai le tonnerre assoupi dans un berceau de nues, jusque l o, au-dessus de mon turban, il ny avait plus quune toile : cest le Tchaty-Dah.

LE PLERIN.

Ah !

VI. BAGTCHI-SRA

Grande encore, mais dserte est la rsidence des Ghira ! Les escaliers et les vestibules que balayait le front des pachas, les sofas trnes de la puissance, asiles de lamour, la sauterelle y sautille et le reptile les enlace.

travers les fentres aux milles couleurs, le lierre, en grimpant le long des murailles et des votes muettes, prend possession de luvre des hommes au nom de la nature, et crit en lettres de Balthazar : ruine.

Au milieu dune salle, une vasque est creuse dans le marbre : cest la fontaine du harem. Jusqu prsent, elle est intacte ; et, de ses larmes perles, elle murmure dans la solitude :

Amour, puissance, gloire, o tes-vous ? Vous deviez durer toujours, tandis que la source coule rapidement. Oh honte ! vous avez pass et la source est reste.

VII. BAGTCHI-SRA, LA NUIT

Les pieux habitants sortent des djamides ; lcho de lizan se perd dans le calme du soir ; la lumire du couchant se colore pudiquement dune rougeur de rubis ; et le roi de la nuit, le Croissant argent, va reposer auprs de son amante.

Dans le harem des cieux, brillent les flambeaux ternels des toiles. Au milieu delles navigue dans lazur un nuage, tel quun cygne endormi sur un lac : la poitrine est blanche et les extrmits sont franges dor.

Ici, lombre tombe du minaret et de la cime des cyprs. Plus loin, se dressent, en un cercle noir, des gants de granit, pareils aux Satans qui sigent dans le divan dEblis,

Sous une tente de tnbres ; quelquefois, de leur fate part lclair, et, avec la rapidit du Faris, il traverse les dserts silencieux du firmament.

VIII. LE TOMBEAU DE POTOCKA

Dans le pays du printemps, au milieu de vergers voluptueux, tu tes fane, jeune rose ! car les instants du pass, en senvolant de toi, comme des papillons dor, avaient dpos au fond de ton cur le ver du souvenir.

L-bas, au Nord, vers la Pologne, scintillent des myriades dtoiles. Pourquoi donc, sur cette voie en brille-t-il autant ? Serait-ce ton regard plein de feu qui, force dy voler, aurait embras ces traces lumineuses, avant de steindre au tombeau ?

Polonaise ! et moi aussi, je finirai mes jours dans un deuil solitaire. Puisse ici, une main amie me jeter une poigne de terre ! Les voyageurs sentretiennent souvent prs de ton tombeau.

Et moi, alors, le son de la langue maternelle me ranimera. Et le pote, en chantant sur toi sa chanson solitaire, apercevra une tombe voisine et chantera aussi pour moi.

IX. LES TOMBES DU HAREM

LE MIRZA AU PLERIN.

Ici, de la vigne damour, des grappes non encore mres ont t cueillies pour la table dAllah ; ici, des perles dOrient ont t, de la mer des plaisirs et de la flicit, prcocement jetes au sombre sein du cercueil, conque de lternit.

Le voile du temps et de loubli les a couvertes ; sur elles le froid turban brille au milieu du jardin, comme le bountchouk de larme des ombres ; et, au bas, cest peine si lon dchiffre leurs noms gravs de la main du giaour.

vous, roses dEden, la source de puret, vos jours ont fleuri sous le feuillage de la pudeur, ternellement caches lil de lInfidle.

Maintenant, le regard dun tranger souille votre tombe ! Je le lui ai permis. Tu pardonneras, grand Prophte ! Lui seul, dentre les trangers, regardait avec des larmes.

X. BADAR

Je lance au vent mon cheval et npargne point les coups. Forts, valles, rochers, en foule tour--tour coulent mes pieds et disparaissent comme les flots du torrent : je veux mtourdir, menivrer de ce tourbillon dimages.

