Le camp dePoniatowa - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782869700086.pdfCe sera Poniatowa où il...

38

Transcript of Le camp dePoniatowa - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782869700086.pdfCe sera Poniatowa où il...

  • Le camp dePoniatowa

    la liquidation des derniers Juifs de Varsovie

  • Conception Jean Chouët Photo de couverture : forêt de Poniatowa

    © Editions Bibliophane, 1988.

  • SAM HOFFENBERG en collaboration avec Patrick Girard

    Le camp de Poniatowa

    la liquidation des derniers Juifs de Varsovie

    EDITIONS BIBLIOPHANE 26 RUE DES ROSIERS 75004 PARIS 488782 20

  • Ce livre est consacré au camp de Poniatowa dont l'histoire est mal connue quoique son existence soit mentionnée en rapport avec l'héroïque soulèvement du ghetto de Varsovie en avril 1943. En effet, par suite des exterminations massives de la population du ghetto déclenchées le 22 juillet 1942 et accomplies dans les chambres à gaz de Treblinka, à la fin de 1942, ce ghetto ne ressemble plus à ce qu'il était auparavant. La population n'est plus que de 50 000 personnes ; l'ancien territoire du ghetto, d'un seul tenant, s'est fortement rétréci : de nouveaux murs le divisent en îlots isolés les uns des autres qui abritent les usines. Dans la partie sud de l'ancien ghetto, assez éloignée du reste, qu'on appelle le « petit ghetto », se trouvent les usines Toeb- bens qui emploient six à sept mille personnes. Le personnel de chaque usine et leurs proches parents sont casernés dans les îlots mêmes. Le ghetto avait été transformé par ordre de Himmler qui, le 9 octobre 1942, ordonnait de traiter pour le moment les rescapés des exterminations de l'été comme les travailleurs-esclaves des entreprises intéressant l'économie de guerre allemande mais de ne pas oublier que, « conformément aux vœux du Führer, ces Juifs là devraient disparaître à leur tour ». Dans une certaine mesure, l'intérêt des entrepreneurs alle- mands joue en faveur des esclaves : ils sont mieux nourris et moins exposés aux sanglants amusements de la garde. Leur mentalité est complètement modifiée : « A qui que vous parliez, vous entendez la même chose : nous n 'aurions pas dû laisser

  • faire les déportations. Nous aurions dû nous précipiter dans les rues, mettre le feu partout, abattre le mur et nous échapper vers le côté aryen. Les Allemands se seraient vengés. Cela nous aurait coûté des dizaines de milliers de vies, mais non 300 000. Maintenant, nous avons honte de nous-mêmes, nous sommes dégradés à nos propres yeux et aux yeux du monde. Notre docilité ne nous a servi à rien. Cela ne doit pas se répéter. Nous devons résister et, grands ou petits, nous défendre contre l'ennemi ». C'est dans ce climat que se forme, en octobre 1942, un « Comité de coordination » où entrent des représentants de tous les partis et d'où sort, le 2 décembre 1942, « l'Organisation Juive de Combat », connue sous les initiales de « Z.O.B. », « Zydowska Organizacja Bojowa ». Parallèlement au Z.O.B., il existe dans le ghetto une autre organisation militaire connue sous les initiales de « Z.J.W. », « l'Union militaire juive ». En plus, différents groupes et des isolés s'arment à leur tour. Sam Hoffenberg et ses proches parents ont eu la chance d'échapper à la mort à Treblinka et il s'est vu affecté aux usines de Toebbens. Il partage la détermination générale de résister collectivement aux « transferts ». Grâce à ses capacités intellec- tuelles exceptionnelles, il est préposé au secrétariat des ateliers situés rue Leszno et connus sous le nom de Werk II. Le 4 février 1943, Himmler ordonne « l'installation d'un camp de concentration dans le ghetto de Varsovie » où « seront transférés tous les Juifs de Varsovie » ; puis « il conviendra de transférer le plus rapidement possible dans la région de Lublin le camp de concentration de Varsovie avec ses occupants et ses entreprises, en veillant toutefois à ce que la production n'en souffre point ». Le 16 février, Himmler précise encore : « pour des raisons de sécurité, j'ordonne la démolition immédiate du ghetto de Varsovie, dès que le transfert du camp de concentra- tion sera terminé ». Au début de 1943, la première étape est déjà réalisée : l'ancien ghetto partagé en îlots autour des usines ressemble plus à un camp de concentration qu'à un ghetto. Edifiés par la révolte du mois de janvier 1943, les Allemands décident de renoncer à la force pour réaliser ce « transfert » et d'employer la ruse. Le plus gros entrepreneur allemand du ghetto, Walter Toebbens, est chargé de persuader les ouvriers

  • de se laisser « transférer » avec les usines. Toebbens visite les ateliers, parle aux ouvriers rassemblés, fait venir de Lublin huit contremaîtres juifs pour décrire l'existence tranquille et confor- table dans les camps de Poniatowa et de Trawniki, s'adresse à la population par voie d'affiches. Au mois de mars 1943, la direction du Z.O.B. engage une curieuse polémique avec Toebbens en utilisant les affiches pour faire connaître son opposition totale aux ruses de Toebbens. La proclamation de Toebbens du 20 mars rend parfaitement compte de cette polémique :

    « AUX OUVRIERS DU QUARTIER JUIF DE VARSOVIE. Dans la nuit du 15 mars, l'Organisation de Combat vous a lancé un appel. Ouvriers juifs, ne le suivez pas. Ne croyez pas ceux qui veulent vous étourdir. Ils peuvent vous amener à des actes qui auront de terribles conséquences pour vous. Il n'y a pas de sécurité dans leurs abris et vous ne pouvez pas vivre dans des caves comme vous ne pouvez vivre dans les quartiers aryens... Ouvriers juifs, partez dans les camps à Trawniki, à Poniatowa : là-bas, vous pourrez vivre et attendre tranquillement la fin de la guerre. Là, rien ne manque. Emmenez vos femmes et vos enfants qui seront également l'objet de nos soins. » Les exhortations de Toebbens donnent de piètres résultats. Entre le 15 mars et le 15 avril, environ 2 000 ouvriers et membres de leurs familles ont pu être « évacués » à Poniatowa et à Trawniki. C'est alors que les Allemands décident de liquider par la force le reste du ghetto : le 19 avril 1943 est le premier jour de l'immortelle bataille du ghetto de Varsovie qui durera des semaines et restera l'exemple d'un courage égal à celui des combattants de Stalingrad. Le 6 avril 1943, par surprise, Sam Hoffenberg est encerclé par un détachement de la garde armée qui lui ordonne de le suivre pour être transféré immédiatement à Poniatowa et il a toutes les peines du monde à obtenir une brève conversation avec Toebbens qui lui confirme l'ordre de transfert en lui promettant, plus tard, son retour à Varsovie. Ainsi, 13 jours avant le début de la bataille du ghetto, lui-même et 450 de ses camarades ont été éloignés de Varsovie. Le 8 avril, après un pénible voyage, le groupe arrive à Poniato- wa et procède au montage des machines amenées de Varsovie. Sam Hoffenberg est logé dans la « Cité », à 2 km de l'usine, en compagnie d'autres contremaîtres. Le 16 avril, un homme de

  • confiance de Toebbens lui annonce qu'il a reçu l'ordre de l'accompagner, le jour même, à Varsovie, pour démonter les machines et les ramener à Poniatowa. Ramené à Varsovie, Sam Hoffenberg est ainsi le témoin, jusqu'au 4 mai, de la première phase, la plus meurtrière, de la bataille du ghetto en feu dont la population isolée dans les bunkers fut soumise aux incessants et brutaux contrôles des SS. A la fin, il est transféré, avec plusieurs membres de sa famille, hors du ghetto sans savoir ce que sera la destination finale de leur wagon rempli de 143 personnes : Treblinka ou Poniatowa. Ce sera Poniatowa où il reste jusqu'au 13 octobre 1943, date à laquelle il reçoit l'ordre de partir pour Varsovie sous la surveil- lance d'un officier de la garde ukrainienne du camp. Le 30 octobre, son « ange gardien » lui annonce qu'il a décidé de rentrer à Poniatowa ce qui contrarie les projets de Sam Hoffen- berg. Celui-ci entendait en effet rester à Varsovie pour arranger son transfert possible au camp de Vittel et, en dépit de multiples difficultés, il parvint à rester à Varsovie. Le 6 novembre, il rencontre un contremaître polonais de Poniatowa qui lui dit : « il n'y a plus personne à Poniatowa ». En effet, le 4 novembre, le personnel juif de Poniatowa a été massacré en totalité et en une seule journée : 14 500 personnes ont été assassinées, hommes, femmes et enfants, par le procédé « classique » élabo- ré en 1941-1942 par les Einsatzgruppen, les fusillades à la mitrailleuse au bord de fossés préparés à l'avance. Le lende- main était le tour du personnel juif de Trawniki, 10 000 per- sonnes. Avec les Juifs du camp de Maïdanek (18 000 per- sonnes), furent ainsi massacrées en trois jours 42 000 personnes lors de l'opération dite « Emtefest », « Fête de la moisson », qui égala en horreur le massacre de 33 771 Juifs de Kiev à Baby Yar en 48 heures. Ayant échappé par miracle à ce massacre, Sam Hoffenberg finit par s'évader d'une façon rocambolesque en profitant habile- ment d'une gaffe d'un membre de la Gestapo. Plus tard, il participa au soulèvement polonais d'août 1944. Capturé sous un faux nom le 13 août 1944, il fut déporté en Allemagne et libéré par les Américains le 11 avril 1945.

