Mickiewicz - Conrad Wallenrod (1)

140
Adam Mickiewicz 1798 – 1855 CONRAD WALLENROD (Konrad Wallenrod) 1828 Traduction parue dans Chefs-d’œuvre poétiques d’Adam Mickiewicz traduits par lui-même et par ses fils, Paris, Charpentier, 1882. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE LITTÉRATURE POLONAISE

Transcript of Mickiewicz - Conrad Wallenrod (1)

Conrad Wallenrod

Adam Mickiewicz

1798 1855CONRAD WALLENROD

(Konrad Wallenrod)

1828

Traduction parue dans Chefs-duvre potiques dAdam Mickiewicz traduits par lui-mme et par ses fils, Paris, Charpentier, 1882.TABLEPRFACE.5PROLOGUE.14I LLECTION.16II21III27IV LE BANQUET.38V LA GUERRE.67LES ADIEUX.74

CONRAD

WALLENROD

LGENDE HISTORIQUE

(DAPRS LES CHRONIQUES DE LITHUANIE ET DE PRUSSE).

Dovete adunque sapere come sono due generazioni da combattere... bisogna essere volpe e leone.

PRFACE.

Peu aprs lapparition St-Ptersbourg du pome de Conrad Wallenrod, une Revue russe, Moscou, crivait: Quand Goethe se tait et que Byron nest plus, Mickiewicz, soyons-en fiers, reste non seulement le premier pote de la Pologne, mais presque le premier pote de tous ceux qui existent aujourdhui. Wallenrod, les Dziady, les Sonnets, le Faris, sont les productions dune imagination cratrice auxquelles aucun des potes actuels de lAngleterre, de lAllemagne, de la France et de lItalie ne peuvent offrir rien dquivalent. Que la Providence bnisse les lans de ce jeune aigle! (le Tlgraphe, mars 1829, p. 193).

Depuis quelques annes, la critique russe sest attaque la porte morale du pome. Cette pruderie peut tonner de la part dcrivains de qui, en gnral, la conscience nest pas mme effarouche des procds laide desquels tout un peuple est expropri de ses foyers, de son culte et de sa langue. Mais cette malveillance, se conoit, quand on rflchit quils sont les serfs spirituels de lEmpire contre la domination duquel le pome est dirig et que comme tels, ils sont plutt disposs mordre qu bnir la main secourable qui les dlivrerait eux-mmes.

Les Polonais furent dabord extrmement enthousiastes de Conrad Wallenrod, au point que, selon lexpression de lhistorien Mochnacki, il devint le manuel de la conspiration. Sous limpulsion des vers du pome, de jeunes Polonais enrgiments dans larme que commandait Varsovie le Grand-duc Constantin se sentirent moralement dlis de leurs serments: de sorte que le Grand-Duc se trouva avoir exerc dans dinterminables parades ses futurs vainqueurs du 29 novembre 1830.

Mais, depuis peu, la critique polonaise a commenc incriminer lide dominante du pome. Or les puritains littraires et politiques dont le mot dordre est: Pas de Wallenrodisme! sont prcisment les inventeurs de cet trange loyalisme qui abrite leur gosme et qui condamnerait tout Polonais, enrgiment au service de lun des Empires copartageants, agir contre sa patrie par fidlit un serment extorqu, tandis que pourtant, comme la dit Bossuet, il ny a pas de droit contre le droit.

En ralit, Conrad Wallenrod nest pas plus immoral que Samson, dont, du reste, il invoque lexemple. Si Wallenrod na pas eu les yeux crevs par les Teutons, comme Samson par les Philistins, il fut, lui aussi, fait prisonnier et de plus il vit sa mre et son pre prir sous les dcombres de leur maison en flammes. Lun et lautre ont recours la ruse pour se venger, eux et leur peuple.

Lami franais qui a mis une introduction la traduction illustre de Conrad Wallenrod disait: Les Polonais, depuis la chute de leur nation, ont eu une littrature sibrienne et une littrature migre. Conrad Wallenrod est le livre unique de ce que lon pourrait appeler une littrature dinternement. En effet, il est n de cette passion douloureuse du patriote intern dans le camp ennemi, contraint de faire travailler son esprit au service de tout ce que sa conscience lui a appris dtester... Il nexiste pas un Polonais dans les emplois russes de qui limage de Wallenrod nait travers lesprit. Et pourtant jusquici, il ny en a pas un chez qui le vieil honneur chevaleresque nait rclam... Mais lavenir est le secret de Dieu, et les Russes sont condamns dtruire les Polonais, ou, en les employant, sexposer cette pe de Damocls du Wallenrodisme. Conrad Wallenrod, cest comme une prophtie de malheur trace par le pote sur les murs du Kremlin. Mickiewicz quitta la Russie, en laissant cette maldiction sur loppresseur; puis, de la terre de France, dans son Livre des Plerins, il bnit sa propre nation, en marquant ses compatriotes la voie de sacrifice et de saintet quils devaient suivre pour prparer la rsurrection de leur patrie.

Chose bizarre! Peut-tre faut-il chercher la vraie moralit de Conrad Wallenrod, surtout dans le seul vers que la censure russe ait effac: Toi, tu es esclave, lunique arme des esclaves est la trahison. Ce qui, plus encore quune excitation la vengeance des vaincus, tait un avertissement prophtique ladresse des vainqueurs, toujours libres dcarter le danger en en faisant disparatre la cause. Or les Russes avaient conscience que leur gouvernement voulait toujours asservir la Pologne. Et cest pourquoi ils ne laissrent point passer le vers qui montrait la seule voie laisse lesclave, mais la Pologne ne se sentait pas esclave: Car, si comme disait lantiquit, lesclave perd la moiti de son me, la Pologne a conserv lintgrit de la sienne. Et cest pourquoi elle, na point jusquici produit de Wallenrod.

Il est bien remarquable que Wallenrod mourant foule aux pieds sa croix de Grand-matre, en scriant: Voil les pchs de ma vie! en mme temps quil se rjouit davoir entran dans sa ruine les ennemis de sa patrie. Il semblerait ainsi que, du moins, il considre comme un pch les moyens dont il sest servi.

Il est assurment plus beau de reconqurir sa libert pour la partager avec ceux-l mme qui vous lont enleve que de sensevelir avec eux sous de mmes ruines. Mais il y a des temps et des lieux o le mal est tel quil nexiste pas dautre alternative que de dtruire les instruments de ce mal ou dtre dtruits par eux.

Si la fin ne saurait, en aucun cas, justifier les moyens, il est fort difficile de nagir que dune manire absolument pure lgard de ceux qui se sont compltement mis hors la loi morale. Aussi, sans accepter quune dviation de morale soit rige en principe, la conscience publique accorde-t-elle les circonstances attnuantes lacte, mme le plus violent, dune passion dont le principe est gnreux et le mobile dsintress: tmoins lAllemand Carl Sand, le Franais Louvel et lItalien Orsini, meurtriers par excs de douleur patriotique, lexemple de Jal qui tua Sizara et de Scvola qui voulait tuer Porsenna.

Et, tandis que les vritables tratres sont ceux qui, par lchet de cur et apptit de jouissances livrent la patrie lennemi, comme Pichegru qui, gnral de la Rpublique, charg de la dfense de la frontire franaise, se fit battre par les Allemands selon un plan concert davance avec eux; lhistoire qui, pour ces tres vils, ne peut et ne doit tre que sans piti, incline lindulgence pour ceux qui sacrifient tout la patrie, mme leur honneur; comme cet Arminius qui emmen en otage Rome, dissimula sa haine, devint chevalier romain, favori dAuguste et commandant militaire, puis, par ruse, fit prir tes lgions dAuguste dont il avait capt lamiti et la confiance. On lit dans Tacite: Arminius fut incontestablement le librateur de la Germanie. Aussi, aprs avoir t; pendant douze ans, larbitre des affaires de son pays, avec lassentiment de ses concitoyens, fut-il aprs sa mort lobjet de leur vnration. Et le brave Ulrich de Hutten en clbre la vertu, le disculpant du manque de foi: Car tout engagement forc est nul et dailleurs jamais il neut en vue que la libert de la patrie.

Les Allemands qui, aprs plus de dix-huit sicles, ont lev un monument national Arminius, ne sauraient stonner quun jour ou lautre, dans lun des pays quils ont conquis, il surgisse un Wallenrod. Car, en dfinitive, Arminius est un anctre spirituel de Wallenrod.

Le pome de Wallenrod ne serait pas moins bien entendu des Alsaciens-Lorrains et des Danois que des Polonais. Il sadresse tous ceux qui, ne pouvant se rsigner labjection dune domination trangre, et se voyant abandonns de tous, finissent par saffoler dune situation sans issue.

Adam Mickiewicz a expliqu, par les lignes suivantes de sa prface de Wallenrod, ce qutaient les peuples au milieu desquels il a plac les scnes de son pome:

Le peuple lithuanien se composait des tribus lithuanienne, prussienne et lettone; il tait peu nombreux, occupait un pays de mdiocre tendue et dune fertilit insuffisante; longtemps inconnu de lEurope, il fut, vers le treizime sicle, appel par les invasions de ses voisins un rle plus actif. Tandis que les Prussiens se soumettaient au glaive des Teutons, les Lithuaniens, sortant de leurs bois et de leurs marcages, portaient le fer et le feu dans les tats voisins, et bientt ils se rendirent redoutables dans le Nord. Lhistoire, jusquici, na quimparfaitement clairci comment il se fit quun peuple si faible et si longtemps tributaire des trangers put, tout dun coup, arrter et menacer tous ses ennemis, dun ct, soutenant une guerre continuelle et meurtrire contre lOrdre Teutonique, de lautre, pillant la Pologne, prlevant des contributions sur Nowgorod la Grande, et saventurant jusque sur les bords du Wolga et la presqule de Crime. La plus brillante poque de la Lithuanie est au temps dOlgierd et de Witold, dont lautorit stendait de la Baltique la mer Noire. Mais, dans son trop soudain accroissement, cet immense tat ne parvint pas laborer en lui-mme une force intrieure qui fondt ensemble ses parties htrognes et les vivifit. La nationalit lithuanienne rpandue sur des terres trop vastes perdit sa couleur propre. Les Lithuaniens subjugurent beaucoup de tribus ruthniennes, et entrrent en rapports politiques avec la Pologne. Les Slaves, depuis longtemps dj convertis au christianisme, taient parvenus un degr de civilisation plus lev, et, quoique battus ou menacs par la Lithuanie, ils gagnrent, par une lente influence, la prpondrance morale sur leur oppresseur fort, mais barbare, et ils labsorbrent comme les Chinois ont absorb les envahisseurs Tartares. Les Jagellons et leurs plus puissants vassaux devinrent Polonais; beaucoup de princes lithuaniens en Ruthnie acceptrent la religion, la langue et la nationalit ruthnienne. De cette faon, le grand-duch de Lithuanie cessa dtre lithuanien, le peuple lithuanien proprement dit se retrouva dans ses anciennes frontires, sa langue ne fut plus parle la cour et parmi les grands, et ne se conserva que dans le peuple.

La Lithuanie prsente le curieux spectacle dun peuple qui a disparu dans limmensit de ses conqutes, tel quun ruisseau qui, aprs une inondation extraordinaire, baisse de niveau et coule dans un lit plus troit quauparavant.