Et, quand mon coursier cumant nobit plus mes ordres, que le monde se dcolore sur le linceul du crpuscule, alors, dans mon il brlant, comme dans un miroir bris, dfilent les fantmes des forts, des valles et des rochers.

La terre dort ; pour moi, pas de sommeil. Je me lance dans la mer. Une vague noire et gonfle roule avec fracas vers le rivage ; je penche vers elle mon front, jtends les bras.

La vague se brise au-dessus de ma tte, le chaos menveloppe : jattends... que ma pense, comme une barque saisie par un tourbillon, sgare et plonge pour un moment dans loubli.

XI. ALOUCHTA, LE JOUR

Dj la montagne rejette de son sein son chylat de nuages ; la campagne aux pis dor murmure son namaz du matin ; la fort sincline, et, de sa chevelure de mai, comme du rosaire des califes, tombent des rubis et des grenats.

La prairie est en fleurs ; au-dessus delle, fleurs volantes, des papillons de toutes couleurs, comme liris, forment dans le ciel un dais de diamants ; plus loin, la sauterelle tend son linceul ail.

Et l o la roche chauve se mire dans les eaux, la mer bouillonne, et, repousse revient lassaut ; dans son cume, la lumire se joue comme dans les yeux du tigre,

En annonant aux falaises un plus terrible orage ; mais, en pleine mer, la vague se balance mollement ; les flottes et les troupes de cygnes sy baignent.

XII. ALOUCHTA, LA NUIT

Les vents frachissent, la chaleur du jour diminue, sur les paules du Tchatyr-Dah tombe le flambeau des mondes ; il se brise, rpand des ruisseaux de feu et steint. Le plerin errant regarde autour de lui, il coute...

Dj les montagnes ont bruni : dans les valles, la nuit est noire ; les sources murmurent comme en rve sur leur lit de bluets ; lair qui exhale des parfums, cette musique des fleurs, parle au cur un langage qui pour loreille est un mystre.

Je mendors sous les ailes du silence et de lobscurit ; tout coup mveillent les lueurs clatantes dun mtore ; un dluge dor a inond le ciel, la terre et les monts.

Nuit de lOrient ! Comme lodalisque orientale, tu endors par tes caresses ; et, quand je touche au sommeil, dune tincelle de ton regard, tu me rveilles pour des caresses nouvelles.

XIII. LE TCHATYR-DAH

LE MIRZA.

Le musulman baise en tremblant le pied de ton roc, mt du navire Crimen, grand Tchatyr-Dah ! minaret du monde ! Padischah des montagnes ! Toi qui, au-dessus des rochers de la plaine, as fui dans les nuages,

Tu te tiens sous le porche des cieux comme le grand Gabriel qui veille aux portes de lden. Une sombre fort est ton manteau : et ton turban de nuages est brod de torrents dclairs, janissaires de lpouvante.

Soit que le soleil nous brle, ou que le brouillard nous enveloppe, soit que la sauterelle dvore nos moissons ou que le giaour incendie nos maisons, Tchatyr-Dah, toi, toujours sourd, immobile.

Entre le monde et le ciel, comme le drogman de la cration, talant sous tes pieds la terre, les hommes et les foudres, tu coutes seulement ce que Dieu dit la nature.

XIV. LE PLERIN

mes pieds, une contre dabondance et de beaut ; au-dessus de ma tte, un ciel pur ; ct de moi, un beau visage. Pourquoi mon cur senfuit-il vers de lointains parages, vers des temps, hlas ! plus lointains encore.

Lithuanie ! tes forts bruissantes me chantaient plus harmonieusement que les rossignols de Badar, que les vierges du Salghir, et je foulais plus gaiement tes fondrires que les mriers de rubis et les ananas dor.

Si loin et au milieu de tentations si diverses, pourquoi, tout distrait, soupir-je sans cesse aprs celle que jai aime au matin de mes jours ?

Elle est dans le cher pays qui mest ravi, o tout lui parle de son amant fidle : en foulant mes traces encore fraches, se souvient-elle de moi !