    Le 30 avril 1942 le SS-Obergruppenführer Oswald POHL, chef du W.V.H.A. (Office principal de la SS administration économique) a écrit à Himmler une lettre où il est dit : « (...) La

  • guerre a amené un net changement de la structure des KL (camps de concentration) et a radicalement modifié leurs tâches quant à l'emploi des internés. Leur internement pour des raisons de sécurité, d'éducation ou de prévention n'est plus au premier plan. Le centre de gravité s'est déplacé vers l'économie. La mobilisation de toutes les capacités de travail des internés d'abord pour les besoins de la guerre (...) se place de plus en plus au premier plan (...) » (4 p. 152). Le 29 mai 1942 Himmler répond à Pohl en approuvant son point de vue (4 p. 154). C'est en vertu de cette nouvelle orientation que Himmler a ordonné, le 9 octobre 1942, de transformer le reste du ghetto de Varsovie en un camp de travailleurs-esclaves utilisés dans les entreprises allemandes (« shopes »). Après l'écrasement du soulèvement du ghetto le reste des usines et des travailleurs juifs ont été transférés à Poniatowa et à Trawniki.

    Ce type des « camps de travaux forcés » a été désigné par le sigle Z.A.L. « ZwangsArbeitsLager » (1 ; 2). Dans le cas de Juifs polonais et russes le transfert à partir des ghettos dans les Z.L.A. se faisait directement. Tel n'était pas le procédé dans les cas de Juifs en provenance des pays de l'Europe de l'Ouest (France, Belgique, Hollande) déportés vers la Pologne : certains convois stoppaient à une petite halte ferroviaire nommée « COSEL », les portes des wagons à bestiaux s'ouvraient et tous ceux qui étaient « Arbeitsfahig » (en état de travailler) devaient descendre et après un rapide tri, ils étaient emportés dans d'autres wagons à bestiaux vers les Z.A.L. (1 ; 2). Ces derniers étaient nombreux (des centaines) dont l'effectif total à la date du 31 décembre 1942, d'après le « rapport Korherr » était de 185 776, les uns de quelques dizaines, voire centaines de personnes, d'autres de plusieurs milliers (1 ; 2 ; 14 p. 187).

    Ils étaient souvent attachés administrativement à des KL. Par exemple, plusieurs Z.A.L. situés en Haute Silésie, ont été attachés administrativement, en novembre 1943, au camp d'Auschwitz III-Buna-Monowitz, avec tatouage des numéros matricules, le « pijama zébré » obligatoire, les sélections et mort dans des chambres à gaz de Birkenau de tous ceux qui sont devenus inutilisables comme travailleurs, etc (2 ; 3)

    Le livre de Sam Hoffenberg est un apport majeur dans nos connaissances des Z.A.L., lieux où, en avril 1942, Pohl prescri- vait aux Commandants : (...) « La durée du travail est illimitée.

  • (...) Tout ce qui peut restreindre la durée du travail (repas, appels, etc.) doit, pour cette raison, être réduit au maximum. Les longues marches et les pauses de midi pour cause seule- ment de repas, sont interdites (...) (4 p. 155).

    GEORGES WELLERS, Maître de Recherches honoraire au Centre National de la

    Recherche Scientifique Président de la Commission historique du C.D.J.C.

    BIBLIOGRAPHIE CITEE

    1. Baron Ch. — « Ces camps dont on a oublié le nom. Les Z.A.L. » in « Le Monde Juif » N° 110 et 111.

    2. Baron Ch. — « Du Z.A.L. au K.Z.. Blechhammer » in « Le Monde Juif » N° 120.

    3. Baskind B. — « La Grande Epouvante », éd. Calmann-Lévy, Paris 1945.

    4. Billig J. — « Les camps de concentration dans l'économie du Reich hitlérien », éd. P.U.F., Paris 1973.

    5. Donat M. — « Veilleur, où est la nuit ? », éd. du Seuil, Paris 1967.

    6. « La bataille du ghetto de Varsovie vue et racontée par les Allemands », éd. du Centre, Paris 1946.

    7. L.H.S. — « La Voix du peuple massacré », éd. « Réveil des Jeunes », Paris 1945.

    8. Mark B. — « l'Insurrection du ghetto de Varsovie », éd. Sociales, Paris 1955.

    9. Monneray H. — « La Persécution des Juifs dans les pays de l'Est », éd. du Centre, Paris, 1949.

    10. Ringelblum E. — « Chronique du ghetto de Varsovie », éd. R. Laffont, Paris 1959.

    11. Rutkowski A. — « L'Opération Erntefest » in « Le Monde Juif », N° 72, 1973.

    12. Wellers G. — « L'Etoile jaune à l'heure de Vichy », éd. Fayard, Paris 1973.

    13. Wellers G. — « La solution finale de la question juive et la mythomanie néo-nazie » in « Le Monde Juif » N° 86, 1977.

    14. Wellers G. — « Les chambres à gaz ont existé », éd. Gallimard, Paris 1981.

  • INTRODUCTION

    Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le souvenir de mes parents et amis tués à Poniatowa ne cesse de me hanter. Ce souvenir est d'autant plus oppressant et cruel que ce camp, où furent liquidés en quelques heures, le 4 novembre 1943, des milliers de Juifs rescapés de l'insurrection du ghetto de Varso- vie, est généralement passé sous silence ou ignoré par les historiens de la shoah. Il suffit pour s'en convaincre de lire les mentions incidentes qu'en font Léon Poliakov, Joseph Wulf, Michel Borwicz et Raoul Hilberg. Quant à l'Encyclopedia Judai- ca, ses rédacteurs n'ont pas jugé utile de consacrer une notice à Poniatowa alors qu'ils s'intéressent à d'autres camps de moindre importance.

    Plus symboliquement encore, ainsi que j'ai pu le constater lors d'un voyage en Pologne, le monument érigé par le Zbowid sur l'emplacement du camp ne mentionne pas que furent internés là, outre des prisonniers de guerre soviétiques, les derniers Juifs de Varsovie. Cet édifice, à l'architecture résolu- ment moderniste, ne comporte aucune inscription en hébreu ou en yiddish. La plaque commémorative se contente d'évo- quer les crimes du fascisme hitlérien dirigés contre des victimes « aryanisées » et « polonisées » a posteriori. Une telle vision est également perceptible dans la thèse rédigée par un historien polonais, R. Cicewicz, sur le camp de Poniatowa, thèse dis- cutable mais qui a, reconnaissons-le, l'immense mérite d'être la seule étude scientifique publiée à ce jour sur ce sujet.

    Cette méconnaissance de Poniatowa me semble découler d'une « réécriture » de l'histoire opérée dans les années cin-

  • quante et caractérisée par l'influence prédominante des té- moignages émanant de déportés politiques à Auscwhitz et Buchenwald. Privilégiant pour des raisons diverses ces textes, le public n'a pas porté intérêt à d'autres écrits, en particulier les témoignages publiés immédiatement après la Libération par les rares survivants du camp de Poniatowa. Le premier en date fut celui de Ber Baskind, La grande épouvante, Souvenirs d'un rescapé du ghetto de Varsovie, paru aux éditions Calmann- Lévy en 1945. Déporté à Poniatowa en avril 1943, B. Baskind s'en évada le 31 mai suivant et parvint à gagner Varsovie où il se procura un passeport sud-américain de complaisance. En compagnie de plusieurs Juifs dans son cas, internés à l'hôtel Polski, il fut transféré au camp de Vittel, dans les Vosges, où avaient été rassemblés, aux fins d'échange avec des civils allemands détenus par les Alliés, des ressortissants britanniques, américains et sud-américains. Les détenus de Vittel, parmi lesquels se trouvait le poète hébraïque Itshak Katzenelson, l'auteur du Chant du peuple juif assassiné, furent ultérieure- ment transférés à Auschwitz et gazés. B. Baskind échappa toutefois à ce transfert en se cachant à l'intérieur du camp où il vécut clandestinement jusqu'à sa libération par les troupes américaines à l'automne 1944. Il s'installa alors à Paris et publia, dans les premiers mois de 1945, l'ouvrage ci-dessus mentionné, qui fut sans doute le premier ouvrage publié en France sur la liquidation du ghetto de Varsovie. Ne parlant pas français, B. Baskind eut recours pour écrire son livre à une interprète polonaise à laquelle il reprocha ultérieurement d'avoir surestimé l'ampleur de l'aide apportée par les Polonais à leurs compatriotes juifs.