Pour garer la censure, Mickiewicz ajoutait:

Plusieurs sicles dj recouvrent les vnements que nous venons de mentionner. La Lithuanie, ainsi que son plus cruel ennemi, lOrdre Teutonique, sont descendus de la scne de la vie politique; les rapports des nations voisines ont entirement chang; les intrts et les passions qui, en ce temps-l, ont allum la guerre, sont dsormais teints; les souvenirs mmes nen ont point t conservs par les Lgendes populaires. La Lithuanie appartient dj entirement au pass; son histoire fournit, cet gard, une heureuse carrire la posie, car le pote qui chante les vnements dalors est oblig de soccuper uniquement du sujet historique, de lapprofondir et de le prsenter avec art, sans appeler son aide les intrts, les passions ou la mode des lecteurs. Ce sont prcisment de tels sujets que Schiller recommande:

Was unsterblich im Gesang soll leben,Muss im Leben untergehn.

Ce qui doit revivre dans le chant doit prir dans la ralit.La pieuse ruse de lauteur lui russit compltement.

Le Conrad Wallenrod, dAdam Mickiewicz, a voqu Iridion du pote anonyme, cest--dire de Sigismond Krasinski, dans lequel lauteur sest propos de dmontrer la strilit de la haine, mais qui malheureusement dcourage de laction. Iridion, jeune grec, possd dun extrme dsir de vengeance contre Rome, qui a dtruit lindpendance hellnique, nobtient que la mort de lEmpereur, mais non la chute de lEmpire. Et ce nest que mil huit cents ans plus tard quil lui est donn de voir surnaturellement la double ruine de Rome, tout la fois la poussire des temples, des thtres et des palais des empereurs et lindigence spirituelle de ceux qui leur ont succd.

Plus dune fois, et spcialement dans les Psaumes de lavenir, le pote anonyme est revenu sur cette pense quon ndifie pas avec de la boue et que la plus haute sagesse est la vertu, quil ne faut pas tre meurtrier avec les meurtriers, criminel avec les criminels, mais que le sacrifice seul est invincible. Or sacrifice nest point rsignation.

Il est souvent arriv que les personnes qui, tout en ayant des aspirations patriotiques, rpugnent tout changement violent, ont essay dopposer lenseignement potique de Krasinski celui de Mickiewicz. Il est assurment plus commode de se borner penser noblement et laisser faire les sicles que de se jeter corps perdu dans la mle et dy combattre outrance. Adam Mickiewicz tait des premiers admirer la beaut de forme des pomes de son mule, le souffle qui y circule et la noblesse des sentiments qui y sont exprims. Mais il croyait fortement que nous navons pas le droit de nous dcharger sur les gnrations futures des efforts qui nous incombent et il estimait que pour sortir de prison la ruse est permise et que Dieu lui-mme pardonne la violence que lon aura mise sauver de la mort son pre, sa mre, sa patrie.

Aussi, en dpit de tous les sophismes, Conrad Wallenrod est-il rest populaire. On y sent un haut degr, comme dailleurs en toutes les uvres de Mickiewicz, un appel lnergie individuelle. Il y a des poques o la suprme ressource est dans linitiative dun seul. Et lon doit se rjouir de toute tincelle, quelle quelle soit, qui rallume le feu sacr.

L. M.

12 mars 1881.PROLOGUE.

Il y avait cent ans que lOrdre Teutonique chevauchait dans le sang des paens du Nord; dj le Prussien courbait la tte sous le joug ou abandonnait son sol pour garder son me libre. Lanc la poursuite des fugitifs, lAllemand les capturait et les massacrait jusquaux frontires de la Lithuanie.

Le Nimen spare les Lithuaniens de leurs ennemis: sur une rive brille le fate des sanctuaires et bruissent les forts, sjour des dieux; sur lautre, au sommet dune colline, la croix, tendard des Allemands, cache son front dans le ciel; elle allonge vers la Lithuanie ses bras menaants, comme si elle voulait treindre toutes les terres de Palmon et se les assujettir.

De ce ct-ci, des troupes de jeunes Lithuaniens, en bonnets de loup-cervier, en habits de peaux dours, larc lpaule, la main pleine de traits, se glissent, piant les manuvres des Allemands. De lautre, sous son casque et son armure, lAllemand cheval se tient immobile; les yeux fixs sur le retranchement ennemi, il charge son mousquet et grne son rosaire.

Ceux-ci comme ceux-l gardent le passage. Cest ainsi que le Nimen, jadis fameux pour son hospitalit, et qui reliait les domaines de peuples frres, est devenu pour eux le seuil de lternit; nul nen peut franchir londe fatale sans perdre la vie ou la libert. Seule, la branche du houblon lithuanien, attire par les charmes du peuplier prussien, grimpe sur les saules et les herbes aquatiques, tend comme autre fois ses bras hardis, et, sautant le fleuve en gracieuse guirlande, sunit son amant sur le bord tranger. Seuls, les rossignols de la chnaie de Kowno entretiennent comme autrefois leurs causeries lithuaniennes avec leurs frres du mont de Zapuszcza, ou bien, senlevant sur leurs libres ailes, volent leurs rendez-vous dans les lots communs.

Et les hommes? Les hommes, la guerre les a spars! Lancienne confraternit des Prussiens et des Lithuaniens est tombe en oubli; seulement parfois lamour rapproche mme les hommes... Jen ai connu deux.

Nimen! Bientt, par tes gus, se prcipiteront les bataillons porteurs de la mort et de lincendie; et tes bords jusquici respects, la hache les dnudera de leurs vertes guirlandes; le grondement du canon chassera les rossignols de tes bocages; tout ce quavait nou la chane dor de la nature, la haine des peuples le brisera: elle brisera tout... Mais les curs des amants suniront de nouveau dans les chants du waydelote.

I LLECTION.

Les cloches de la tour de Marienbourg ont sonn, le canon gronde, le tambour bat; cest jour solennel pour lOrdre Teutonique. De toutes parts les Commandeurs se htent vers la capitale: runis en chapitre, ils dcideront, aprs linvocation du Saint-Esprit, sur quelle poitrine attacher la grande croix, quelles mains remettre le grand glaive. Un jour et un second jour scoulent en dlibrations, car beaucoup de guerriers sont sur les rangs, tous galement de haute naissance, tous dgal mrite dans lOrdre; jusquici les frres sont unanimes donner la prfrence Wallenrod.

tranger, inconnu en Prusse, il a rempli de sa gloire les maisons de lOrdre dans les pays lointains; soit quil poursuivt les Maures sur les monts de Castille, ou lOttoman sur labme des mers, on le voyait toujours en tte dans les batailles, le premier labordage des navires paens; et dans les tournois, ds quil entrait en lice, sil daignait relever sa visire, nul nosait le combattre outrance, on saccordait lui cder les premires couronnes.

Non seulement il a illustr sa jeunesse par le glaive, au milieu des escadrons croiss, mais il a brill par de grandes vertus chrtiennes: la pauvret, lhumilit et le mpris du monde.

Conrad ne se distinguait pas dans la foule des courtisans par llgance de son langage ni la grce de ses saluts. Il na point vendu son pe, pour un vil salaire, aux barons en discorde. Il a vou son jeune ge aux murs du couvent, ddaign les applaudissements et les dignits; les rcompenses plus nobles et plus douces, les hymnes des mnestrels et mme les charmes de la beaut ne disaient rien ce froid esprit. Wallenrod coute les loges avec indiffrence, il regarde peine les plus sduisants visages, il fuit les entretiens enchanteurs.

tait-il, de sa nature, insensible et orgueilleux, ou lge lavait-il rendu tel, cest ce quil tait difficile de deviner. Bien que jeune encore, il avait dj les cheveux gris et les joues marques par la souffrance du sceau de la vieillesse. Parfois il partageait les amusements de la jeunesse, mme il prtait loreille au babil des femmes, ripostait aux plaisanteries des courtisans, et prodiguait aux dames daimables paroles, avec un froid sourire, comme des sucreries aux enfants: ctaient l de rares moments doubli... Bientt tel mot indiffrent, sans signification pour les autres, veillait en lui des motions poignantes; les mots: patrie, devoir, amante, une simple mention des croisades et de la Lithuanie empoisonnaient soudain la gaiet de Wallenrod; linstant il dtournait le visage, redevenait insensible tout et se plongeait dans de mystrieuses rveries. Peut-tre quau souvenir de la saintet de ses vux, il se refuse les joies terrestres. Il ne connaissait que les seules joies de lamiti, il ne stait choisi quun seul ami, sanctifi par la vertu et par sa pieuse vocation: ctait un moine aux cheveux gris; on lappelait Halban; il partage la solitude de Wallenrod, il est le confesseur de son me, le confident de son cur. Heureuse amiti! Il est saint sur la terre, celui qui a su lier amiti avec des saints.

Les chefs du Conseil de lOrdre se remmorent ainsi les qualits de Conrad; mais il avait un dfaut, car qui est sans dfaut? Conrad naimait pas les vanits du monde, Conrad ne partageait pas livresse des festins. Toutefois, renferm dans sa chambre solitaire, quand lennui ou les chagrins le tourmentaient, il cherchait consolation dans une boisson brlante, et alors il semblait tre un autre homme. Alors sur son visage ple et svre brillait une rougeur maladive, et ses grandes prunelles bleues, que le temps avait quelque peu ternies et teintes, lanaient les clairs de leurs anciens feux. Un pnible soupir schappe de sa poitrine; une larme, comme une perle, gonfle sa paupire; sa main cherche un luth; ses lvres rpandent des chants, chants moduls en une langue trangre, mais les curs des auditeurs les comprennent: il suffit dentendre cette musique funbre, il suffit de considrer la pose du chanteur. Dans ses traits, on voit leffort du souvenir; ses sourcils sont relevs, son regard pench semble vouloir arracher quelque chose des profondeurs de la terre: quel peut tre le sujet de son chant? Sans doute que, par la pense, il poursuit sa jeunesse dans une course errante sur les abmes du pass... O est son me? Dans la contre des souvenirs.

Mais jamais, dans llan de la mlodie, sa main ne tire du luth des tons moins tristes; son visage parat craindre les innocents sourires comme des pchs mortels. Il frappe tour tour toutes les cordes, hormis une seule, celle de la gaiet. Lauditeur partage avec lui tous les sentiments, hormis un seul, lespoir.

Plus dune fois, inopinment, les frres lont surpris; ils stonnaient alors de son changement extraordinaire. Conrad, en sursaut, frmissait, semportait: il jetait le luth et ne chantait plus; il profrait des blasphmes, murmurait maintes paroles loreille dHalban, appelait son arme, donnait des ordres, lanait deffroyables menaces, on ne savait contre qui. Les frres spouvantent... Le vieil Halban sassied et attache sur le visage de Conrad un regard perant, froid et svre, plein de quelque mystrieuse loquence. Soit quil suscite ainsi un souvenir, donne un conseil ou bien veille la crainte dans le cur de Wallenrod, il rassrne instantanment son front assombri, amortit le feu de ses regards et ramne le calme sur ses traits.

Tel, un spectacle, le dompteur de lions, qui a convoqu seigneurs, dames et chevaliers, ouvre la grille de fer de la cage; sa trompette donne le signal; soudain le roi des animaux rugit du fond de sa poitrine, leffroi saisit les spectateurs: seul, le dompteur reste de pied ferme, il croise les bras tranquillement et frappe puissamment le lion du regard; par ce talisman de lme immortelle, il tient la chane la force inintelligente.

IILes cloches ont sonn la tour de Marienbourg. De la salle du Conseil, on se rend la chapelle: en tte marche le Grand-Commandeur, puis les hauts dignitaires, les chapelains, les frres et les chevaliers. Le Chapitre coute les prires des vpres et chante des hymnes au Saint-Esprit.