XV. LE CHEMIN AU-DESSUS DU PRCIPICE DE TCHOUFOUT-KALE

LE MIRZA.

Dis ta prire, lche les rnes, dtourne ton visage. Ici le cavalier confie sa raison aux jambes de son cheval. Le brave coursier ! Vois comme il sarrte, comme il mesure de lil labme, flchit les jarrets, saisit de son sabot le bord du prcipice

Et reste suspendu... Ne regarde pas ! L le regard qui tombe, comme dans le puits dAl-Kahyr, natteind pas le fond. Ny tends pas la main ; car tes mains ne sont pas des ailes. Et ny laisse pas choir ta pense ; car la pense est comme lancre

Qui, jete dune chtive barque dans des profondeurs infinies, descend avec la vitesse de la foudre, ne touche pas le fond et fera chavirer la barque dans le gouffre du chaos.

LE PLERIN.

Mirza ! Moi jai regard ! Par les fissures du monde, jai vu... Ce que jai vu, je le raconterai aprs la mort ; car la langue des vivants na pas de sons pour lexprimer.

XVI. LE MONT KYKYNEIS

LE MIRZA.

Plonge ton regard dans le prcipice. Ce ciel dploy tout en bas, cest la mer. Au milieu des vagues, il semble que loiseau-montagne, foudroy, a dress ses plumes comme des mts sur un rayon plus large que celui de larc-en-ciel ;

Et que, dune le de neige, il a couvert la plaine azure des eaux. Cette le qui vogue sur labme, cest une nue ! De son sein retombe sur la moiti du monde une nuit obscure : Vois-tu sur son front un ruban qui flamboie ?

Cest la foudre !... Mais arrtons-nous. Labme est sous nos pieds. Il nous faut franchir le ravin dun bond de notre cheval. Je mlance : toi, tiens prts le fouet et lperon ;

Quand jaurai disparu tes yeux, regarde lextrmit de ces rochers : si une plume y brille, ce sera celle de mon kolpak ; sinon, jamais plus personne na prendre ce chemin.

XVII. RUINES DU CHTEAU DE BALACLAVA.

Ces chteaux, dont il ne reste que des ruines informes, tembellissaient et te gardaient, ingrate Crime ! Et maintenant ils se dressent sur les montagnes comme des crnes gigantesques : les reptiles les habitent, ou des hommes plus vils que des reptiles.

Grimpons la tour ; je cherche la trace des armoiries. Voici une inscription : cest peut-tre le nom dun hros qui fut la terreur des armes et qui sommeille dans loubli, comme le ver enroul dans la feuille de la vigne !

Ici, le Grec a sculpt, sur les murs, des ornements attiques. Dici, lItalien imposa des fers aux Mongols. Et le plerin de la Mecque y psalmodiait son namaz.

Aujourdhui les vautours, de leurs ailes noires, tournoient sur les tombeaux, ainsi que, dans une ville dpeuple par la peste, flottent toujours, sur les bastions, des tendards de deuil.

XVIII. AYOU-DAH

Jaime, accoud au rocher dAyou-Dah, regarder comme les lames cumantes, tantt serrent leurs rangs noirs et bondissent, tantt roulent majestueusement leurs neiges argentes en millions darcs-en-ciel.

Elles heurtent contre les rcifs et se brisent en vagues, envahissent la plage comme une arme de baleines, conquirent triomphalement la terre ferme, et, de nouveau fugitives, abandonnent dans leur retraite coquillages, perles et coraux.

De mme, en ton cur, jeune pote, souvent la passion soulve de terribles orages ; mais, quand tu prends ton luth, alors, sans tavoir entam,

La tempte court se plonger dans les abmes de loubli, en laissant derrire elle des chants immortels, dont les sicles tresseront une couronne pour ton front._______

Texte tabli par la Bibliothque russe et slave ; dpos sur le site de la Bibliothque le 12 novembre 2011.

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