    Si le livre de Baskind ne contenait que deux brefs chapitres relatifs à la vie dans le camp de Poniatowa entre avril et mai 1943, de plus amples informations furent apportées par les témoignages publiés dans le recueil Dokumenty i materialy édité à Lodz en 1946 par la Commission Centrale Historique juive. Ces témoignages sont ceux de deux anciens prisonniers de Poniatowa, Jerzy Rosenbaum et Esther Rubinstein. Origi- naire de Varsovie, Jerzy Rosenbaum avait été transféré, à la veille de la liquidation de Poniatowa, à Maïdanek et son récit, bien que comprenant plusieurs inexactitudes, est précieux. Esther Rubinstein, épouse Stern assista, elle, au massacre des

  • détenus juifs le 4 novembre 1943. Miraculeusement épargnée, elle parvint à gagner Varsovie en compagnie de Leah Fiszer et témoigna après guerre devant la Commission Historique Juive. Le témoignage le plus complet dont nous disposions à ce jour est celui — inédit en français — de Leah (Ludwika) Fiszer. Née en 1916 à Prasznic, membre de l'Hashomer Hatsaïr, elle avait avant guerre ouvert un salon de coiffure 75 rue Zelazna à Varsovie. Déportée à Poniatowa avec son mari, Moshé, et sa fillette de dix ans, Rina, tous deux tués le 4 novembre 1943, elle échappa à la tuerie. Après un périple hallucinant de plusieurs jours dans la forêt en compagnie d'Esther Rubinstein — les deux femmes, repoussées par les paysans polonais, errèrent nues et affamées — elles furent recueillies par une paysanne de Rogowa, près de Kazimierz, Maria Mashtong, employée avant guerre dans une famille juive et qui avait aidé de nombreux Juifs, dont ses anciens patrons, à échapper aux nazis. Ayant gagné Varsovie, Leah Fiszer fut prise en charge par le Comité National Juif dans une cache située 14 rue Prozna. Hébergée ensuite sous une fausse identité dans une famille polonaise, Leah Fiszer fut prise lors de l'insurrection de Varsovie en août 1944 et internée à Pruszkow et Cracovie. Libérée par l'Armée rouge, elle gagna Israël et son témoignage fut publié par Melech Naïstadt dans son livre en yiddish, Der Hourban oun der Oïfshtand foun di Yidden in Warsche (La destruction et le soulèvement des Juifs de Varsovie).

    Le camp de Poniatowa et les circonstances de sa liquidation furent évoquées à maintes reprises après guerre dans le cadre des procès intentés contre différents criminels de guerre nazis. Dès ma libération par l'US Army, je pus déposer en mai 1945 à Gôttingen devant un officier britannique du CIC 508 H, le capitaine Nelson, et lui fournir une liste de SS ayant participé à l'extermination des Juifs de Varsovie. Lors du procès de Nu- remberg, différentes pièces relatives aux déportations des Juifs de Varsovie furent produites et reprises lors du procès Eich- mann à Jérusalem où la liquidation des Juifs du Gouvernement Général fut longuement évoquée. Plus spécifiquement, quel- ques procès concernant des SS, des auxiliaires ukrainiens et des employés allemands de Toebbens eurent lieu en Allemagne Fédérale, en Autriche, en Pologne et en Union Soviétique. Si le SS-Gruppenführer Odilo Globocnik, « créateur » du camp, se

  • donna la mort en Autriche en juin 1945, son associé civil, Walter Caspar Toebbens fut arrêté à la même époque. Ayant réussi à s'évader lors d'un transfert le 22 novembre 1946, il fut jugé par contumace en 1949 et condamné à 10 ans de prison par la Spruchkammer de Brême devant laquelle je fus appelé à témoigner. Après cette date, en dépit de lourdes obligations professionnelles et familiales, je n'eus de cesse de faire juger les responsables de la mort des miens. Ce fut un combat à la fois exaltant et difficile en raison de l'inertie de certaines organisa- tions juives et de la mauvaise volonté des tribunaux allemands qui auraient parfois gagné à faire bénéficier les victimes des égards qu'ils manifestaient envers leurs bourreaux. Utilisant sans nul regard critique ces témoignages, les avocats de la défense faisaient ainsi entendre dans le prétoire les vieux thèmes antisémites, accusant les Juifs de Varsovie d'avoir été soit des êtres incultes, soit de riches capitalistes, soit, pour les croyants, des athées. Il fallait des nerfs solides pour ne pas exploser durant ces audiences et pour prouver aux juges la fausseté de ces affirmations visant à masquer le caractère criminel des activités des accusés.

    Grâce à notre action, une instruction fut ouverte en 1960 contre les SS ayant opéré dans le ghetto de Varsovie. Parmi les personnes visées par cette instruction, figuraient le Dr Ludwig Hahn, responsable du SD à Varsovie (libéré en 1960, arrêté à nouveau en 1965, élargi en 1967 et rejugé à Hambourg en 1974), les SS Hantke, Michaelsen et Klaustermayer. Hantke, ancien chef du camp de Poniatowa, fut condamné par le tribunal de Hambourg mais libéré en 1967 avant d'être à nouveau arrêté en 1974 et condamné à la prison à vie sur la base de mon témoignage. Parallèlement aux instructions ou- vertes en Allemagne fédérale, une instruction fut ouverte en 1961 par le tribunal régional de Salzbourg (Autriche) contre Herman Hôfle dont le supérieur hiérarchique, le SS Brigade- führer Sporrenberg avait été jugé et exécuté en Pologne. Je fus appelé à déposer à la demande du tribunal de Salzbourg devant les autorités judiciaires françaises mais le procès n'eut pas lieu puisque Hôfle se suicida en prison. Le 21 février 1967, la presse soviétique annonça la condamnation à mort par un tribunal de Dniepropetrovsk de six auxiliaires SS ukrainiens ayant participé au massacre du 4 novembre 1943. A l'exception

  • des procès s'étant déroulés en URSS, les tribunaux précités procédèrent à l'audition des témoins venus des quatre coins du monde et ces témoignages constituent une partie importante de la documentation existante sur le camp de Poniatowa et dont je me suis servi pour écrire cet ouvrage.

    Nonobstant cette masse relativement importante d'écrits, de témoignages et d'archives judiciaires, aucune étude n'a été publiée à ce jour et c'est cette lacune que j'entends combler aujourd'hui alors que l'on célèbre le 45ème anniversaire du soulèvement du ghetto de Varsovie. Pourquoi avoir attendu aussi longtemps? C'est la question que m'ont naturellement posée en lisant ce manuscrit mes enfants et à laquelle il m'est difficile de donner une réponse directe. J'y vois pour ma part trois raisons. La première tient au lent travail de réflexion et de décantation qui s'est opéré en moi, parfois à mon insu, durant quatre décennies. Un laps de temps aussi long était peut-être nécessaire à ceux qui vécurent cette période terrible pour pouvoir témoigner de la catastrophe qui s'abattit sur eux. Le récit d'un survivant ne pose plus aujourd'hui de problème et l'on a même tendance à nous reprocher de ne pas avoir assez parlé, raconté, dit. Soit, mais il fut un temps où le monde n'était pas prêt à nous entendre et où nous gênions, nous qui avions eu l' « impudence » de survivre. Aucune place n'était prévue pour nous. Notre silence tenait à notre peur d'être incompris tant l'événement vécu était indicible, au-delà des mots trop faibles pour témoigner de l'horreur absolue. Il a fallu à la fois une lente évolution de la société environnante et notre volonté de ne pas voir s'effacer d'une mémoire collective fluctuante le souvenir des nôtres pour que nous prenions sur nous d'appli- quer à notre destin singulier la démarche critique des historiens.

    La seconde raison tient à ce que — je parle bien entendu de mon cas — durant de longues années, mon combat pour la mémoire fut entièrement axé autour des procédures judiciaires ouvertes contre les responsables de la liquidation du ghetto de Varsovie. Ce ne fut pas une tâche facile. Nombre de Juifs dont il m'arriva de solliciter le témoignage devant une Cour allemande soit refusèrent soit hésitèrent longuement tant ils redoutaient le flot de questions point toujours formulées avec une exacte appréhension de la réalité. Durant toute cette période, je n'ai pas cessé de coucher sur le papier mes réfléxions et mes

  • souvenirs enrichis par la confrontation avec ceux d'autres survivants. Toutefois, l'accaparement par le quotidien ne m'a pas laissé le temps disponible pour pouvoir rédiger le projet de livre que j'avais ébauché. D'autres auraient-ils pu le faire? J'en doute fort et je me souviens de la remarque désabusée de Michel Borwicz, l'éminent historien récemment disparu, lorsque je lui fis part de mon projet de recueillir des té- moignages oraux en vue de leur exploitation. « Ouvrez un bureau dans un quartier chic avec secrétaires, etc, sinon, per- sonne n 'aura envie de venir vous voir ». Faut-il le dire, le bureau ne fut pas ouvert et les témoignages furent difficiles à glaner.

    Dans le cas particulier de Poniatowa, une autre raison a joué et tient au caractère très particulier du camp qui, on le verra, différait de l'image que l'on se fait d'un camp de concentration classique. Créé pour réinstaller les employés de la firme Toeb- bens au moment de la liquidation du ghetto, Poniatowa bénéfi- cia au début de conditions relativement clémentes. Les détenus ne furent ni tatoués, ni obligés au port d'une tenue concentra- tionnaire mais purent conserver leurs habits, demeurer en famille, pour certains entretenir des contacts avec les civils polonais des hameaux voisins et s'approvisionner en dehors du camp. Les conditions de vie qui furent les nôtres au début renforçèrent mes compagnons d'infortune dans leur naïve croyance selon laquelle nous avions été intentionnellement choisis par les Allemands pour demeurer en vie jusqu'à la fin de la guerre. Le réflexe était compréhensible. Ceux qui avaient survécu aux combats, aux impitoyables sélections sur l'Ums- chlagplatz et à la gare de Naleczow, en un mot tous ceux qui avaient survécu à cette vertigineuse descente aux enfers, ne pouvaient reprendre à leur compte la phrase de Dante : « Voï ch'entrate, lasciate ogni speranzi ». Cette succession d'indi- cibles souffrances ne pouvait être totalement arbitraire mais devait avoir un sens. C'est ce fol espoir, contradictoire avec l'acharnement mis par les nazis à parachever la « solution finale de la question juive », qui rend éminemment tragique la liquida- tion du camp de Poniatowa le 4 novembre 1943 lors de l'Erntefest, la « fête de la moisson », et difficile toute tentative de retracer dans sa singularité et sa complexité l'histoire d'un camp à nul autre semblable.