HYMNE

Esprit saint, lumire divine! colombe de Sion! claire aujourdhui dune forme visible le monde chrtien, escabeau terrestre de ton trne, et tends tes ailes au-dessus des frres de Sion. De dessous tes ailes, quun rayon projette lclat du soleil et ceigne dune couronne dor les tempes du plus digne de la trs sainte grce. Et nous, fils de lhomme, nous tomberons face contre terre devant celui que tu couvriras de la protection de tes ailes. Fils de Dieu, notre Sauveur! Dun geste de ta main toute-puissante, dsigne dentre beaucoup le plus digne dtre honor du signe sacr de ta passion, de commander avec le glaive de Pierre aux soldats de ta foi, et de dployer aux yeux des paens les tendards de ton royaume. Que les enfants de la terre humilient leurs fronts et leurs curs devant celui sur la poitrine duquel brillera ltoile de la croix!

Les prires finies, ils sortent. Le Grand-Commandeur ordonne quaprs un peu de repos on retourne au chur prier Dieu de nouveau, quil daigne clairer les chapelains, les frres et les chevaliers lecteurs.

Ils sont sortis pour se ranimer au souffle de la nuit: les uns sasseyent sur le perron du chteau, dautres se promnent dans les bosquets et les jardins. La nuit tait tranquille, une belle nuit de mai; une aube douteuse apparaissait au loin; la lune avait parcouru la plaine de saphir avec son visage changeant et lclat variable de son regard; elle sommeillait tantt dans un nuage sombre, tantt dans un nuage argent, et inclinait sa tte silencieuse et solitaire. Tel un amant, dans la solitude de ses rveries, parcourt en pense tout le cercle de sa vie, toutes ses esprances, ses joies, ses douleurs; tour tour il verse des larmes et ses yeux brillent dallgresse, enfin son front fatigu se penche sur sa poitrine et il tombe dans une lthargique mditation.

La promenade rcre les autres chevaliers; mais le Grand-Commandeur ne perd aucun moment; aussitt il appelle lui et entrane lcart Halban et les principaux frres; il veut loin de la foule curieuse, demander des avis, donner des conseils. Il sort du chteau, se dirige vers la plaine. Ils conversaient sans prendre garde la route; ils errrent quelques heures dans les environs, prs des bords tranquilles du lac. Dj voici le matin: il est temps de rentrer dans la capitale; ils sarrtent... une voix se fait entendre... Do part-elle? De la tour angulaire. Ils coutent attentivement: cest la voix de la recluse. Dans cette tour stait enferme, il y a longtemps, il y a plus de dix annes, une pieuse inconnue qui tait arrive de loin dans la ville de Marie. Soit que le ciel et inspir sa rsolution, soit quelle et voulu apaiser par le baume de la pnitence les remords dune conscience coupable, elle avait cherch un asile de recluse, et de son vivant trouv l un tombeau.

Longtemps les chapelains rsistrent ses prires: la fin vaincus par sa constance, ils lui avaient accord dans la tour un refuge solitaire. peine et-elle dpass le seuil consacr, quon y entassa pierres sur pierres: elle resta seule avec ses penses et avec Dieu; et la porte qui la spare des vivants, personne ne louvrira, sauf les anges au jour du jugement dernier.

Vers le haut de la tour, il y avait une petite fentre grille, par laquelle le peuple pieux lui donnait des aliments, et le ciel lui envoyait lair, la lumire du jour. Pauvre pcheresse! La haine du monde a-t-elle donc accabl ta jeune intelligence, au point que tu redoutes le soleil et le beau temps? peine elle se fut enferme dans son tombeau, nul ne la vit la fentre de la tour respirer lhaleine frache du vent, ni regarder le ciel dans sa sereine parure, les douces fleurs qui maillent la terre, les visages cent fois plus doux de ses semblables.

On savait seulement quelle tait encore en vie, car plus dune fois, lorsquun saint plerin venait errer la nuit prs de cette retraite, un son harmonieux larrtait un moment: ctait sans doute quelque chanson pieuse. Et lorsque les enfants des hameaux prussiens sassemblaient et jouaient le soir sur la lisire de la chnaie voisine, alors quelque chose de blanc brillait la fentre comme un rayon de laurore naissante: taient-ce les boucles de sa chevelure dambre, ou bien le reflet de sa petite main blanche comme neige qui bnissait les ttes des petits innocents?... Le Commandeur avait tourn ses pas du ct de la tour angulaire; au moment o il la dpassait, il entendit ces mots:

Cest toi qui es Conrad?... Grand Dieu! les destins saccomplissent! Cest toi qui seras Grand-Matre, pour les massacrer!... Ne devineront-ils pas?... Tu dissimules en vain. Lors mme que tu changerais de peau comme un serpent, il resterait encore dans ton me beaucoup du pass, puisquil en est rest en moi! lors mme que tu reviendrais doutre-tombe, les Croiss te reconnatraient encore... Les chevaliers coutent: cest la voix de la recluse! Ils regardent la grille: la recluse semble penche, elle parat tendre les bras vers la terre... Vers qui donc? Tout est dsert lentour; seulement une lueur brille au loin, on dirait le scintillement dun casque dacier, et une ombre rase la terre... Est-ce le manteau dun chevalier? Dj on ne voit plus rien. Ctait un mirage, sans doute; laurore aura fait luire son regard vermeil, les brouillards du matin auront gliss sur le sol.

Frres, dit Halban, remercions le Ciel; visiblement sa volont nous a conduits ici; ayons foi dans les paroles prophtiques de la recluse. Vous avez entendu la prophtie sur Conrad: Conrad est le prnom du brave Wallenrod. Halte! frres, donnons-nous la main; parole de chevaliers, au Conseil de demain, cest lui que nous nommerons Grand-Matre!... Daccord, scrient-ils, daccord!

Et ils sen allrent avec ce cri. Longtemps par la valle retentissent leurs acclamations de joie et de triomphe: Vive Conrad! vive le Grand-Matre! vive lOrdre! mort aux paens!

Halban tait rest en arrire profondment pensif; il jeta sur eux un regard de mpris, il tourna les yeux vers la tour, et, en sloignant, il chanta voix basse:

CHANT.

La Wilia, mre de nos ruisseaux, a un lit dor et un teint dazur: la belle Lithuanienne qui y puise de leau a le cur plus pur, le visage plus charmant.

La Wilia coule dans la belle valle de Kowno, au milieu des tulipes et des narcisses: aux pieds de la belle Lithuanienne, la fleur de nos jeunes gens brille avec plus dclat que les roses et les tulipes.

La Wilia ddaigne les fleurs de la valle, car elle cherche le Nimen son fianc: la Lithuanienne est triste parmi les Lithuaniens, car elle aime un jeune tranger.

Le Nimen saisit violemment son amante dans ses bras, lemporte sur des rochers, dans des solitudes sauvages; il la presse sur son sein glac, et ils se perdent ensemble dans les profondeurs de la mer.

Et toi aussi, infortune Lithuanienne, un tranger tloignera de tes valles natales! Toi aussi, tu disparatras dans les vagues de loubli, mais plus triste, mais toute seule.

Inutile davertir le cur ni le torrent! La jeune fille aime et la Wilia court: la Wilia a disparu dans son Nimen bien-aim, la jeune fille pleure dans une tour de recluse.

III

Quand le Grand-Matre eut bais les Livres saints, achev la prire et reu des mains du Commandeur le glaive et la grande croix, insignes du pouvoir, il releva firement la tte, quoiquun nuage de soucis pest sur son front; il lana autour de lui un regard qui tincelait de joie et de colre la fois; puis un sourire faible et fugitif, hte inaperu, effleura son visage: semblable la lueur qui perce les nuages du matin pour annoncer la fois le lever du soleil et le tonnerre.

Ce feu du Grand-Matre, ce visage menaant remplit les curs de confiance et despoir; les chevaliers croient dj voir devant eux batailles et conqutes; et, dans leur pense, ils rpandent flots le sang des paens. Qui tiendra tte un tel chef? Qui ne reculera devant son glaive, devant son regard? Tremblez, Lithuaniens, le moment approche o ltendard de la croix brillera sur les murs de Vilna.

Vaines esprances! les jours, les semaines passent, toute une longue anne scoule dans la paix; les Lithuaniens menacent; Wallenrod, infamie! ne combat point, il ne met pas de troupes en campagne, et sil sveille et commence agir, cest pour renverser de fond en comble lancien systme. Il scrie que lOrdre a dvi des saintes rgles, que les frres violent leurs vux: Prions, scrie-t-il, renonons aux trsors, cherchons notre gloire dans les vertus et la paix. Il impose des jenes, des pnitences, des mortifications; il proscrit les aises et les plaisirs innocents; la moindre faute est punie des peines les plus rigoureuses: le cachot souterrain, lexil ou la mort.

Cependant le Lithuanien, qui nagure vitait de bien loin les portes de la capitale de lOrdre, incendie maintenant chaque nuit les villages dalentour, et en enlve la population dsarme; il vient audacieusement se vanter sous les murs mmes du chteau, quil ira la messe dans la chapelle du Grand-Matre... Pour la premire fois les enfants, sur le seuil paternel, tremblent au son terrible du cor samogitien.

Or quel moment pourrait tre plus propice pour la guerre? La Lithuanie est dchire par les discordes intestines; dautre part, les vaillants Ruthniens, les Lechs remuants, et les Khans de Crime lattaquent chacun de leur ct avec de puissantes armes. Enfin Witold, renvers du trne par Jagellon, est venu chercher la protection de lOrdre, promettant, en retour, des trsors et des terres, et jusqu prsent il attend vainement quon lappuie.

Les frres murmurent, le Conseil sassemble: le Grand-Matre ne parat pas. Le vieil Halban court le chercher; il ne trouve Conrad ni dans le chteau, ni la chapelle. Ou peut-il tre? Sans doute prs de la tour angulaire. Les frres ont pi ses sorties nocturnes; tous le savent: chaque soir, quand le voile du crpuscule spaissit autour de la terre, il va errer sur les bords du lac; ou bien, genoux, appuy au mur, couvert de son manteau, il brille de loin comme une statue de marbre jusqu laurore, et, durant la nuit entire, le sommeil ne sempare point de lui. Souvent la recluse lui parle voix basse, il se lve et rpond galement voix basse; ses paroles narrivent point jusqu loreille, mais lclat de son casque qui sagite, ses mains inquites, sa tte releve trahissent que ce doivent tre de graves entretiens.

CHANT DE LA TOUR.

Qui comptera mes soupirs et mes larmes? Ai-je donc dj pleur tant dannes, ou bien y a-t-il dans mon sein et mes yeux tant damertume, pour que la grille se soit rouille sous mes soupirs? Quand une de mes larmes tombe, elle sinfiltre dans la froide pierre, comme dans le cur dun homme compatissant.

Il y a un feu ternel au chteau de Swentorog: ce feu, des prtres pieux lentretiennent; il y a une source ternelle sur la montagne de Mendog: cette source, les neiges et les brouillards lalimentent. Nul ne nourrit mes soupirs et mes larmes, et cependant mon cur et mes yeux ne cessent de souffrir.

O sont les caresses de mon pre, les embrassements de ma mre, le riche chteau, la contre joyeuse, les jours sans soucis, les nuits sans songes? alors, tout proche bien quinvisible, le bonheur, comme un ange, veillait sur moi nuit et jour, aux champs et la maison.

Nous tions chez notre mre trois belles jeunes filles, et je fus la premire demande en mariage; heureuse jeunesse, heureuse opulence! Ah! qui ma dit quil existe un autre bonheur? Beau jeune homme, pourquoi mas-tu dit ce que jusqualors personne navait su en Lithuanie?

Tu me parlas du grand Dieu, des anges de lumire, des villes de pierre o la sainte foi est honore, o le peuple prie dans de magnifiques glises, et o les jeunes filles sont obies par des princes braves au combat comme nos chevaliers, tendres en amour comme nos bergers;

O lhomme, aprs quil a dpos son enveloppe terrestre, senvole avec lme dans un ciel de dlices... Ah! je te crus; car la vie cleste, je la pressentais dj en tcoutant! Ah! depuis lors, dans la bonne et la mauvaise fortune, je ne rve plus que de toi; je ne rve plus que du ciel!

La croix qui ornait ta poitrine gayait ma vue, jy croyais voir le gage de la flicit future... Hlas! la foudre a clat du haut de cette croix, tout sest tu alentour, tout sest teint!... Je ne regrette rien, quoique je verse des larmes amres; car, si tu mas tout enlev, tu mas laiss lesprance...

Lesprance, rptrent en faible cho les bords du. lac, les valles et les bois. Conrad, rveill, scria avec un sourire farouche: O suis-je? On parle ici desprance!... quoi bon ces chants?... Je me souviens de ton bonheur: vous tiez chez votre mre trois belles jeunes filles; tu fus la premire demande en mariage... Malheur! ah! malheur vous, jolies fleurs! Un effroyable serpent sest gliss dans lenclos, et l o auront ramp ses anneaux errants, lherbe schera, les roses se faneront et deviendront jaunes comme la poitrine du reptile! Rentre dans ta pense, rappelle-toi les jours que tu coulerais jusquaujourdhui dans le bonheur, net t... Tu te tais?... Chante et maudis cette larme terrible qui perce les pierres, quelle ne se perde point! je retirerai mon casque: quelle tombe ici sur mon front, quelle le brle, quelle tombe ici! je suis prt souffrir; je veux connatre lavance ce qui mattend dans lenfer.

LA VOIX DE LA TOUR.

Pardon, mon bien-aim, pardon, je suis coupable. Tu es venu tard, jtais triste dattendre, et involontairement une chanson denfance... Loin de moi ce chant!... Ai-je donc me plaindre? Nous navons vcu ensemble, mon amant, quun instant fugitif; mais ce seul instant je ne lchangerais pas avec toute la tourbe des mortels contre une vie monotone passe dans lennui! Toi-mme, tu disais que les hommes ordinaires sont comme les mollusques qui se cachent dans un marais: cest peine si, une fois lan, chasss par la vague de lorage, ils se montrent hors de leau trouble, ouvrent la bouche, aspirent une fois vers le ciel, et de nouveau, ils rentrent dans leur spulcre. Non, moi je nai pas t cre pour ce bonheur-l! Dj, dans ma patrie, lorsque je coulais des jours paisibles, maintes fois, au milieu du cercle de mes compagnes, je pleurais et soupirais en secret, je sentais les inquiets battements de mon cur. Maintes fois, je fuyais lhumble prairie, je montais sur la plus haute colline, et je me disais: Si ces alouettes me prtaient chacune une plume de leurs ailes, je les accompagnerais; je voudrais seulement, sur cette montagne, cueillir une petite fleur, le Ne moubliez pas, et puis voler au-del des nues, l-haut, tout l-haut! et... disparatre... Tu mas exauce! Sur tes royales ailes daigle, tu mas leve toi!... Maintenant, alouettes, je ne vous demande plus rien: car, o prendre son essor, et la recherche de quelles dlices, quand on a connu le grand Dieu au ciel et aim un grand homme sur la terre?

CONRAD.

Grandeur! toujours la grandeur, mon ange! grandeur pour laquelle nous gmissons dans linfortune!... Le cur na plus que quelques jours encore souffrir; quelques jours... il nen a plus que si peu... Cest accompli! Les regrets seraient tardifs; oui, pleurons... mais que les ennemis tremblent! car si Conrad a pleur, cest pour massacrer. Ques-tu venue faire ici, ma bien-aime? Pourquoi as-tu quitt les murs du couvent, la paix du sanctuaire?? Moi, je tai voue au service de Dieu: ne valait-il pas mieux y pleurer et mourir loin de moi, que de venir ici, dans ce pays de mensonge et de meurtre, expirer dans une tour tombeau, au milieu de lentes tortures, en tournant autour de toi des regards solitaires, et mendiant des secours travers les barreaux infranchissables de cette grille... Et moi, il me faut entendre et voir les longs tourments de ton agonie, sans pouvoir tapprocher, et maudire mon me de ce quelle a conserv quelque reste de sentiment!...

LA VOIX DE LA TOUR.

Si tu blasphmes, ne viens plus ici! Lors mme que tu viendrais, que tu mimplorerais le plus ardemment, tu ne mentendras plus! Je fermerai ma fentre, je redescendrai dans ma tour sombre, je dvorerai en silence mes larmes amres. Adieu, pour les sicles; adieu, toi, mon unique amour! Et prisse la mmoire de cette heure o tu nas pas eu piti de moi!

CONRAD.

Alors, aie piti! toi, tu es un ange. Arrte! si ma prire ne te retient pas, je me briserai le front sur langle de cette tour, je timplorerai dans une agonie de Can...

LA VOIX DE LA TOUR.

Ah! ayons piti de nous-mmes!... Souviens-toi, mon bien-aim, quen ce monde si vaste, nous ne sommes que deux sur la terre immense, deux gouttes de rose sur des mers de sable; au moindre vent de la valle terrestre, nous disparatrons pour toujours. Ah! prissons donc ensemble!... Je ne suis point venue pour te tourmenter: si je nai point voulu recevoir la conscration des religieuses, cest que je nosais vouer au ciel mon cur tant quy rgnait un amant terrestre. Je dsirais rester au couvent et employer humblement mes jours servir les nonnes; mais l-bas, sans toi, tout ce qui menvironnait me paraissait si nouveau, si sauvage, si tranger! Je me rappelai quaprs bien des annes, tu devais revenir dans la ville de Marie, tirer vengeance de lennemi et dfendre la cause de notre pauvre nation. Lorsquon attend, on abrge en pense les annes; je me disais: peut-tre il revient dj, peut-tre est-il revenu? Si je dois mensevelir vive dans la tombe, ne mest-il point permis de dsirer te voir une fois encore, de dsirer mourir du moins auprs de toi?... Jirai donc, me disais-je, dans une maisonnette isole, au bord dun chemin, sur un bloc de rocher, je menfermerai seule; peut-tre quelque chevalier, passant prs de ma chaumire, prononcera parfois le nom de mon amant; peut-tre, parmi les casques trangers, japercevrai son cimier; quil change darmure, quil attache son bouclier des devises trangres, quil change de visage, mon cur reconnatra encore, mme de loin, mon amant; et, puisquun lourd devoir loblige tout dtruire et ensanglanter alentour, tous le maudiront, il y aura une me qui, de loin, osera le bnir!... Jai choisi ici ma demeure et ma tombe, dans une silencieuse retraite, o le voyageur profane nose pier mes gmissements. Toi, je sais que tu aimes les promenades solitaires; je mtais dit: peut-tre que, le soir, il sloignera de ses compagnons pour aller sentretenir avec le vent et la vague du lac, il pensera moi et il entendra ma voix... Le ciel a exauc mes vux innocents! Tu es venu, tu as compris mes chants!... Autrefois, je demandais dans mes prires que les rves mapportassent en consolation ton image, bien que ce ne ft quune image muette: aujourdhui, que de bonheur! Aujourdhui nous pouvons ensemble... ensemble pleurer...

CONRAD.

Et quoi nous serviraient les pleurs?... Je pleurai, tu te le rappelles, lorsque je marrachai pour jamais tes embrassements, lorsque volontairement je mourus au bonheur, pour accomplir de sanglantes entreprises. prsent, le trop long martyre est couronn! Je suis parvenu au but de mes dsirs, je puis me venger de lennemi: et toi, tu es venue marracher la victoire!... Depuis que de la fentre de cette tour tu mas de nouveau regard, de nouveau tout a disparu mes yeux dans lunivers, hormis le lac, la tour et la grille. Autour de moi, tout brle de lardeur de la guerre: au milieu du bruit des clairons, du cliquetis des glaives, moi, dune oreille inquite, tendue, je cherche le son anglique de tes lvres, et tout mon jour est une attente, et quand jatteins le soir, je le veux prolonger par le ressouvenir; moi, je compte ma vie par les soirs! Cependant lOrdre insulte mon repos, rclame la guerre, presse sa propre perte, et le vindicatif Halban ne me laisse point respirer: il me rappelle mes anciens serments, nos villages gorgs, nos pays ravags, ou bien, quand je ne veux pas couter sa plainte, il sait dun soupir, dun signe, dun regard, rallumer dans mon cur la vengeance attidie... Mon destin touche son terme, rien ne dtournera plus de la guerre les Croiss. Hier, nous avons reu de Rome un courrier: de diverses parties du monde, dinnombrables nues dhommes sont rassembles par un pieux enthousiasme; tous demandent grands cris que je les conduise avec le glaive et la croix contre les murs de Vilna... Eh bien! je lavoue ma honte: en cet instant o se psent les destines des nations, je pense toi, jimagine des retards pour que nous ayons encore un jour... Jeunesse! comme tes sacrifices sont grands! Jeune, jai su sacrifier lamour, le bonheur, le ciel, pour la cause de la nation; jai fait le sacrifice avec douleur, mais avec courage! Et aujourdhui que jai vieilli, aujourdhui que le devoir, le dsespoir, la volont de Dieu, me poussent la guerre, je nose arracher ma tte grise du pied de ces murailles, afin de ne point perdre... tes entretiens!...

Il sest tu. Il ne schappe de la tour que des gmissements. De longues heures scoulent en silence; la nuit sclaircit, le rayon de laurore rougit dj la surface de londe tranquille; entre le feuillage des arbustes assoupis, les brises du matin soufflent en murmurant; les oiseaux font entendre quelques faibles accords, puis se taisent, et un long silence montre quils staient veills trop tt. Conrad se lve, tourne les yeux vers la tour et considre longtemps la grille avec douleur. Le rossignol chanta. Conrad regarde alentour, le jour point; il baissa sa visire, enveloppa son visage dans les larges plis de son manteau, dun geste de la main dit adieu la recluse, puis disparut dans les buissons.

Tel un esprit infernal disparat du seuil dun ermite au son de la cloche du matin.

IV LE BANQUET.

Cest la fte patronale, un jour solennel. Les Commandeurs et les frres affluent dans la capitale; des drapeaux blancs sont plants sur les murs: Conrad doit, dans un banquet, fter les chevaliers.

Cent manteaux blancs flottent derrire la table, sur chaque manteau se dtache une longue croix noire: ce sont les frres; et, en cercle, derrire eux, les jeunes cuyers font le service.

Conrad est la place dhonneur. la gauche du trne sige Witold avec ses hetmans; autrefois ennemi de lOrdre, il en est aujourdhui lhte, il sen est fait lalli contre la Lithuanie.

Le Grand-Matre sest lev. Il donne le signal du festin: Rjouissons-nous dans le Seigneur!... dit-il. Aussitt les coupes brillent. Rjouissons-nous dans le Seigneur!... scrient mille voix; largenterie tinte, des flots de vin jaillissent.

Wallenrod sest assis; appuy sur le coude, il entend avec mpris les propos lgers; la rumeur sapaise; par-ci par-l quelques plaisanteries demi-voix interrompent peine le faible son des coupes.