    De plus, ce camp constitue une page très particulière de

  • l'histoire des Juifs de Varsovie. On a beaucoup écrit sur la vie dans le ghetto et surtout sur l'insurrection désespérée de ses habitants qui constitue l'une des plus belles pages de l'histoire humaine. Pour beaucoup, l'histoire des Juifs de Varsovie s'ar- rête à la fin des combats dans le ghetto et nombreux sont ceux qui pensent que les survivants de l'insurrection furent liquidés sur place ou quelques jours après, à Treblinka. Nul n'a cherché à savoir ce qu'avait été le sort exact de ces femmes, de ces hommes et de ces enfants, envoyés dans les camps du district de Lublin, à Poniatowa et à Trawniki pour la plupart. Ce manque de curiosité est imputable au fait que les auteurs des principaux témoignages sur l'insurrection (C. Lubetkin, M. Edelman) passèrent en zone aryenne à la fin des combats et ne connurent pas l'internement dans les camps précités. Il véhicule une conception réductrice de la résistance juive au nazisme. Cette résistance n'est pas uniquement l'affrontement armé avec les Allemands mais aussi la survie quotidienne, dans des condi- tions inhumaines, des individus juifs dont l'existence était un acte d'héroïsme en soi. Cette vision réductrice de la résistance explique qu'on ait focalisé l'attention sur les révoltes de janvier et d'avril 1943 et non sur la période postérieure lorsque les survivants eurent à affronter l'internement dans un camp de travail .

    Cet ouvrage veut donc combler une lacune en faisant décou- vrir au grand public le camp de Poniatowa. Ce n'est pas le livre d'un historien professionnel mais celui d'un témoin devenu historien qui a voulu retrouver et comprendre les faits dans leur réalité nue et atroce au-delà de la mémoire qu'il en avait. Je ne suis pas en effet persuadé que la mémoire, catégorie néces- sairement fluctuante, puisse valablement se substituer à la connaissance et à l'histoire pour rendre compte de ce phéno- mène unique en son genre qu'est la shoah et que toutes nos formes d'expression culturelle ne parviendront sans doute jamais à appréhender dans sa totalité. Ma tâche a été facilitée et compliquée par le fait que j'ai été le témoin des événements rapportés dans ce livre. Elle a été facilitée dans la mesure où les survivants du Hourban sont les seuls à pouvoir posséder ce double regard si précieux pour restituer, au-delà de la séche- resse des archives, une réalité aux multiples facettes et nuances. Compliquée car écrire l'histoire de la shoah ou de l'un de ses

  • épisodes se heurte à l'inadéquation de l'outil historique avec l'objet d'étude. Sans doute la shoah est-elle le seul événement devant lequel toute distanciation est impossible. Ecrire l'histoire de Poniatowa a été pour moi une épreuve d'autant plus ardue que chaque page ravivait des souvenirs que la démarche historique ne permet pas de restituer dans leur fulgurante intensité.

    Avant d'entrer dans le vif du sujet, je voudrais remercier tous ceux qui m'ont aidé dans cette tâche à commencer par ma femme et mes enfants dont le soutien et les conseils m'ont été précieux. Ma gratitude va également au Centre de Docu- mentation Juive Contemporaine (Paris) et à l'Institut Yad Vas- hem (Jérusalem) ainsi qu'au kibboutz Lohameï Haguettaot et à Myriam Novitch qui m'ont fait bénéficier de leurs archives ou de leur érudition. Le professeur Georges Wellers a relu le manus- crit et je lui sais gré de ses remarques pertinentes. Mon ami Patrick Girard a été étroitement associé à la préparation de ce livre qui constitue le seul hommage que je pouvais rendre à ceux des miens tragiquement disparus lors de la shoah et dont on trouvera les noms en fin de volume.

    Saint Maur, février 1988.

  • Tous les ouvriers de la Firme habitent dans les baraquements. Seuls les chefs de service et contremaîtres ont le droit de loger au « lotissement ». Ils viennent le matin au travail et retournent le soir en groupe et sous escorte.

    Au total, dans ce camp de Poniatow, sont entassés 10 000 déportés chômeurs qui vivent chaque jour de cent soixante-dix grammes de pain et d 'une maigre soupe.

    Un tel régime n'est pas suffisant pour subsister, mais est encore trop abondant pour passer de vie à trépas. C'est en fait là encore un régime de mort lente. Il permet en somme d'utiliser pendant quelque temps une main-d'œuvre même dans des conditions médiocres et de se débarasser de cette main-d'œuvre dès qu'elle devient inutilisable pour la remplacer par une autre fournée.

    Il est presque impossible de se procurer, ne serait-ce que du pain, en dehors de la ration quotidienne. Outre la difficulté d 'en trouver (on ne peut en faire venir en fraude que par le « lotissement »), son prix, cent cinquante zlotys le kilo, ou six dollars à ce moment au camp, le rend inaccessible. Dans ces conditions, il n'est pas difficile de calculer que chacun d'entre nous, compte-tenu des conditions d'hygiène dans lesquelles il nous faut vivre, ne peut espérer résister longtemps, si solide soit-il.

    En principe, c'est Toebbens qui est le chef du camp. Mais en fait, c'est Hantke qui nous tient réellement entre ses mains, ce même Hantke qui a participé à toutes les déportations du ghetto de Varsovie.

    Les motifs de friction sont fréquents entre Toebbens et Hantke. Et les discussions aboutissent toujours à la même conclusion, le second lançant au premier l 'argument sans réplique : « Oui, les ateliers sont à toi, tu peux en disposer à ton gré ; mais les juifs, eux, sont à moi ».

    Les juifs sont en effet bien à lui, sans défense entre ses mains, et pour la moindre peccadille, comme d'avoir par exemple dérobé quelques pommes de terre au cours d 'un décharge- ment, on emmène une dizaine d 'hommes jusqu'aux abords du bois et on les fusille sous nos yeux.

    C'est au cours de ce séjour à Poniatow que j'ai pu, par hasard, avoir des renseignements directs sur ce qu'il était advenu de ma femme dans les dernières journées tragiques du ghetto, après notre départ de Varsovie.

  • Un jour, en effet, nous voyons arriver un groupe d'infir- mières. Elles viennent du camp de Lublin qui est à juste titre considéré comme le plus dur. Et comme il se trouve que je connais quelques-unes d'entre elles, qui ont à Varsovie partagé la cachette de ma femme, je m'empresse de les joindre, anxieux d'avoir peut-être par elles quelques nouvelles.

    Elles me racontent que le mardi 27 avril, les Allemands ont découvert l'abri en question. Mais comme ils ne pouvaient ou n'osaient pas s'en approcher, ils se sont contentés de lancer quelques projectiles dans sa direction, et ont ensuite crié que tous ceux qui sortiraient dans les quarante minutes à suivre auraient la vie sauve et seraient envoyés dans un camp de travail, tandis que tous les réfractaires seraient tous fusillés. Environ 200 personnes, parmi lesquelles ma femme, ont préfé- ré sortir et ont été emmenées. Les autres, dans les 150, ont refusé d'obéir à l'ultimatum et ont été tuées sur place.

    Évasion

    Tous mes espoirs de parvenir à arracher ma femme du terrible camp de Lublin et à la faire venir à Poniatow sont successivement déçus. Toutes mes démarches restent vaines, mes efforts et mes dépenses inutiles. Je n'ai plus dès lors qu 'un seul but: m'échapper de Poniatow et tenter de rejoindre Varsovie. Là-bas peut-être je pourrai faire quelque chose pour elle.

    Il y a dans le camp un ouvrier ferblantier « aryen » qui travaille à couvrir des toits. J'ai appris que toutes les semaines il se rend à Varsovie pour ses affaires. J 'entre en rapport avec lui et au bout de peu de temps, il accepte, contre bonne ré- compense, de me rapporter de Varsovie quelques objets de première nécessité: savon, linge, serviette, manteau, chapeau, et même un peu de ravitaillement, pour mes sœurs et pour mes neveux.

    Par la suite, il consent à porter une lettre de moi à mes amis de Varsovie, à qui je demande de façon instante de préparer mon évasion et de me faire parvenir de l'argent.

    Pendant les semaines suivantes, je suis régulièrement tenu au courant de la préparation de notre projet et je reçois l'argent

  • demandé. Enfin rendez-vous est pris pour moi avec un homme qui, pour 80 000 zlotys, consent à venir me chercher en voiture et à me faire évader par je ne sais quel moyen. Effectivement, 25 000 zlotys sont versés d'avance et se trouvent perdus sans retour, l 'enlèvement attendu n'ayant pas lieu, sans que j'ap- prenne exactement pourquoi.

    Cependant, mes démarches n 'ont pas été tout à fait inutiles, car l'argent que j'ai reçu me permet d'abord de ravitailler un peu ma famille, et ensuite d'acquérir pour moi-même un laissez-passer me donnant la possibilité de loger au « lotisse- ment » dont j'ai parlé plus haut.

    Je ne recherche pas tellement le confort, mais je pense toujours à rendre plus aisée une tentative possible d'évasion. Dans le camp en effet, nous sommes si bien gardés à chaque pas par les Ukrainiens que s'évader serait une entreprise abso- lument irréalisable. Alors que du « lotissement » une évasion ne serait pas aussi impossible.