Rjouissons-nous, dit-il. Quest-ce donc, mes frres, est-ce ainsi que des chevaliers doivent se rjouir? Dabord un vacarme bachique, puis maintenant des murmures voix basse. Devons-nous donc, dans nos banquets, ressembler des bandits ou des moines?

De mon temps, les usages taient autres, alors que sur un champ de bataille jonch de cadavres, nous buvions, au feu du bivouac, au milieu des monts de Castille ou des forts de Finlande.

Il y avait des chants alors! Ny a-t-il point parmi vous de barde ni de mnestrel? Le vin gaye le cur de lhomme; mais le vin de la pense, ce sont les chansons.

Aussitt divers chanteurs se levrent. Ici, cest un gros Italien qui, dune voix de rossignol, clbre la vaillance et la pit de Conrad; plus loin, un troubadour des bords de la Garonne chante les aventures des bergers amoureux, des vierges enchantes et des chevaliers errants.

Wallenrod sommeillait; les chansons cessrent; rveill tout coup par linterruption du bruit, il lana lItalien une bourse charge dor: Tu nas chant que moi seul, dit-il, un seul ne peut donner dautre rcompense; prends et va-ten!... Ce jeune troubadour qui sert la beaut et lamour pardonnera, si chez les chevaliers de lOrdre il ne se trouve point de jeune fille pour lui attacher sur le sein avec reconnaissance une phmre fleur de rose...

Ici les roses sont fanes... Je veux un autre barde; moine-chevalier, il me faut une autre chanson: il me la faut dure et sauvage comme le bruit des cors et le cliquetis des glaives, sombre comme les murailles du couvent, enflamme comme livresse dun solitaire.

Pour nous qui portons aux hommes la foi ou la mort, il faut quun chant de mort proclame la foi, quil attendrisse, irrite, accable; puis que, de nouveau, il terrifie ceux quil a accabls. Telle vie, tel chant!... Qui le chantera?...

Moi, rpondit un vieillard vnrable, qui se tenait prs des portes, parmi les cuyers et les pages. son costume, ce devait tre un Prussien ou un Lithuanien. Sa barbe tait paisse, blanchie par lge; sur sa tte flottaient quelques derniers cheveux blancs; son front et ses yeux sont couverts dun voile; sur son visage sont graves les cicatrices de lge et de la douleur.

Il tenait dans sa main droite un vieux luth prussien, et il tendit sa main gauche vers la table: dun geste il rclama lattention. Tous firent silence.

Je chante, scrie-t-il. Jadis ctait pour les Prussiens et les Lithuaniens que je chantais, aujourdhui les uns sont tombs en dfendant la patrie; dautres, ne voulant point lui survivre, prfrent se donner la mort sur son corps inanim: tels des serviteurs, fidles dans la bonne et la mauvaise fortune, prissent sur le bcher de leur bienfaiteur. Dautres se cachent honteusement dans les forts; dautres, comme Witold, vivent au milieu de vous.

Mais aprs la mort... Allemands, vous le savez; demandez vous-mmes aux tres vils qui trahissent leur pays, demandez-leur ce quils feront quand, dans lautre monde, livrs la torture des feux ternels, ils voudront invoquer leurs anctres au paradis. Dans quelle langue imploreront-ils leur secours? Est-ce que, dans un barbare idiome allemand, les anctres reconnatront la voix de leurs enfants!

enfants, quelle honte pour la Lithuanie! Personne, personne na pris ma dfense alors que, vieux waydelote, je fus jet de lautel dans les chanes allemandes. Jai vieilli solitaire sur une terre trangre. Chanteur infortun, je nai hlas! qui chanter. Jai pleur mes yeux regarder vers la Lithuanie: maintenant, si je veux tourner mes soupirs vers ma maison, je ne sais o est situ mon toit chri, par ici, par l, ou bien de cet autre ct.

Ici dans mon cur, ici seulement sest rfugi ce quil y avait de meilleur en ma patrie. Ces pauvres dbris des anciens trsors, prenez-les moi aussi, Allemands, prenez-moi mes souvenirs.

Comme un chevalier vaincu dans larne, qui conserve la vie, mais perd lhonneur, et qui nayant plus qu traner dans lopprobre ses jours mpriss, revient contre son vainqueur, raidit le bras une dernire fois et brise son arme ses pieds, cest ainsi quun dernier lan me pousse. Ma main ose encore saisir le luth; que le dernier waydelote lithuanien vous chante la dernire chanson lithuanienne!

Il a dit. Il attend la rponse du Grand-Matre, tous gardent un profond silence. Conrad, dun il scrutateur, ironique, pie les traits et les mouvements de Witold.

Tous, quand le waydelote parlait de tratres, avaient remarqu comme Witold changeait: il a blmi, pli, rougi tour tour; la colre et la honte loppressent galement; enfin, portant la main son pe, il va, il carte la foule tonne, il regarde le vieillard, sarrte, et le nuage de colre qui flottait sur son front se fond soudain en un torrent de larmes. Il revient sa place, sassied, couvre son visage de son manteau et se plonge dans de mystrieuses mditations.

Et les Allemands de dire entre eux tout bas: Pourquoi donc admettre de vieux mendiants au banquet? Qui coute de tels chants, qui les comprend? Ces exclamations partent du milieu de la foule des convives et sont accompagnes de sarcasmes de plus en plus vifs. Les pages crient en sifflant dans des noix: Voil lair du chant lithuanien!

Tout coup Conrad se leva: Braves chevaliers, dit-il, aujourdhui lOrdre, suivant lantique usage, reoit les hommages des villes et des princes; comme tribut dun pays dpendant, le vieillard nous apporte loffrande dune chanson. Nempchons point le vieillard de dposer son tribut. Acceptons sa chanson, ce sera le denier de la veuve.

Nous avons au milieu de nous le prince des Lithuaniens, ses officiers sont les htes de lOrdre; il leur sera agrable dentendre rappeler dans leur langue natale le souvenir danciens hauts faits. Ceux qui ne comprennent pas peuvent sloigner. Moi, jaime parfois ces lugubres gmissements dune chanson lithuanienne incomprise, comme jaime le roulement de la vague irrite, ou le faible murmure dune pluie de printemps. Jaime dormir ce bruit. Chante, vieux pote.

CHANT DU WAYDELOTE.

Quand la peste doit frapper la Lithuanie, lil divinateur en prvoit lapproche; car, si lon en croit les waydelotes, maintes fois, dans les plaines et les cimetires dserts, la Vierge de la peste fait son apparition. Elle est vtue de blanc, avec une couronne de feu sur les tempes; son front dpasse les chnes de la fort de Bialowieza, et dans sa main flotte un voile sanglant.

Les gardes des chteaux cachent leurs yeux sous leur visire, et les chiens des villageois creusent la terre de leur museau, flairent la mort et hurlent affreusement.

La Vierge marche dun pas sinistre sur les villages, les chteaux et les riches cits: chaque fois quelle agite le voile sanglant, un palais se change en dsert; o elle pose le pied, une tombe frache slve.

Funeste apparition!... Mais plus funeste augure encore fut pour les Lithuaniens, du ct de lAllemagne, le casque brillant avec son panache dautruche, le large manteau avec sa croix noire.

L o ce spectre a pos le pied, ce nest pas simplement une ruine de villages ou de cits: cest une contre entire abme dans la tombe! Ah! quiconque a pu sauver une me lithuanienne, quil vienne moi; nous nous assirons sur le tombeau des nations pour rver, chanter et verser des larmes.

Lgende populaire! Arche dalliance entre les temps anciens et les temps nouveaux! le peuple dpose en toi larme de son hros, le tissu de ses penses et les fleurs de ses sentiments!

Arche! nul coup ne peut te briser, tant que ton propre peuple ne ta point outrage; chant populaire! tu veilles, en sentinelle, sur les souvenirs de lglise nationale avec les ailes et la voix de larchange... parfois aussi tu en manies le glaive.

La flamme dvorera les peintures de lhistoire, les trsors seront pills par les brigands Porte-glaive, le chant chappera tout entier; il parcourt la foule des hommes, et, sil est des mes viles qui ne sachent pas le nourrir de regrets, labreuver desprance, il fuit aux montagnes, sattache aux ruines, et de l, il redit les anciens temps. Tel un rossignol senvole dun difice envahi par le feu; il se pose un moment sur le toit; quand le toit croule, il fuit aux forts et de dessus les dcombres et les tombeaux, sa gorge sonore jette aux voyageurs un chant de deuil.

Jcoutais les chansons. Parfois un paysan centenaire, heurtant des ossements avec le fer de sa charrue, sarrtait et jouait, sur sa flte de saule, la prire des morts; ou, dans une posie de larmes, il vous clbrait, grands anctres sans postrit!... Les chos lui rpondaient. Moi, jcoutais de loin. Le spectacle et la chanson mattristaient, dautant plus que jtais seul voir et couter.

Comme, au jour du jugement, la trompette de larchange voquera du tombeau le pass enseveli: ainsi, au son de ce chant, les ossements accouraient de dessous mes pieds se rejoindre en formes gigantesques. Du milieu des ruines slvent des colonnes et des votes, les lacs dserts rsonnent sous de nombreuses rames, et lon voit toutes grandes ouvertes les portes des chteaux, les couronnes des princes, les armures des guerriers; les devins chantent, le chur des jeunes filles danse... Ctait un rve merveilleux... le rveil fut terrible.

Elles ont disparu, les forts et les montagnes de ma patrie. Ma pense se reployant sur ses ailes fatigues sabat, se rfugie dans le calme du foyer domestique; le luth sest tu dans ma main engourdie; souvent, au milieu des gmissements de douleur de mes compatriotes, la voix du pass ne parvient pas jusqu moi. Mais aujourdhui encore les tincelles de lenthousiasme de ma jeunesse couvent au fond de ma poitrine; parfois elles en font jaillir le feu, animent lme, clairent la mmoire. La mmoire alors est comme une lampe de cristal que le pinceau a revtue de pittoresques images; quoique ternie par la poussire et par des taches nombreuses, si on lui met une lumire dans le cur, elle charme les yeux par la fracheur de ses nuances, elle reflte sur les lambris du palais ses peintures vives encore quoique un peu voiles.

Si javais le pouvoir dembraser de ma flamme le sein de mes auditeurs et de revivifier les formes dun pass qui nest plus, si je savais lancer des paroles vibrantes dans le cur de mes frres, peut-tre encore, dans cet instant unique o le chant de la patrie les aurait mus, ils sentiraient en eux lancien battement de cur, ils sentiraient en eux lancienne grandeur dme, ils vivraient un moment avec autant dlvation que jadis leurs anctres vivaient toute la vie.

Mais pourquoi voquer les sicles vanouis? Le chanteur naccusera point son poque: car il y a un grand homme, vivant et tout proche, cest lui que je vais chanter. Instruisez-vous, Lithuaniens!

Le vieillard sest tu, il coute si les Allemands le laisseront poursuivre son chant. Dans la salle rgnait de toutes parts un silence profond, ce qui dordinaire ranime lardeur des potes. Il commena donc une chanson, mais sur un autre sujet: car il mesurait sa voix en cadences plus lentes, il frappait sur les cordes plus faiblement, plus rarement; de lhymne il tait descendu au simple rcit.

RCIT DU WAYDELOTE.

Do revenaient les Lithuaniens? Ils revenaient dune expdition nocturne; ils rapportaient un riche butin conquis dans les chteaux et les glises. Des troupes de prisonniers allemands, les mains lies, la corde au cou, courent auprs des chevaux du vainqueur; ils regardent vers la Prusse et fondent en larmes, ils regardent vers Kowno et se recommandent Dieu. Au centre de la ville de Kowno stend la plaine de Perun: cest l que les princes lithuaniens ont coutume, quand ils reviennent victorieux, de brler les chevaliers allemands sur un bcher de sacrifice. Deux chevaliers captifs chevauchent sans crainte vers Kowno: lun jeune et beau, lautre courb par les ans. Au milieu de la bataille, ils ont quitt deux-mmes les escadrons allemands pour se rfugier parmi les Lithuaniens; le prince Kieystut les a reus, mais il les a entours dune escorte et fait conduire au chteau. Il leur demande de quelle contre ils sont venus, dans quels desseins.

Je ne sais, dit le jeune homme, quelle est ma race ni mon nom; car, tout enfant, je fus emmen en esclavage par les Allemands. Je me souviens seulement que, quelque part en Lithuanie, au milieu dune grande ville, slevait la maison de mes parents. Ctait une ville de bois, sur de hautes collines; la maison tait en briques rouges; autour des collines, bruissait dans la campagne une fort de sapins; au loin, au milieu des forts, brillait un lac blanc. Une fois, la nuit, un grand fracas nous veilla en sursaut, une lueur effroyable frappait les fentres, les vitres clataient, des tourbillons de fume voltigeaient dans ldifice; nous courmes la porte, la flamme soufflait par les rues, il pleuvait une grle dtincelles, on entendait des cris affreux: Aux armes! Les Allemands sont dans la ville!... Mon pre slana avec son glaive, il slana et ne revint plus. Les Allemands envahirent la maison. Lun deux courut aprs moi, matteignit, me jeta sur son cheval. Je ne sais ce qui se passa ensuite; seulement jentendis longtemps, longtemps, le cri de ma mre, au milieu du cliquetis des glaives, du craquement des maisons croulantes; ce cri me poursuivit longtemps, ce cri resta dans mon oreille. Maintenant encore, quand je vois un incendie et que jentends appeler, ce cri sveille dans mon me comme lcho dans une caverne au roulement du tonnerre. Voil tout ce que jai emport de la Lithuanie, de chez mes parents. Parfois, durant mon sommeil, je vois en rve les figures vnres de ma mre, de mon pre et de mes frres, mais de plus en plus un brouillard mystrieux spaissit, voile toujours davantage leurs traits. Les annes de ma jeunesse scoulrent; je vivais au milieu des Allemands, comme un Allemand. Javais le nom de Walter; on y ajouta celui dAlf: le nom tait allemand, mais lme resta lithuanienne; il me resta aussi le regret de ma famille et la haine des trangers. Winrich, grand-matre des Croiss, mlevait dans son palais, il me tint lui-mme sur les fonds de baptme, il maimait et me choyait comme un fils; moi, je mennuyais dans les palais, je menfuyais des genoux de Winrich pour aller auprs dun vieux waydelote. Il y avait alors parmi les Allemands un vieux waydelote lithuanien, jadis fait prisonnier et qui servait dinterprte dans larme. Quand il eut appris que jtais orphelin et Lithuanien, il mattirait souvent lui, il me parlait longuement de la Lithuanie: mon me attriste, il la rassrnait par des caresses, par le son de la langue de la patrie et par des chants. Il me conduisait souvent sur les bords du bleu Nimen; de l, jaimais contempler les chres montagnes de ma patrie; quand nous revenions au chteau, le vieillard essuyait mes larmes pour ne point veiller les soupons: il essuyait mes larmes, mais il attisait en moi la vengeance contre les Allemands. Je me souviens comment, de retour au chteau, jaiguisais mon couteau en secret; avec quelles dlices de vengeance, je coupais les tapisseries de Winrich, je rayais ses glaces, ou bien je lanais du sable et crachais sur son brillant bouclier. Plus tard, dans les annes de ma jeunesse, souvent avec le vieillard je partais du port de Kleypeda, et nous allions dans une nacelle visiter les rives lithuaniennes. Je cueillais les fleurs natales, et leur parfum magique veillait en mon me je ne sais quels anciens et obscurs souvenirs. Enivr de ce parfum, il me semblait que je redevenais enfant, que je jouais dans le jardin de mes parents avec mes petits frres. Le vieillard aidait ma mmoire; ses paroles, plus belles que les plantes et les fleurs, me retraaient un heureux pass: comme il et t doux de couler les jours de la jeunesse dans la patrie au milieu damis et de parents! combien denfants lithuaniens ne connaissent pas ce bonheur, mais pleurent dans les chanes de lOrdre! Il me parlait ainsi dans la campagne, mais sur les rivages de Polonga, o la mer en grondant, heurte sa blanche poitrine et de sa gorge cumante dverse des ruisseaux de sable: Vois-tu, me disait le vieillard, ce tapis de verdure le long du rivage? Dj le sable linonde. Vois-tu ces plantes odorantes? Elles sefforcent encore de percer de leur front leur linceul: ah! cest en vain! Car une nouvelle hydre de sable se glisse, dploie ses blanches nageoires, conquiert le sol vivant et tend alentour lempire du dsert sauvage. Mon fils, ces floraisons printanires jetes vivantes dans le tombeau, ce sont les peuples conquis, ce sont nos frres les Lithuaniens; mon fils, les sables pousss doutre-mer par lorage, cest lOrdre! Mon cur souffrait en coutant. Je voulais tuer les Croiss ou bien fuir en Lithuanie: le vieillard retenait mes lans. Les chevaliers libres, disait-il, ont le choix des armes, la lice ouverte, forces gales; toi tu es esclave, lunique arme des esclaves, cest la trahison. Reste encore et approfondis lart militaire des Allemands, efforce-toi de gagner leur confiance. Plus tard nous verrons comment agir. Jobis au vieillard, je suivis les troupes des Teutons; mais, dans la premire rencontre, jeus peine aperu les drapeaux, entendu les chants de guerre de ma nation, que je mlanai vers les ntres en entranant le vieillard. Tel un faucon arrach du nid et nourri en cage, auquel les veneurs ont enlev la raison par de cruelles tortures et quils lchent pour quil fasse la guerre aux faucons ses frres: ds quil slve dans les nues, ds quil plane du regard sur les espaces immenses de sa patrie azure, quil respire lair libre, et entend le frlement de ses ailes, chasseur, retourne la maison, nattends plus que le faucon rentre en sa cage...

Le jeune homme a fini; Kieystut coutait attentivement; elle coutait aussi, la fille de Kieystut, Aldona, jeune et belle comme une divinit. Lautomne scoule; avec lautomne, les soires sallongent. La fille de Kieystut, comme de coutume, est au milieu de ses surs et de ses compagnes, assise au mtier, ou bien occupe filer; or, tandis que les aiguilles scintillent, que les rapides fuseaux tournent, Walter, debout, conte merveilles sur les pays allemands et sur sa jeunesse. Tout ce que dit Walter, la jeune fille sen saisit dune oreille avide, sa pense sen nourrit; elle le sait par cur, elle le rpte parfois dans ses rves. Walter disait quelles grandes villes, quels chteaux se trouvaient au del du Nimen, quels riches costumes, quels splendides amusements, comment des chevaliers rompent des lances dans les joutes, et comment les jeunes filles regardent du balcon et dcernent les couronnes. Walter parlait du grand Dieu qui rgne au-del du Nimen, et de la Mre-Immacule du Fils de Dieu, dont il faisait voir la figure anglique dans une image miraculeuse. Cette image, le jeune homme la portait pieusement sur sa poitrine; il la donne la Lithuanienne, quil convertit, avec qui il dit des prires, il voulait lui apprendre tout ce quil savait; hlas! il lui enseigna aussi ce quil navait pas su jusqualors: il lui apprit aimer. Et lui aussi il apprenait beaucoup.

Avec quelle dlicieuse motion il entendait de sa bouche des mots lithuaniens oublis! chaque parole ressuscite, un nouveau sentiment jaillit comme ltincelle de dessous la cendre: ctaient les doux noms de parent, damiti, la douce amiti, et encore le mot par excellence, le doux mot damour, qui na point dgal sur la terre, sauf le mot... patrie!

Do vient donc, se disait Kieystut, ce changement soudain dans ma fille? o est son ancienne gaiet, o sont ses jeux enfantins? Les jours de fte, toutes les jeunes filles vont samuser la danse, elle reste solitaire ou bien cause avec Walter. Les jours ordinaires, les jeunes filles soccupent laiguille ou au mtier; elle, laiguille lui tombe des mains, les fils semmlent sur son mtier, elle ne voit pas elle-mme ce quelle fait, tous me le disent. Hier, jai remarqu quelle avait brod en vert une fleur de rose et peint les feuilles en soie rouge. Comment pourrait-elle voir, quand ses yeux et ses penses ne cherchent que les yeux de Walter, que les entretiens de Walter? Chaque fois que je demande o elle est alle: dans la valle; do vient-elle? de la valle; quy a-t-il donc dans cette valle? Le jeune homme y a plant pour elle un jardin. Mais ce jardin est-il plus beau que les vergers de mon chteau? (Kieystut avait de superbes vergers pleins de pommes et de poires, tentation des jeunes filles de Kowno.) Ce nest pas le jardin qui lattire. Lhiver, je voyais ses fentres; toutes les vitres qui regardent le Nimen restaient nettes comme au milieu de mai, la gele nen ternissait point le cristal: Walter va souvent de ce ct, sans doute elle tait assise la fentre, et ses ardents soupirs auront fondu la gele sur les vitres. Je pensais quil lui enseignerait lire et crire, puisque, dit-on, les princes commencent instruire leurs enfants. Cest un garon bon, courageux, vers dans les critures comme un prtre: dois-je donc le chasser de ma maison? Il est si ncessaire la Lithuanie; il range le mieux les escadrons, tablit le mieux les retranchements, il prpare larme qui frappe comme la foudre, lui seul il me vaut une arme. Viens, Walter, sois mon gendre et combats pour la Lithuanie!

Walter pousa Aldona... Allemands, vous pensez sans doute que lhistoire finit l: dans vos romans damour, quand les hros se sont pouss, le troubadour finit sa chanson, il ajoute seulement quils vcurent longtemps et furent heureux. Walter aimait sa femme, mais il avait lme noble: il ne trouva pas le bonheur dans sa maison, parce quil ny avait pas de bonheur dans sa patrie.

Les neiges ont disparu et la premire alouette a chant. Lalouette annonce aux autres pays lamour et le plaisir; mais linfortune Lithuanie, elle prsage chaque anne des incendies et des massacres. Les escadrons croiss accourent en foules innombrables; dj des monts dau del du Nimen lcho porte jusqu Kowno les bruits dune arme nombreuse, le cliquetis des armures, les hennissements des coursiers. Le camp se dploie comme un brouillard, et couvre au loin les plaines; et l brillent les bannires de lavant-garde, comme des lueurs avant lorage. Les Allemands atteignent la rive; ils jettent un pont sur le Nimen, ils assigent Kowno. Chaque jour, murs et bastions scroulent sous les bliers; chaque nuit, les mines destructives creusent la terre comme des taupes, la bombe senlve dans le ciel dun vol de feu, et fond den haut sur les toits comme le faucon sur les oiseaux. Kowno scroule, les Lithuaniens se retirent dans Kieydani; Kieydani scroule, les Lithuaniens se dfendent dans les montagnes et les forts; les Allemands portent plus loin les ravages et lincendie.