    Plus tard et toujours par la même voie, je reçois de Varsovie une nouvelle réponse. Là-bas un appartement m'attend, où je pourrai me cacher si je parviens à m'échapper et à joindre la capitale. Mais, d'autre part, on m'annonce que de là-bas on ne peut plus rien faire pour faciliter cette évasion.

    J ' en suis ainsi réduit à mes propres moyens et je reprends sur place mes démarches. Un jour, je rencontre dans le « lotisse- ment » deux employés des postes de Varsovie. Ils sont précisé- ment là pour faire évader quelqu'un que je connais. Ils sont disposés à m'aider aussi et nous nous donnons rendez-vous pour le samedi suivant. Ils doivent nous apporter des uniformes de postiers.

    Mon futur compagnon d'évasion est Abraham Rosental, de Lodz. Avant la destruction du ghetto de Varsovie, il a eu le temps de faire passer du côté aryen sa mère, ses sœurs et son frère, et de les cacher dans la banlieue. Mais lui-même s'est fait prendre en même temps que moi.

    Le 31 mai au matin, fidèles au rendez-vous, nous voyons arriver à Poniatow nos deux postiers. Nous avons pu nous- mêmes ne pas quitter le « lotissement » et Poniatow.

    Nous faisons la route à pied. Un quart d'heure après, nous sommes déjà à plus de mille mètres. Il fait un temps magnifique. Le ciel et la nature semblent nous aider dans notre entreprise.

  • Malgré l 'énervement du moment, nous sommes envahis d 'une immense joie de vivre et nous marchons avec un sentiment de délivrance.

    Mais nous avons emprunté un petit chemin détourné qui est en réalité une impasse. Il aboutit à une sorte de petit étang. L'eau n'est pas profonde. Nous retirons nos chaussures, re- troussons nos pantalons et passons ainsi, les chaussures à la main, tandis qu 'un de nos compagnons demeure aux aguets.

    La route se poursuit ensuite pendant une quinzaine de kilomètres. Nous marchons ainsi pendant deux heures vers Klementowicz sans rencontrer le moindre obstacle. Nous avons

    en effet décidé de ne pas nous diriger sur Naleczow, qui serait pourtant le chemin le plus court, ni de prendre le train, ce qui nous semble trop risqué. Les deux vrais employés des postes, accompagnés des deux faux, couvrent à pied les quarante-deux kilomètres qui les séparent de Klementowicz.

    En cours de route, au bout des quinze premiers kilomètres nous arrivons à une auberge de village où nous jugeons possible de nous reposer et de nous restaurer un peu. Le patron nous sert du pain, des œufs et de l'eau-de-vie. Le tout à des prix convenables. Il vient même converser avec les honnêtes pos- tiers que nous sommes pour lui.

    « Eh oui, les temps sont bien difficiles. Je suis obligé de vous faire payer le pain vingt-cinq zlotys, alors qu 'on le paye partout ailleurs à la campagne dix ou douze. Tout ça, c'est la faute aux Juifs. Tout le pain par ici s 'en va en fraude au camp de Poniatow et ce sont ces Juifs qui sont responsables si les prix ne cessent de s'élever ». Et ainsi de suite sur le chapitre des juifs, ces espèces d'ennemis publics. A vrai dire, je ne suis pas très bien la conversation. Ma tête est ailleurs et je pense à mes anciens compagnons d'infortune, à tous ceux qui chaque jour souffrent de la faim, meurent lentement d'inanition et cherchent quelquefois à échanger une dernière défroque contre un mor- ceau de pain. Je songe aussi à ceux qui chaque jour réalisent des bénéfices scandaleux grâce à ce même pain. J'aurais bien des choses à dire à ce digne aubergiste, mais il ne faut surtout pas éveiller ses soupçons.

    Nous reprenons la route. Le casse-croute et surtout l'alcool que nous avons bu décuplent nos forces. Nous parcourons vingt-sept kilomètres sans autres haltes notables.

  • Vers onze heures du soir nous arrivons à quelque cinq cents mètres de la gare de Klementowicz. Nous savons que le train à destination de Varsovie ne part qu'à deux heures dans la nuit. Les trois heures que nous avons à attendre, nous les passons pour plus de précaution dans les bois et ce n'est qu'au moment du départ du train que nous pénétrons dans la gare.

    Il y a là partout des soldats en uniforme. Mais ils ne font pas attention à nous. Nous ne sommes pour eux évidemment que des postiers polonais. Nous prenons séparément nos billets et nous montons sans encombre dans le train. En cours de route, une seule alerte vient nous déranger. A la station de Deblin, des contrôleurs allemands montent dans le train. Mais heureuse-

    ment ils ne s'intéressent qu'au marché noir et font ouvrir valises et paniers. Et comme nous n'avons pas de bagages, ils ne font pas attention à nous.

    A Otwock, à vingt-huit kilomètres de Varsovie, nous sommes les témoins d 'un triste incident, où deux malheureux Juifs sont remis entre les mains de gendarmes. Une heure plus tard, nous arrivons à Varsovie. Et le dimanche matin, vers six heures, nous sommes enfin au terme de notre voyage et de notre évasion ».

  • A N N E X E N ° 2

    L E T É M O I G N A G E D E J E R Z Y R O S E N B A U M

    Le témoignage ci-dessous est celui de Jerzy Rosenbaum, un Juif de Varsovie déporté à Poniatowa après l'insurrection du ghetto. Son témoignage a été publié pour la première fois en 1946 dans le recueil Dokumenty i materialy z czasow okupacij Niemeckiej w Polsce édité à Lodz par la Commission Centrale historique juive (témoignage n° 107, t. 1, pp. 260-261). Trans- féré de Poniatowa à Maïdanek, Jerzy Rosenbaum a survécu à la shoah.

    « Après l 'écrasement de la révolte du ghetto de Varsovie, nous fûmes pris dans une rafle de rue. On nous emmena dans le camp de Poniatowa près de Naleczow.

    Ce camp de travail (Arbeits Lager) avait été créé pour être une filiale de l'usine d'uniformes et d 'équipements militaires de la firme Toebbens. Au début, il n'y avait pas de barbelés et le régime était supportable. On pouvait s'approvisionner. Le camp donnait l'impression d'être destiné à servir de modèle (localisation au milieu d 'une forêt, logements convenables, blocs d'habitation, un hôpital et des dispensaires, les hommes et les femmes ayant le droit d'avoir des contacts).

    Mais les conditions empirèrent à la suite de divergences entre les SS et Toebbens. La conséquence en fut qu 'on sépara les détenus juifs en deux catégories. Ceux qui travaillaient chez Toebbens avaient des numéros jusqu'à 10 000 et le reste était employé par la SS. A cette époque, on pouvait encore se procurer des vivres en faisant du troc avec les paysans. Les gens soufflaient, il faut noter que, presque chaque jour, il y avait des naissances. La vie donc semblait continuer.

  • Cela ne pouvait guère durer. Un jour, vint le SS Globocnik, l 'épouvante du camp. Après sa visite, on diminua la superficie du camp, des barbelés furent posés partout, et on fusilla toute personne prise en train d'introduire de la nourriture. On défen- dit de circuler entre le camp, l'atelier, les baraquements. On allait au travail par groupe, sous la surveillance des gardes ukrainiens et des membres de la milice juive.

    Les conditions de vie dans le camp devinrent de plus en plus dures. Un jeune garçon de 14 ans, muni de faux papiers, servait d 'agent de liaison entre Varsovie et Poniatowa. Pris, il fut condamné à mort et jeté en pature à un chien sauvage qui le déchiqueta littéralement. Ce chien de garde devint la terreur du camp. Une Allemande et sa fille, qui rendaient visite clandes- tinement à leur mari et père, un Juif interné à Poniatowa, furent arrêtées et fusillées sur le champ.

    Le couvre-feu est à huit heures. Un soir, vingt internés, arrêtés hors des barbelés à huit heures et deux minutes, sont tous fusillés. Mais, en même temps, on laisse dans le camp un jardin d'enfants. Les enfants, accompagnés par leurs maîtres, vont en promenade dans la forêt en chantant. On leur distribue des cerises et des tomates!

    Les passeurs de vivres et les boulangers clandestins sont victimes de rafles fréquentes. Pris, ils sont aussitôt fusillés. Dans l'hôpital du camp, se trouvaient plusieurs blessés. Gley avait tiré sur eux et les avait ratés. Gley était un infirmier, il s'intéressait aux malades, surtout aux opérés. Il venait au dispensaire et discutait avec les gynécologues et les chirurgiens, participant même aux soins.

    Au mois d'octobre, quelques convois d'internés partirent travailler pour la Lutwaffe à Zdanow, près de Zamosc, et furent chargés de construire des aérodromes à Mokre, à Klemensôw, à Labuny et à Biala Podlaska. Le 3 novembre 1943, durant le Sonderbehandlung, une action d'extermination dans la région de Lublin, les internés de Poniatowa furent fusillés. Seuls quelques hommes en bonne santé et ayant conservé une bonne apparence furent envoyés à Maïdanek. J'étais parmi eux ».

    Traduit du polonais pa r Myriam Novitch.