Kieystut et Walter sont les premiers au combat, les derniers la retraite. Kieystut est toujours calme: il est habitu depuis lenfance combattre lennemi, fondre limproviste, vaincre ou bien se retirer; il savait que ses anctres avaient toujours combattu les Allemands, il faisait comme ses anctres, il combattait et ne prenait point souci de lavenir. Les penses de Walter taient diffrentes: lev au milieu des Allemands, il connaissait la puissance de lOrdre, il savait quun appel du Grand-Matre pouvait de toute lEurope faire affluer des trsors, des armes et des troupes; jadis les Prussiens staient dfendus, les Teutons les avaient crass: tt ou tard la Lithuanie devait avoir le mme sort; il voyait linfortune des Prussiens, il tremblait pour lavenir des Lithuaniens. Mon fils, scrie Kieystut, tu es prophte de malheur; tu mas arrach le bandeau des yeux pour me dcouvrir des abmes. En tcoutant, il me semblait que mon bras faiblissait et quavec lespoir de vaincre, le courage senfuyait de mon cur. Que faire contre les Allemands?... Pre, disait Walter, je sais un moyen, unique, terrible, mais efficace, hlas! Peut-tre quun jour je le rvlerai. Cest ainsi quils sentretenaient aprs la bataille, en attendant que la trompette les appelt de nouveaux combats, de nouvelles dfaites.

Kieystut devient de plus en plus triste; combien Walter est chang! Autrefois dj il ntait pas trop gai; mme dans les moments de bonheur, un lger nuage de mlancolie voilait son visage; mais dans les bras dAldona il avait autrefois le front serein et le visage tranquille, il laccueillait toujours avec un sourire, lui disait adieu avec un tendre regard. Maintenant il semble quune douleur secrte le torture; toute la matine, devant la maison, les bras croiss, il regarde au loin la fume des villages et des hameaux embrass, il regarde dun il farouche; la nuit, il sveille en sursaut et observe par la fentre la lueur sanglante des incendies. Quas-tu donc, cher poux, demande Aldona tout en larmes? Ce que jai? vais-je donc sommeiller paisiblement jusqu ce que les Allemands fassent irruption, menchanent dans mon sommeil, et me livrent au bourreau? Dieu nous en prserve, mon poux! Les gardes font sentinelle sur les remparts. Cest vrai, ils font sentinelle, et moi, je veille et jai un sabre en main; mais quand les gardes auront pri, que le sabre sera brch... coute, si jatteins la vieillesse, une vieillesse misrable?... Dieu nous consolera dans nos enfants... Et alors les Allemands feront irruption, tueront ma femme, enlveront mes enfants, les emmneront au loin et leur apprendront lancer la flche contre leur propre pre!... Moi-mme jaurais peut-tre tu mon pre, mes frres, sans le waydelote... Cher Walter, fuyons plus loin en Lithuanie, drobons-nous aux Allemands dans les forts et les montagnes. Nous fuirions, nous; et les autres, mres et enfants, nous les abandonnerions! Cest ainsi que fuyaient les Prussiens: lAllemand les atteignit en Lithuanie. Sil nous relance dans les montagnes?... Nous fuirons de nouveau plus loin. Plus loin, plus loin, malheureuse! fuir plus loin que la Lithuanie? Aux mains des Tartares ou des Russes?... cette rponse, Aldona trouble, garda le silence; il lui avait sembl jusqualors que la patrie tait comme le monde, longue et large, sans fin; elle entendait dire pour la premire fois quil ny avait pas un refuge dans toute la Lithuanie. Elle se tord les mains, elle demande Walter que faire. Aldona, il reste un seul moyen, un seul aux Lithuaniens pour briser la puissance de lOrdre; ce moyen, je le connais. Mais, au nom de Dieu, ne minterroge pas. Cent fois maudite soit lheure o les ennemis me forceront de recourir ce moyen! Il nen voulut pas dire davantage; sourd aux prires dAldona, il nentendait, il ne voyait plus que les malheurs de la Lithuanie. Enfin la flamme de la vengeance, nourrie en silence par le spectacle des dsastres et des douleurs, clata et envahit son cur; elle y consuma tous les sentiments, mme lunique sentiment qui lui adoucissait encore la vie, mme le sentiment de lamour. Ainsi quand le feu que des chasseurs ont allum au pied dun chne de Bialowieza, a couv en secret et en a profondment entam la moelle: bientt le roi des forts perd son feuillage ondoyant, ses branches sont emportes par les vents; mme lunique verdure qui ornait encore son front, la couronne de gui, se dessche.

Longtemps les Lithuaniens errrent dans les chteaux, les montagnes et les forts, tantt surprenant les Allemands, tantt surpris leur tour. Enfin il se livra dans les plaines de Rudawa une bataille terrible, o la jeunesse lithuanienne prit par milliers ct dautant de milliers de chefs et frres de lOrdre. Les Allemands reurent bientt doutre mer des troupes fraches. Kieystut et Walter souvrirent un chemin vers les montagnes avec une poigne de guerriers. Ils rentrrent dans leur demeure avec leurs sabres brchs, leurs boucliers cribls de coups, tous deux couverts de poussire et de sang, lair morne. Walter ne regarda point sa femme, il ne lui dit pas une parole, il sentretint en allemand avec Kieystut et le waydelote. Aldona ne comprenait pas, mais son cur lui prsageait daffreux vnements: quand ils eurent fini de dlibrer, ils tournrent tous trois vers Aldona un regard de tristesse. Walter la regarda le plus longtemps avec une muette expression de dsespoir; soudain un torrent de larmes jaillit de ses yeux; il tomba aux pieds dAldona, et lui pressant les mains contre son cur, il lui demanda pardon de tout ce quelle avait souffert pour lui: Malheur, dit-il, aux femmes qui aiment de ces insenss dont lil se plat courir au del des limites du village, dont les penses senvolent sans cesse au-dessus du toit comme la fume, dont le cur ne peut se contenter du bonheur domestique. Les grands curs, Aldona, sont comme les ruches trop grandes que le miel ne peut remplir et qui deviennent des nids de vipres... Pardonne-moi, chre Aldona, je veux aujourdhui rester la maison, aujourdhui joublierai tout, aujourdhui nous serons lun pour lautre ce que nous tions autrefois; demain... Et il nosa achever. Quelle joie pour Aldona! Elle pense dabord, linfortune, que Walter va changer, quil deviendra paisible et gai: elle le voit moins soucieux, avec plus de vivacit dans le regard. Walter passa la soire entire aux pieds dAldona: Lithuanie, Croiss et guerre furent oublis pour un moment; il rappelait le temps heureux de son arrive en Lithuanie, de son premier entretien avec Aldona, de leur premire promenade dans la valle, et toutes les circonstances du premier amour, enfantines, mais graves dans le cur. Pourquoi donc interrompt-il de si doux entretiens par le mot demain? Et voil que de nouveau il devient soucieux, il regarde longtemps sa femme, des larmes roulent dans ses yeux, il voudrait parler, et il nose. Les anciens sentiments, les souvenirs de lancien bonheur, ne les a-t-il donc voqus que pour leur dire adieu? Tous les entretiens, toutes les caresses de cette soire, serait-ce la dernire lueur du flambeau de lamour?... Inutile de le questionner. Aldona regarde, coute incertaine; et, sortie de la chambre, elle regarde encore par les fentes de la porte. Walter verse du vin; il vide coupes sur coupes, et il retient chez lui pour la nuit le vieux waydelote.

peine le soleil se lve, dj des fers de chevaux rsonnent sur le pav; deux chevaliers se htent vers les montagnes au milieu des brouillards du matin; ils tromperaient toutes les surveillances... Il y en eut une quils ne purent tromper. Vigilants sont les yeux dune amante: Aldona a devin cette fuite. Elle a couru se mettre sur leur passage dans la valle; la rencontre fut triste: Retourne la maison, ma bien-aime! retourne, tu seras heureuse, tu seras peut-tre heureuse au milieu des embrassements de ta chre famille; tu es jeune et belle, tu trouveras des consolations, tu oublieras! Beaucoup de princes ont autrefois recherch ta main; tu es libre, tu es veuve dun grand homme qui, pour le bien de la patrie, a renonc... mme toi! Adieu! oublie, pleure parfois sur moi: Walter a tout perdu, il reste seul comme le vent du dsert; il lui faut errer par le monde, trahir, massacrer, et ensuite prir dune mort infme. Mais, aprs nombre dannes, le nom dAlf retentira de nouveau en Lithuanie, et un jour tu entendras de la bouche des waydelotes le rcit de ses actes. Alors, ma bien-aime, alors, tu penseras que ce guerrier terrible, envelopp dun nuage de mystres, et que toi seule connatras, fut jadis ton poux; puisse un sentiment dorgueil te consoler dans ton veuvage!... Aldona coute en silence, mais elle nentend rien. Tu pars! tu pars! scrie-t-elle; et elle seffraye elle-mme du mot tu pars: ce mot rsonne seul son oreille. Elle na point de pense, point de mmoire; ses ides, son pass, son avenir, tout sest ml et confondu; seulement son cur devine quil est impossible de retourner en arrire, impossible doublier; elle jette des regards effars; plusieurs fois elle rencontre le regard sombre de Walter. Dans ce regard, elle ne trouve plus lancienne consolation; elle semble chercher un objet nouveau; derechef elle regarde alentour... Partout solitudes et forts. Au-del du Nimen, au milieu de la fort, brillait une tourelle solitaire; ctait un couvent de religieuse, triste difice des chrtiens. Les yeux et les penses dAldona se reposrent sur cette tourelle: telle une colombe, emporte par le vent au milieu de la tempte, sabat sur les mts solitaires dun navire inconnu. Walter comprit Aldona; il la suivit en silence, lui confia son dessein, lui recommanda le secret, et, arrivs prs de la porte, la sparation, hlas! fut dchirante. Alf partit avec le waydelote. Depuis on nentendit plus parler deux. Malheur! malheur! sil na pas encore accompli son serment; si, aprs avoir renonc au bonheur, aprs avoir empoisonn le bonheur dAldona... sil a tant sacrifi et sacrifi pour rien... Lavenir fera voir le reste... Allemands, jai fini ma chanson...

La fin, dj la fin! Grand bruit dans la salle. Eh bien, ce Walter, quels sont donc ses actes? o se venge-t-il? sur qui? scrient les auditeurs. Seul, au milieu de la foule bruyante, le Grand-Matre tait assis en silence, la tte penche. Violemment mu, il saisit chaque instant des coupes de vin, quil vide dun trait. Sa figure se transforme. Divers sentiments se croisent en rapides clairs sur ses traits enflamms; son front assombri devient de plus en plus menaant, ses lvres blmes frmissent, ses yeux gars volent comme des hirondelles au milieu de lorage; enfin il jette son manteau, slance au milieu de la salle: Quelle est la fin de la chanson? Chante-moi de suite la fin, ou bien donne le luth! Pourquoi te tiens-tu l, tout tremblant? Donne-moi le luth, remplis les coupes, je chanterai la fin, si toi tu as peur!

Je vous connais! Chaque chanson de waydelote prsage le malheur, comme le hurlement nocturne des chiens: les meurtres, les incendies, voil ce que vous aimez chanter; vous nous laissez, nous, la renomme et les remords. Ds le berceau, votre chanson tratresse enlace comme un serpent la poitrine de lenfant et verse dans son me les plus cruels poisons, le dsir insens de la gloire et lamour de la patrie!

Cest elle qui sattache aux pas du jeune homme comme lombre dun ennemi tu; elle apparat parfois au milieu dun banquet pour mler du sang dans les coupes de joie. Jai cout le chant, je lai trop cout, hlas! Cen est fait, cen est fait. Je te connais, vieux tratre! Tu as gagn. La guerre! Triomphe pour le pote. Donnez-moi du vin. Les projets seront accomplis.