  • A N N E X E N ° 3

    L E T É M O I G N A G E D ' E S T H E R R U B I N S T E I N

    Esther Rubinstein est avec Ludwika Fiszer la seule survivante connue du massacre du 4 novembre 1943. Dans le récit de Ludwika Fiszer, Esther Rubinstein est désignée sous le nom de Tosia, déformation polonaise dEsther. Elle était mariée à un Juif nommé Stem qui fut tué le 4 novembre 1943. Après avoir été recueillies par une paysanne polonaise habitant le hameau de Rogowa près de Kazimierz, Esther Rubinstein et Ludwika Fiszer gagnèrent Varsovie où elles furent hébergées sous de fausses identités. Le témoignage d'Esther Rubinstein a été publié pour la première fois en 1946 dans le recueil Dokumenty i materialy, op. cit., pp. 261-266. Il contient quelques erreurs concernant le nombre des internés à Poniatowa. Le nombre des

    détenus n'attint jamais en effet 40 000 personnes.

    « Je suis arrivée à Poniatowa les premiers jours de mai 1943. Il y avait alors à Poniatowa 18 000 Juifs. Après la liquidation définitive du ghetto, le chiffre monta jusqu'à 40 000.

    Pendant plusieurs jours, nous sommes restées dans les champs hors du camp sous un ciel couvert. Finalement, on nous a conduits au bain ; les femmes étaient séparées des hommes. Après le bain, on nous a fait entrer dans le camp.

    Il faut noter qu'il y eut tout le temps des sélections et que des gens furent déportés vers une direction inconnue. Dans le camp même, se trouvaient des ateliers de fabrication des chaussures, de confection, de sous-produits du cuir et une filature.

    Dans un hall immense, se trouvaient des grabats à 4 étages. Il y avait là des milliers de gens. La baraque était trop petite, les

  • gens furent hébergés dans des blocs construits à quelques kilomètres hors du camp. Ils devaient aller au travail en rangs de cinq sous la surveillance de gardes ukrainiens. Si quelqu'un sortait du rang, il était cruellement battu. On assenait d'ailleurs aussi des coups sans rime ni raison.

    Encore avant la révolte du ghetto de Varsovie, on y avait déporté les ouvriers travaillant dans les ateliers de la rue Prosta. Les déportés juifs d'Allemagne y avaient des postes de respon- sabilité. On travaillait surtout dans les ateliers des SS. Les

    relations entre les déportés étaient correctes, on s'aidait les uns les autres.

    Certains déportés avaient réussi à garder un peu d'argent. Travaillant hors du camp pour les SS, ils pouvaient se procurer des vivres supplémentaires. Le travail était très difficile. On exigeait un rendement considérable. Celui qui n'arrivait pas à le remplir était privé de la ration de soupe et des 100 grammes de pain. Personne pourtant ne mourait de faim. Le moral était bon, on espérait voir la fin de la guerre.

    Chaque matin, à 5 h 30, le responsable du groupe faisait un rapport. Si un travailleur manquait pour raison de maladie, il devait présenter un certificat au Lagersführer Gley. Il n'était guère facile de contrôler une telle masse de gens. Nous pas- sions le jour de congé sur la place d'appel où l'on nous comptait et recomptait.

    Mon mari travaillait dans la filature, moi dans l'atelier de fabrication des paniers en osier. Lorsque cet atelier fut liquidé, je fus envoyée dans un atelier SS. Le travail y était exténuant. Hommes et femmes devaient transporter de lourds baluchons dont le poids nous faisait littéralement trébucher.

    Le jour de Yom Kippour, on exigea de nous une contribution en argent. Comme nous n'avions pas d'argent, on ordonna alors de nous donner des coups de cravache après que les hommes aient baissé leurs pantalons et les femmes leurs jupes.

    Il y avait un Allemand surnommé « Kartoflarz » (« l 'homme aux pommes de terre ») et un autre « Rekawicznik » (« l 'homme aux gants »). Ce dernier portait toujours des gants. C'étaient des brutes impitoyables qui nous torturaient. Gley était le diable en personne. Il faisait souvent irruption dans la baraque en compa- gnie de son chien sauvage qui mordait jusqu'au sang. Les enfants hurlaient alors de peur. Les gens essayaient de fuir

  • cependant que Gley et son chien les poursuivaient à travers le camp jusqu'à ce qu'ils soient trop épuisés pour poursuivre le jeu.

    Nous avons travaillé ainsi pendant 7 mois. Il y avait tout le temps des sélections. On envoyait les gens dans d'autres camps. Fin septembre 1943, notre situation empira sérieuse- ment. On nous prit nos chaussures et on nous donna des sabots.

    Un crématoire fut construit. On incinérait des gens à moitié morts. Des prisonniers étaient employés à ce travail. Au début, si un prisonnier était malade, il pouvait encore rester chez lui. Plus tard, lors des contrôles dans les ateliers, si des prisonniers manquaient, des otages étaient pris et fusillés séance tenante. Les SS procédaient aux exécutions dans leurs Kommandos et dans les ateliers. Au camp même, nous n'étions plus tranquilles.

    Le chef du camp, Hering, arrivait sur un cheval blanc ac- compagné d 'un jeune prisonnier spécialement affublé et monté sur un âne. Son arrivée semait la panique, il tirait à l'aveuglette et laissait des morts derrière lui. Nous vivions ainsi dans une

    peur perpétuelle. Certains risquèrent la fuite mais, dans les villages, il y avait des bandes qui n'avaient rien de commun avec les partisans. Les fuyards n'avaient d'autre issue que de revenir dans le camp.

    A la fin du mois d'octobre, un appel général eut lieu. Sous les coups de cravache de « Kartoflarz » et d'autres SS, on nous ordonna de creuser des fosses. Nous travaillions du matin au

    soir, nous devions rapidement finir ce travail. Ce nouvel ordre fut différemment interprété. Nous nous

    consolâmes en pensant que nous travaillions dans des ateliers et qu' « ils » avaient besoin de nous.

    Les Allemands nous disaient qu'il s'agissait d'abris anti- aériens. Pour nous tromper, ils firent creuser les fossés en zigzags. Après, on nous prit les haches et les pioches. Nous espérions toujours qu 'on nous laisserait là.

    Le jeudi 4 novembre, à 4 h 30, Gley fit irruption dans la baraque et se mit à chasser tout le monde dehors. De partout, dans les ateliers et les Kommandos, on rassemblait les gens et on les chassait vers la place. Une cohue s'ensuivit, les gens s'appelaient les uns les autres. Nous nous tenions tous sur la place sans savoir ce qui nous attendait. On se regardait mu-

  • tuellement. Nous attendions les internés des blocs. Les gens disaient qu'il allait y avoir une sélection et ils cherchaient à avoir bonne mine. Les internés des blocs arrivèrent sous la surveil- lance des SS et des Ukrainiens. Ils se mirent à côté de nous en posant la même question: « Qu 'allons-nous devenir? » Un tel appel n'avait jamais encore eu lieu. Tout le camp était là. Soudain, Gley et Hering donnèrent l'ordre de faire entrer tout le monde dans la baraque. Ils se mirent à nous chasser en nous assenant des coups de fouet. Gley commandait les SS et les Ukrainiens. La baraque s'est vite remplie. On se serrait les uns sur les autres. Des mères avaient perdu leurs enfants et les appelaient. Les gens montaient sur les grabats. Il y eut déjà des premières victimes. Puis on commença à nous faire sortir par groupe de 50 personnes. Nous avons cru qu'il s'agissait encore d 'une sélection. Chacun voulait être le dernier. Mon mari, mon frère et moi faisions des efforts pour nous déplacer d'un grabat à l'autre. Mais à un moment, ne me rendant plus compte de rien, j'ai été poussée vers la porte. Je suis sortie avec d'autres femmes. Dehors, il y avait une forte bourrasque. Autour de nous, il y avait beaucoup de soldats, les armes à la main. J'ai vu au loin un tas de chaussures. J'ai entendu des cris : « Retirez vos chaussures ».

    Pieds nus, je me suis mise à courir tout à fait inconsciente de ce qui se passait. J'ai vu au loin des femmes nues. Je pensais que c'était encore la sélection. J 'approche de la foule, j 'entends des cris: « Déshabillez-vous! » Dans la foule, on avait sélection- né un certain nombre de personnes auxquelles on avait ordon- né de ramasser l'or, l'argent et les bijoux. J'ai encore cherché comment me sauver. J'ai vu un groupe d 'hommes en train de ranger des vêtements. Au lieu d'aller à droite, je suis allée à gauche et me suis faufilée dans ce groupe. Sous mes yeux passaient des femmes nues. J'ai vu comment on les chassait. Les mères disaient adieu à leurs enfants. Tous savaient déjà qu 'on allait à la mort et qu 'aucune possibilité de salut n'existait.

    Tous allaient fièrement, personne ne pleurait. Tous allaient au son de la musique car les Allemands avaient placé des haut-parleurs de radio. La tempête était terrible. Il me semblait que c'était la fin du monde. Entre-temps, les Allemands commencèrent à chasser le groupe dans lequel je me trouvais. On nous frappa en nous forçant à nous déshabiller. Je ne me

  • rends plus compte de rien, je retire mon manteau et je saute par la fenêtre ouverte dans la baraque où l'on jetait les vêtements. Un soldat m'aperçut, il appela d'autres soldats qui me saisirent par les cheveux et me crièrent « Fenster springen » (« saute par la fenêtre! »)

    De nouveau, je ne me rends plus compte de rien. Je vois qu 'on nous chasse en direction des fosses. Près d'elles, des SS avec des mitrailleuses. Ils tirent sur les têtes de femmes nues.

    Les fosses sont déjà pleines de morts. Ne voulant pas voir comment je serais tuée, je cache mon visage dans mes mains puis saute dans la fosse en criant « Shema Israël ». Je sens une douleur et je m'endors.

    Je ne sais pas combien de temps j'ai dormi. Je sais que j'ai ressenti le froid et que je me suis enfoncée parmi les cadavres. J'ai entendu les plaintes et les soupirs des survivants. J'ai voulu crier aussi mais je n'ai pas pu comme si quelqu'un me serrait la gorge. Soudain, j'ai senti qu 'on me soulevait la tête. Je me suis trouvée au bord de la fosse. Un Allemand vérifiait s'il y avait des survivants. Mon visage était couvert de sang, il a pensé que j'étais morte et s'est éloigné. J 'entends ses pas, il achève des gens. Arriva ensuite un groupe de soldats. Ils marchent vers nous et recouvrent les fosses avec des branches de sapin. J'entendis de la musique et des cris divers puis je m'endormis à nouveau. Je me suis réveillée, ai fait un immense effort pour soulever ma tête et ai vu un grand incendie.

    A ce moment, je me suis souvenue du récit de mon frère : les Allemands brûlaient les gens vivants. Ne voulant pas être brûlée vivante, j'ai concentré toutes mes forces pour me mettre debout mais je n'y suis pas parvenue. Ne pouvant faire autrement, je me suis mise à ramper sur le ventre vers la forêt. Dans la forêt, j'ai vu une autre femme, nue comme moi. Nous nous regar- dions en silence et nous rampions ensemble. Nous sommes tombées dans une mare, avons réussi à en sortir et à atteindre une chaumière paysanne. Nous avons frappé mais on n 'a pas voulu nous aider. En nous voyant, le paysan s'est écrié : « Jésus, Marie, des fantômes viennent nous étrangler ». Nous nous sommes approchées d 'une autre chaumière. Même réception. Nous nous sommes enfuies de nouveau vers la forêt.

    Nous étions terriblement désemparées, il nous fallait à tout prix trouver quelques chiffons pour couvrir nos corps nus. Nous continuâmes à errer jusqu'au matin.

  • Ne pouvant plus continuer à marcher nues, nous avons décidé de voler quelques vêtements. Nous avons pénétré de force dans une izba et avons dérobé une nappe pour nous couvrir. Nous avons gagné la forêt et sommes restées couchées toute la journée dans un tas de feuilles mortes que nous avions trouvé. Le matin, nous sommes parties à la recherche d'un peu de nourriture. Sur le chemin du village, des vauriens nous ont attaquées et amenées dans une grange. Ils ont menacé de nous tuer si nous ne leur donnions pas de l'argent. Puisque nous avions réussi à nous sauver du camp, c'est que nous avions de l'argent, tel était leur raisonnement.

    Nos supplications ne servirent à rien. Ils nous enfermèrent dans une grange pour 24 heures. A l'aube, après un examen gynécologique, ayant constaté que nous n'avions rien, ils nous ont faites sortir de la grange et se sont dirigés vers le camp. Il pleuvait à verse. Ils nous ont laissées dans un champ en menaçant de se venger si nous n'allions pas dans la direction qu'ils avaient prise. Nous les avons attendus quelque temps et, ne les voyant pas revenir, avons rebroussé chemin. Notre situation était désespérée. Nous n'avions rien mangé depuis trois jours. Nous nous sommes risquées à nous approcher d'une maison et à mendier quelques vêtements. On nous a donné un peu de pain en nous disant de partir aussi vite que possible car tout le monde savait que deux Juives nues erraient dans les villages. En toute hâte, nous nous sommes enfuies vers notre abri, un tas de feuilles mortes, et nous avons passé 8 jours dans la forêt.

    Des paysans venaient chercher des feuilles mortes pour leurs maisons. Lorsqu'un paysan ramassait les feuilles avec une fourche, s'il nous remarquait, ceux qui avaient bon cœur abandonnaient cet amas et prenaient des feuilles ailleurs. Cer- tains, par contre, se moquaient de nous, amusés de voir deux femmes nues dans les feuillages, et nous chassaient. Tout le village connaissait notre cachette, nous ne pouvions plus rester là et nous avons décidé d'aller plus loin. Nous avons enveloppé nos pieds de chiffons mais ils tombaient à chaque pas et nous devions constamment les arranger. Nous ne pouvions plus passer par les villages dans un tel état car même les enfants nous jetaient des pierres. Nous étions forcées de marcher à travers champs. Nous nous sommes approchées de Kazimierz.

  • En route, nous avions rencontré une femme, Maria Mashtong, du village de Rogowa, qui nous prit en pitié. Elle nous demanda si nous n'étions pas de Poniatowa. Après une longue hésitation, nous l'avons admis et supplié de nous aider. Elle nous indiqua le chemin d'un ravin en nous promettant de nous amener à manger. Nous l'avons attendue avec impatience, persuadées qu'elle ne viendrait pas. Soudain, nous avons entendu des pas et cette femme est arrivée en portant une cruche de soupe. Elle nous l'a offerte en nous disant qu'elle ne pouvait rien faire de plus. Comme si cela avait été concerté entre nous, nous nous sommes mises à sangloter car nous ne pouvions plus continuer ainsi. Nous l'avons suppliée de ne pas nous abandonner et nous lui avons promis une bonne récompense si elle nous aidait à atteindre Varsovie. Après de longues tergiversations, elle nous a amenées chez elle et nous a donné de l 'eau chaude. Nous

    avons pu enfin laver le sang coagulé et collé à notre peau. Puis elle a trouvé quelques loques pour nous habiller. Nous étions heureuses, le Bon Dieu nous avait envoyé un ange. Elle nous a gardées trois jours et nous sommes allées voir un médecin. Nous lui avons dit qu'au printemps, il y avait eu une attaque de bandits et que ceux-ci nous avaient blessées.

    Trois jours après, nous avons repris la route dans un tout autre état. Notre bienfaitrice nous a acheté des billets et nous

    avons pris le train. Il nous semblait que tout le monde nous regardait et savait qui nous étions. Nous avons même eu un incident dans le train. En nous regardant, quelqu'un a dit en présence d'un Allemand que nous étions certainement des Juives. Par bonheur, l'Allemand s'est éloigné sans avoir enten- du ces mots. Enfin, nous étions arrivées à notre but .»

    Traduit du polonais par Myriam Novitch.

  • A N N E X E N ° 4

    L E T É M O I G N A G E D E L U D W I K A F I S Z E R

    Avec Esther Rubinstein, Ludwika (Leah) Fiszer est la seule femme survivante du massacre commis le 4 novembre 1943 dans le camp de Poniatowa. Recueilli pa r le Comité National juif polonais, son témoignage parvint à Londres en 1944 et fut diffusé en même temps que le témoignage de Mary Berg sur le ghetto de Varsovie. Née en 1916 à Prasnicz, Ludwika Fiszer adhéra à l 'Hashomer Hatsaïr locale. Avec son mari, Moshé, elle ouvrit à Varsovie un salon de coiffure 75 rue Zelazna. En avril 1943, elle fut déportée à Poniatowa avec son mari et sa fillette de dix ans, Rina, tous deux tués le 4 novembre 1943. Ayant miraculeusement survécu à l'exécution, Ludwika Fiszer partit pour Varsovie. Elle s'est installée en Israël après guerre. Son témoignage, inédit en français, a été publié pour la première fois en yiddish par Melech Naïstadt.

    « Le mois d'octobre 1943 a commencé sous de mauvais

    auspices. Au début du mois, l 'heure du couvre-feu fut ramenée de 8 à 6 heures. A l'inverse, d'autres signes nous confirmaient dans l'illusion que nous allions passer l'hiver à Poniatowa. Par exemple, dans la Cité, beaucoup de gens habitaient les gre- niers. Quand le froid a commencé, les SS les ont installés dans les logements. On a même distribué des couvertures et du linge. On a commencé à nous fournir des sabots et des poêles ont été installés dans les nouvelles baraques.

    Soudain, comme un coup de tonnerre en plein jour, les ouvriers de Toebbens ont été prévenus, le 9 octobre, qu'un appel aurait lieu à 2 heures de l'après-midi. Depuis longtemps,

  • il n'y avait pas eu d'appel de ce genre. Dans les ateliers de Toebbens, tout était calme. Les commissions qui étaient venues de l'extérieur contrôler le travail étaient des commissions tech-

    niques qui se préoccupaient plus de la qualité du travail que des ouvriers. Tout était en ordre et chacun travaillait presque sans surveillance. Une fois par jour, les directeurs Bauch et Mohr- mann venaient jeter un coup d'œil. Leurs visites étaient brèves.