Je sais la fin du chant... Mais non, jen chanterai un autre! Alors que je combattais sur les monts de Castille, les Maures mapprirent une ballade. Vieillard, joue-moi cet air, cet air denfance que dans la valle... Ah! ctait un temps heureux. Cest sur cette musique que javais lhabitude de chanter... Vieillard, reviens ici! car, par tous les dieux allemands, prussiens!...

Le vieillard dut revenir. Il toucha le luth, et sur des accords timides il suivit les tons sauvages de Conrad, comme un esclave suit les pas de son matre irrit.

Cependant les lumires steignaient sur la table, la longueur du banquet avait endormi les chevaliers; mais Conrad chante, ils se rveillent, ils se serrent en cercle troit, et recueillent attentivement chaque parole du chant.

BALLADE

ALPUHARA

Dj les possessions des Maures sont en ruines, leur peuple porte les fers; les bastions de Grenade rsistent encore, mais dans Grenade est la peste.

Du haut des tours dAlpuhara, Almanzor se dfend encore avec une poigne de guerriers. LEspagnol a plant sous la ville ses tendards: demain il donnera lassaut.

Au lever du soleil, lairain tonne, les remparts tombent, le mur croule; dj les croix brillent sur les minarets: les Espagnols ont pris le chteau.

Seul, Almanzor, voyant ses bataillons rompus malgr leur rsistance acharne, se fraye une route au travers des sabres et des lances; il senfuit et chappe aux poursuites.

Sur les ruines fumantes du chteau, au milieu des dcombres et des cadavres, les Espagnols dressent un banquet, ils font couler le vin flots, ils se partagent les captifs et le butin.

Tout coup la sentinelle annonce aux chefs quun chevalier dune contre trangre sollicite une audience immdiate, il se dit porteur de graves nouvelles.

Cest Almanzor, le roi des musulmans. Il a quitt une retraite sre, il se livre lui-mme aux mains des Espagnols et ne demande que la vie.

Espagnols, scrie-t-il, je viens humilier mon front sur votre seuil, je viens servir votre Dieu, croire vos prophtes.

Que la renomme publie par le monde quun Arabe, quun roi vaincu veut devenir frre de ses vainqueurs, vassal dune couronne trangre.

Les Espagnols savent estimer le courage: quand ils reconnurent Almanzor, leur chef lembrassa, et les autres tour tour lui donnrent le salut comme un compagnon.

Almanzor rendit chacun son salut, il serra le chef avec le plus de tendresse, il lui embrassa le cou, lui pressa les mains, il se suspendit ses lvres.

Soudain il faiblit, il tombe sur les genoux; mais, de ses mains tremblantes, il noue son turban aux pieds de lEspagnol, et il se trane terre aprs lui.

Il regarde lentour, tous stonnent: son visage est ple, livide, un sourire affreux contracte sa bouche, ses prunelles sinjectent de sang.

Regardez, giaours! je suis blme, livide. Devinez de qui je suis lenvoy! Je vous ai tromps: je reviens de Grenade; je vous ai apport la peste!

Mon baiser a infus dans votre me le poison qui va vous dvorer; venez regarder mes tortures: cest ainsi que vous mourrez.

Il se dbat, il crie, il tend les bras; il voudrait dans un embrassement ternel, river tous les Espagnols sur son sein; il rit dun rire convulsif.

Il riait, il a expir; ses paupires, ses lvres sont encore entrouvertes; et un rire infernal reste imprim pour jamais sur son visage glac.

Les Espagnols, terrifis, senfuient de la ville: mais derrire eux court la peste; ils ne se sont point encore trans hors des montagnes dAlpuhara, que dj le reste de leur arme a succomb.

Cest ainsi que jadis se vengeaient les Maures. Vous voulez connatre la vengeance dun Lithuanien? Eh bien! si un jour il tenait parole et venait au vin mler la peste... Mais non... oh! non... Aujourdhui les coutumes sont autres; prince Witold, aujourdhui les seigneurs lithuaniens viennent nous livrer leur propre pays et chercher vengeance contre leur peuple cras!

Non, pas tous pourtant... Oh! non, par Perun! il y a encore en Lithuanie... Je veux encore vous chanter... Misrable luth! la corde sest rompue; il ny aura donc point de chant; mais jespre quun jour il y en aura. Aujourdhui les coupes ont t trop nombreuses, jai trop bu; rjouissez-vous, amusez-vous! Toi, Al... manzor... hors de ma vue; vieillard... hors dici; Halban... quon me laisse seul!

Il dit, dun pas chancelant il regagne sa place, il se jette sur son sige, il profre encore des menaces; dun coup de pied il renverse la table avec le vin et les coupes. Enfin il saffaisse, sa tte se penche sur les bras du fauteuil, son regard steint peu peu, lcume couvre ses lvres frmissantes, il sendort.

Les chevaliers restent un moment stupfaits. Ils connaissent le triste penchant de Conrad, ils savent que, lorsque le vin lenflamme, il tombe dans des fureurs sauvages, dans le dlire; mais un banquet, scandale public! devant des trangers, une colre sans exemple! Qui la provoque? O est ce waydelote? Il sest esquiv de la foule, nul ne sait rien de lui.

Le bruit court quHalban, dguis, a chant Conrad une chanson lithuanienne, rallumant ainsi chez les chrtiens lardeur guerrire contre les paens. Mais do viennent ces brusques changements chez le Grand-Matre? Pourquoi Witold sest-il si violemment irrit? Que signifie la fantasque ballade du Grand-Matre? Chacun se perd en vaines conjectures.

V LA GUERRE.

La guerre!... Conrad ne peut plus comprimer llan du pays et les instances du Conseil; il y a longtemps dj que tout le peuple crie vengeance contre linvasion des Lithuaniens et la trahison de Witold.

Witold, qui avait mendi lappui de lOrdre pour reconqurir la capitale de Vilna, maintenant quaprs le banquet il a reu la nouvelle que les Croiss allaient se mettre en campagne, il a chang de desseins, trahi sa nouvelle alliance, et emmen furtivement ses guerriers.

laide dun faux ordre du Grand-Matre, il sest introduit dans les chteaux des Teutons situs sur la route, puis il a dsarm les garnisons et tout mis feu et sang. LOrdre, dvor de colre et de honte, a proclam une croisade contre les paens. Une bulle est lance; par terre, par mer, accourent dinnombrables essaims de guerriers; de puissants princes, avec la suite de leurs vassaux, dcorent dune croix rouge leurs armures, et chacun deux voue sa vie au baptme des paens,... ou leur extermination.

Ils sont alls en Lithuanie; et quy ont-ils fait? Veux-tu le voir? Monte sur les remparts quand le jour baisse, et regarde du ct de la Lithuanie: une immense lueur inonde les votes du ciel dun sanglant ruisseau de flammes. Voil lhistoire des guerres dinvasion: elle est facile peindre: ce sont les massacres, le pillage, lincendie, et ces flammes qui font la joie dune foule stupide, mais dans lesquelles le sage reconnat avec crainte une voix qui crie vengeance Dieu.

Les vents portent lincendie de plus en plus loin; les chevaliers se sont enfoncs au cur de la Lithuanie, le bruit court quils assigent Kowno, quils assigent Vilna. Enfin les bruits et les courriers cessrent. Dj lon ne voit plus de flammes aux environs, la lueur qui rougit le ciel sloigne toujours davantage. Vainement les Prussiens attendent que du pays conquis on leur ramne des prisonniers et un riche butin; vainement ils envoient aux nouvelles courriers sur courriers. Les courriers se htent et... ne reviennent pas. Chacun interprte la cruelle incertitude, pire mme que le dsespoir.

Lautomne a fui. Les ouragans dhiver hurlent dans les montagnes, comblent les routes; dans le lointain, une lueur brille de nouveau au ciel: est-ce une aurore borale, ou les incendies de la guerre? La lueur brille de plus en plus clatante, le ciel rougit de plus en plus prs.

Le peuple de Marienbourg regarde sur la route. Dj lon distingue au loin: quelques voyageurs se font jour travers les neiges. Cest Conrad: ce sont nos chefs. Comment leur faire accueil? Sont-ils vainqueurs, ou fugitifs? O est le reste des bataillons? Conrad leva la main droite, il montra derrire lui une cohue en dsordre. Ah! cette seule vue trahit le mystre... Ils courent ple-mle, sensevelissent sous les amas de neige; ils se foulent aux pieds, se renversent comme de vils insectes qui prissent en commun dans un troit ustensile; ils se tranent par dessus les cadavres jusqu ce quils disparaissent leur tour sous ceux qui les suivent, Ceux-ci soulvent encore leurs pieds engourdis; ceux-l au milieu de leur course, glent soudain sur le chemin; il lvent encore les bras, et cadavres debout, ils montrent la ville comme des poteaux indicateurs.

Le peuple se rpand hors de la ville, terrifi, curieux; il redoute de deviner, il ne fait point de question. Car toute lhistoire de la dsastreuse expdition se lit dans les regards, sur les figures des chevaliers. Lombre glace de la mort flotte au-dessus de leurs yeux, la harpie de la faim a suc le sang de leurs visages. Ici retentissent les trompettes des Lithuaniens lancs leur poursuite, l le vent roule sur la plaine un tourbillon de neige; dans le lointain hurle une troupe de chiens maigres, au-dessus des ttes tournoient des bandes de corbeaux.

Tout a pri, Conrad les a tous perdus!... Lui dont le glaive avait acquis tant de gloire, lui qui autrefois se vantait de sa prudence: dans la dernire guerre, craintif, ngligent, il na point pntr les piges perfides de Witold; tromp et aveugl par son dsir de vengeance, il a enfonc larme dans les steppes de la Lithuanie et assig Vilna si longtemps, avec tant de mollesse!

Quand on eut consomm ressources et vivres, alors que la faim visitait le camp des Allemands, que lennemi rpandu dans les environs dtruisait les renforts, coupait les convois, et que chaque jour les Allemands mouraient de misre par centaines, il tait urgent de finir la guerre par un assaut, ou bien de songer une prompte retraite: Wallenrod, confiant et tranquille, allait la chasse, on bien enferm dans sa tente, il tramait de secrtes ngociations, sans appeler les chefs au conseil.

Son ardeur guerrire stait tellement refroidie, quinsensible aux larmes de son peuple, il ne tirait point le glaive pour le dfendre: il passait toute la journe, les bras croiss sur la poitrine, rver ou causer avec Halban. Cependant lhiver amoncelait les neiges. Witold, avec des troupes fraches, assige larme, attaque le camp... Honteuse page de lhistoire de lOrdre intrpide! Le Grand-Matre fuit le premier du champ de bataille; au lieu de lauriers et dun riche butin, il apporte la nouvelle des victoires des Lithuaniens.

Avez-vous vu quand, aprs ce dsastre, il ramenait leurs foyers une arme de fantmes? Une sombre tristesse voile son front, la douleur sillonne son visage comme un ver rongeur; Conrad aussi souffrait; mais regardez ses yeux: cette grande prunelle entrouverte lance de ct des traits de lumire comme une comte, prsage de guerres; cette prunelle change dclat chaque instant, comme les lueurs nocturnes par lesquelles un dmon dsoriente le voyageur; elle brille tout la fois de joie et de fureur avec je ne sais quelle expression satanique.

Le peuple frmit et murmure. Conrad ne sen meut point; il convoque les chevaliers mcontents; il regarde, il parle, il fait signe. scandale! les voil qui prtent loreille, et chacun ajoute foi ses paroles; ils ne voient plus dans les fautes de lhomme que les arrts de Dieu,