    Bauch nous rassura: « Il y aura uniquement un recensement des gens et rien d'autre ». Nous n'avions pas confiance dans toutes ces déclarations et beaucoup de gens ne se sont pas rendus au travail. Comme l'appel avait été fixé à deux heures de l'après-midi, la première équipe — elle travaillait de 6 h 30 le matin jusqu'à 14 h 30 — a été retenue. La seconde équipe d'ouvriers partait généralement à 13 h 30 de la Cité, arrivait à 14h au camp et déjeunait avant le travail. Quand la seconde équipe est arrivée, on a commencé à compter tout le monde et l'appel était conduit par l'inspecteur du camp, Gley. On a constaté que quelques dizaines de personnes portées sur la liste manquaient à l'appel. Gley s'est décidé à les faire chercher dans la Cité. En même temps, les membres des ateliers de travail ont été décomptés et cela a duré de 14 à 16 heures. Cet appel s'est déroulé sur le champ n°5. Les ouvriers de Toebbens ont négligé cet appel et ne se sont pas rendus au travail ce jour. Pendant l'appel, ils se sont trouvés dans la Cité face aux groupes des SS car les logements devaient être vides de 14 à 16 heures. Même les mères de famille, avec leurs enfants jusqu'à 4 ans, qui avaient le droit de ne pas participer à l'appel, ont été obligées ce jour-là de quitter leur logement. Il semblait que l'appel allait se terminer ce jour-là sans incident. Tout le monde commençait à retourner vers les blocs d'habitation. Mais quel- que chose était suspendu dans l'air, un nuage noir a recouvert le ciel entièrement comme s'il avait apporté avec lui une noire tristesse. A 16 h 30, Gley a téléphoné à la Cité et a demandé si l'appel était terminé. Le SS surnommé « Brylus » (le gueulard) a répondu que oui. L'inspecteur du camp a alors ordonné de rappeler tout le monde et a annoncé qu'il allait venir tout de suite.

    On a alors entendu les fortes voix des différents Werkschutz :

    « Tous dehors! » Tout de suite, on a entendu des coups de fusil et des femmes ont été blessées. Les gens ont abandonné leurs

  • logements laissés ouverts à tous vents. Dans la précipitation, personne n'a eu le temps de prendre son manteau. Sous un tir serré, tout le monde a couru vers la place où avait lieu l'appel. Les Ukrainiens étaient là et attendaient le fusil pointé. Tout le monde s'est mis en rangs par cinq et un silence de mort régnait. Le cœur battait fort et les yeux étaient grands ouverts. Personne ne demandait rien à son voisin. D'habitude, pendant les appels, il y avait du tumulte. Le SS Brylus demanda aux chefs de groupes combien ils avaient de gens dans leurs groupes et chacun a donné un chiffre. Il a redemandé à nouveau parce qu'il n'avait pas confiance. En même temps, des menaces fusent: « Si vous ne donnez pas des chiffres exacts ou si avez dans votre groupe des étrangers, ceux-ci seront immédiatement abattus ». On a commencé à chercher les étrangers et il s'est avéré que plusieurs dizaines de malheureux étaient dans ce cas dans les ateliers. Les Ukrainiens ont tout de suite entouré les

    étrangers trouvés dans les rangs sans toucher à la dizaine de personnes qui avaient des certificats médicaux et ils ont commencé à les pousser dans le bois à proximité de la Cité.

    Entre-temps, la sonnerie a retenti dans le camp. Le travail était terminé. Le groupe qui avait fini de travailler, 500 per- sonnes environ, a commencé à se rassembler et à partir en direction de la Cité. A l'entrée de celle-ci, on a fait s'arrêter tout le monde. Je me suis trouvée dans les premiers rangs et j'ai été ainsi témoin de ce qui s'est passé avec les gens de la Cité. Les femmes pleuraient et gémissaient. L'une d'entre elles suppliait d 'une voix plaintive : « Monsieur l'Inspecteur du Camp, je le jure pa r Dieu! Tous les jours, je travaille mais aujourd'hui... »

    Les mots sont interrompus. On entend seulement les cris et les pleurs. On leur a ordonné de tous se déshabiller et de se coucher par terre. On a entendu des dizaines de rafales de mitraillettes. Le sang s'est figé dans nos veines. Ce jour-là, par hasard, ma fillette de 10 ans était venue avec moi au travail. Mon mari a posé sa main sur ma bouche et m'a caché les yeux avec l'autre main. Nous devions rester calmes. J'ai également vu le werkschutz Gedanken implorer en faveur de sa femme. On lui a donné l'ordre de se déshabiller et de se coucher à côté d'elle.

    Après l'exécution, les Ukrainiens sont retournés chez eux. Les SS Gley et Brylus sont repartis dans le camp, certainement

  • dans l'hôtel où ils habitaient tous, une jolie villa d 'un étage près de la forêt que tout le monde appelait l'hôtel. On nous a laissés entrer dans la Cité. Nous sommes passés à côté du cadavre d 'un jeune homme qui était étendu tout habillé, le long de la route. Il avait certainement dû se dépêcher pour pouvoir participer à l'appel dans l'atelier de vannerie et il n 'a pas réussi à l'atteindre. Le pain, les pommes et son petit sac à provisions étaient par terre à côté de lui. Contournant les cadavres des fusillés, nous sommes rentrés dans la Cité comme fous. Chacun d'entre nous avait laissé derrière lui quelqu'un. On entendait de partout des cris, des larmes et des appels. Une jeune femme courait dans l'escalier en hurlant: « Mon père, je t'ai tué, je ne t'ai pas laissé aller à l'appel dans les ateliers. Comment vais-je pouvoir vivre en portant sur moi la responsabilité de ta mort ? »

    Après chaque appel, les SS recommençaient leurs tirs meur- triers et ils tiraient pour n'importe quoi, pour des motifs futiles. Ont commencé également les arrestations des Juifs riches du camp, les membres des familles Opolion, Neuefeld, Prussel, Niedzewiedz, Schach, etc. Ils étaient libérés moyennant le paiement de lourdes rançons. Chaque jour, il y avait des tirs et des arrestations. Les gens étaient tués dans les baraques même s'ils avaient un certificat médical les exemptant du travail. Durant ces journées tragiques, j'étais employée dans un atelier qui fabriquait des parpaings. Un jour, durant la seconde quin- zaine d'octobre, j'avais pris froid, j'étais enrhumée et j'avais sérieusement mal à la tête. C'était un beau jour d 'automne ensoleillé. Je suis sortie de l'atelier et me suis assise sur des

    parpaings pour me réchauffer au soleil. Je n'ai pas remarqué le SS Gley qui arrivait à cheval. Il s'est arrêté à 5 mètres de moi. Soudain, j'ai entendu hurler en allemand: « Que fais-tu là? Tu dors ? » Je me suis levée en sursaut et j'ai répondu : « Non, je ne dors pas. J 'ai un rhume et j'ai mal à la tête ». Par chance pour moi, est arrivé un kapo qui a parlé à l'Allemand et m'a crié de retourner vite au travail. C'est ainsi que j'ai été sauvée de la mort ce jour. Durant cette période, une vingtaine de personnes ont été tuées pour avoir dormi ou s'être assis durant le travail, pour ne pas avoir eu sur elles de laissez-passer ou pour d'autres motifs futiles.

    Le 24 octobre, nous nous sommes rendus à l 'appel comme d'habitude. L'appel n 'en finissait pas. Fish a donné à l'Inspec-

  • teur du Camp, Gley, le nombre des personnes qui étaient dans son groupe. Gley a communiqué ce chiffre au commandant du camp, Hering. Le SS Untersturmführer Wallerang est arrivé. Il s'est arrêté sur la chaussée avec une démarche très artistique comme s'il cherchait les applaudissements. Il s'est approché de nous à petits pas mesurés et nous a demandé de désigner ceux qui étaient indispensables pour la confection, la cordonnerie, la menuiserie ou les canalisations. Ceux-là sont partis pour le travail. Les autres, dont le travail était jugé de moindre impor- tance, sont restés et ont été soudain entourés par les Ukrai- niens. On nous a donné des masses en métal et envoyés dans la forêt pour d'autres corvées. Mi-surpris, mi-indifférents, nous avons commencé à travailler. A cet endroit, tout près de la forêt, se trouvait une petite maison d'un étage. Dans les pièces de cette petite maison très bien meublée et dont le sol était recouvert de moquette, habitaient les SS et se trouvaient les bureaux administratifs où des Juifs étaient employés. On appe- lait cette maison « l'hôtel de la forêt ». On nous a ordonné de nettoyer l'endroit et de creuser une canalisation. L'endroit était rempli de troncs et de racines. Il avait 500 m de long et était entouré de barbelés. Suivant le tracé fixé, nous devions creuser une canalisation d 'un mètre de large et de deux mètres de profondeur. Nous l'avons fait avec des masses, des pelles et des pioches. Le SS Wallerang ne nous laissait pas une seconde de répit. Il donnait tout le temps des indications pour aller plus vite. A cette occasion, il a battu des gens, tiré les femmes par les cheveux et donné de toutes ses forces des coups de pied. Son ami Girzig a aussi frappé les ouvriers avec un fouet et il leur faisait accélérer la cadence sous la menace de son chien en

    criant: « Tempo, tempo ». C'était une froide journée d 'automne sans soleil mais nous

    avons ôté nos manteaux, nos gants et nos couvre-chefs. A un moment, j'ai relevé la tête et j'ai regardé en direction des ouvriers. J 'ai vu une femme à la chevelure rousse flamboyante s'arrêter de travailler et se redresser. Girzig a fondu sur elle et lui a fouetté le dos. Je ne l'ai plus revue. A partir de ce moment, je n'ai plus essayé de me redresser de peur de me faire remarquer car mes cheveux blonds me distinguaient des autres femmes qui avaient les cheveux noirs.

    Nous avons ainsi travaillé de 7h du matin à midi. A midi, il y

    CouvertureCopyright d'originePage de titrePREFACEINTRODUCTIONANNEXE N°2 - LE TÉMOIGNAGE DE JERZY ROSENBAUMANNEXE N°3 - LE TÉMOIGNAGE D’ESTHER RUBINSTEINANNEXE N°4 - LE TÉMOIGNAGE DE LUDWIKA FISZER